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L’enseignement supérieur en Outaouais: un retard historique à combler

DOSSIER - Nouveaux Cahiers du socialisme - No. 33 - Hiver 2025

Le 5 mars 1954, par un acte politique inédit, le gouvernement de Maurice Duplessis transformait le Séminaire Saint-Charles-Borromée de Sherbrooke en une université, créant ainsi l’Université de Sherbrooke plus ou moins telle qu’elle est connue aujourd’hui.

À l’époque, l’idée était de fonder une université qui permettrait de faire contrepoids à l’Université Bishop, qui avait été fondée plus d’un siècle auparavant, en 1843, et qui était rattachée à l’Église d’Angleterre. Duplessis et le député de Sherbrooke, John Samuel Bourque, estimaient important de contribuer à la consolidation d’une élite catholique francophone dans cette région fortement anglophone. C’est aussi pourquoi, dès le départ, l’Université de Sherbrooke a été formellement rattachée à l’Église notamment par son chancelier, l’archevêque catholique de la municipalité. Le fait que dès sa fondation, cette université ait pu compter sur une faculté des arts, une faculté de droit, une faculté des sciences, et ait pu donner des cours non seulement dans le domaine du droit, mais aussi du commerce et des sciences est en ce sens particulièrement significatif.

Les travaux réalisés au cours des dernières années en histoire de l’éducation ont en effet montré que la création des institutions scolaires n’est jamais purement gratuite et libre de considération politique ou idéologique. Dans des contextes coloniaux, par exemple, les premières écoles avaient généralement pour principale fonction d’enseigner les rudiments de la santé physique, de l’hygiène et d’une certaine forme d’adhésion aux institutions et aux autorités. Dans ces contextes, les premières universités, lorsqu’elles existaient, servaient essentiellement à former les enseignants, les petits cadres et les ingénieurs utiles à la gestion de la colonie. La création des facultés de droit, de sciences ou de philosophie, par exemple, n’est généralement arrivée que beaucoup plus tardivement[1].

En Outaouais, le contexte est radicalement différent, mais ne change pas le fait que la création des établissements d’enseignement supérieur et leur développement sont intimement liés à des considérations tout autant politiques qu’économiques.

Histoire de l’enseignement supérieur en Outaouais

En 1896, le pasteur et historien John L. Gourlay notait que le fondateur de la ville de Hull, Philemon Wright, ne semblait pas avoir été particulièrement préoccupé par l’établissement d’institutions scolaires ou communautaires. Il écrivait alors : « Sauf pour loger les ouvriers et les aides, il [Wright] n’était pas disposé à se donner la peine de construire une ville[2] ».

Pourtant, même si avant 1900, Hull ne comptait ni hôpital, ni orphelinat, ni hospice, ni séminaire, ni scolasticat[3], l’Outaouais a bel et bien pu profiter d’un certain essor dans ces domaines. En effet, comme ailleurs au Québec, la région a pu compter sur un établissement d’enseignement supérieur dès le milieu du XIXe siècle, le Collège Bytown. Ce collège, qui deviendra l’Université d’Ottawa, a été créé plus ou moins à la même période que l’Université Bishop, l’Université Laval et l’Université de Montréal. Cela dit, comme pour tout ce qui relevait plus ou moins des communautés religieuses en Outaouais – la santé, l’éducation et même les médias –, c’est surtout du côté de la ville de Bytown que les principales institutions s’installèrent. Les premiers hôpitaux du côté québécois ne seront ainsi créés que dans les années 1900 à Maniwaki et à Buckingham. Hull, pourtant le troisième centre urbain de la province, dut attendre 1911 pour avoir son hôpital.

À l’époque, le fait que plusieurs établissements d’importance s’installaient sur la rive sud de la rivière des Outaouais ne soulevait pas nécessairement de grandes préoccupations. Non seulement la rive nord était sensiblement moins populeuse, mais l’Acte d’Union de 1840 avait en fait fusionné les juridictions du Bas-Canada et du Haut-Canada. Bytown, renommée Ottawa en 1855, et Hull se trouvaient ainsi toutes deux dans la Province of Canada. La distinction entre les deux rives était donc moins marquée qu’elle l’avait déjà été et qu’elle ne le sera plus tard. Dans le domaine de l’éducation, de façon générale « [l]a population outaouaise fréquentait le séminaire d’Ottawa, le scolasticat des oblats, le collège séraphique des capucins à Ottawa, le collège universitaire des dominicains à Ottawa, etc.[4] »

Le réseau des établissements postprimaires du côté québécois reste ainsi très fragile jusqu’à la fin des années 1960. Pendant toute la première moitié du XXe siècle, l’Outaouais ne comptait qu’un seul collège classique près de la frontière, le Collège Saint-Alexandre, ainsi qu’une seule école normale, le Collège Saint-Joseph. À partir de 1940, quelques établissements voient le jour, notamment pour offrir une formation classique aux jeunes filles qui n’y avaient pas accès; ce sera le cas du Collège Marguerite-d’Youville et de l’externat classique Marie-Médiatrice[5].

C’est donc sur ces fondations relativement chétives que doivent s’installer le Cégep de Hull en 1967 et l’Université du Québec à Hull (UQAH) en 1981.

Des mobilisations sans grandes retombées

Le retard de l’Outaouais dans le domaine de l’enseignement supérieur ne semble pas avoir été bien évalué lors de la création des cégeps et de l’Université du Québec. Il n’est par ailleurs pas impossible de penser que, au moins pendant un temps, les élites hulloises, qui continuaient à profiter des établissements ontariens, y compris pour l’apprentissage du droit, du commerce ou des sciences, pouvaient croire que les établissements québécois n’avaient pas réellement pour fonction de les remplacer, mais d’offrir une formation plutôt de type professionnel. Ainsi, alors qu’il aurait sans doute été nécessaire de reconnaitre la réalité outaouaise et de financer la création de nouveaux programmes dès la fondation des établissements d’enseignement supérieur de la région, rien n’indique que des investissements particuliers aient été réalisés en ce sens.

Pis encore, la fondation de l’UQAH concorde en fait avec une période de récession et de rigueur budgétaire, prenant notamment la forme de compressions dans le financement des universités. Suivent donc « deux décennies au cours desquelles les universités subissent une succession de coupures budgétaires, alors que l’UQAH n’a pas encore reçu sa part d’appui spécifique pour la création de programmes et la construction des installations afférentes[6] ». De fragile, la situation de l’enseignement supérieur en Outaouais devient alors préoccupante. Dès 1986, l’Office de planification et de développement du Québec (OPDQ) sonne l’alarme. Les auteurs du bilan économique de l’OPDQ écrivent alors :

Les deux institutions d’enseignement postsecondaires (Université et Collège) sont affectées par la conjoncture de décroissance des investissements dans leur domaine. Cette situation cause un nouveau retard dans l’implantation de programmes essentiels au développement de la région[7].

Quinze ans plus tard, la situation est telle que les établissements d’enseignement supérieur de l’Outaouais estiment nécessaire de mettre en place un processus de consultation et de concertation avec les acteurs régionaux pour élaborer une vision stratégique du développement de l’enseignement supérieur. Ces consultations ont mené à la tenue du Forum sur l’enseignement supérieur en Outaouais, réunissant l’Université du Québec en Outaouais (UQO, ex-UQAH), le Cégep de l’Outaouais et le Cégep Heritage College.

Parmi les constats alarmants qui se sont dégagés de ce forum, mentionnons : une offre de formation incomplète pour les collèges et l’université de l’Outaouais, un investissement en recherche nettement inférieur à la moyenne provinciale et un taux de fréquentation postsecondaire parmi les plus bas au Québec[8].

Bien que la principale préoccupation des intervenantes et intervenants locaux était et demeure assurément l’adéquation formation-emploi et la vitalité du marché du travail, une réflexion plus large sur l’importance culturelle et scientifique d’avoir accès à des établissements d’enseignement supérieur se formalise. Des revendications se font ainsi de plus en plus entendre en faveur de la création de programmes universitaires en droit et en médecine et pour une offre de programmes scientifiques, notamment en reconnaissant le nouvel Institut québécois d’aménagement de la forêt de feuillus (IQAFF) devenu l’Institut des sciences de la forêt tempérée (ISFORT). L’ISFORT a finalement été rattaché à l’UQO en 2012[9].

Sur le plan de la recherche toujours, depuis le début des années 2000, le Cégep de l’Outaouais avait tenté à plusieurs reprises d’obtenir un centre collégial de transfert des technologies (CCTT). Jusqu’en 2018, l’Outaouais était la seule région du Québec qui n’avait toujours pas un tel centre. Les CCTT sont des centres de recherche appliquée, de soutien technique, de formation et de diffusion des connaissances financés par l’État. Ils sont reconnus pour jouer un rôle clé dans le développement et la mise en œuvre de projets d’innovation tant technologique que sociale. Il est généralement admis que l’implication des enseignantes et enseignants ainsi que des étudiantes et étudiants collégiaux dans les activités des CCTT enrichit l’enseignement et suscite l’intérêt des jeunes pour les carrières scientifiques. Au fil des ans et des demandes, un nombre impressionnant de raisons différentes a été fourni par le ministère de l’Éducation ou de l’Enseignement supérieur pour refuser l’octroi d’un CCTT en Outaouais : absence d’expertise régionale particulière, absence d’un créneau d’excellence en emploi ou, plus ironique, le peu de programmes scientifiques présents au sein de l’établissement.

Entre 2003, date du forum régional, et 2010, plusieurs initiatives ont donc été concrétisées afin de contribuer à réduire les iniquités observées par les intervenantes et intervenants en enseignement supérieur en Outaouais. Toutefois, les établissements ont souvent été confrontés à des barrières administratives et à un manque d’engagement politique qui est venu exacerber le retard existant. Ainsi, en 2010, le retard en matière de programmes, d’infrastructures et de financement s’était encore aggravé. C’est à cette époque que la Table Éducation Outaouais (TÉO), instance régionale de concertation en persévérance scolaire et réussite éducative (IRC), regroupant des personnes représentant les milieux scolaires, l’enseignement supérieur, les différents ministères et des élu·e·s municipaux, a jugé nécessaire d’amorcer un mouvement de mobilisation autour de la question de l’enseignement supérieur. Cette mobilisation s’incarna par la création de l’Alliance pour la cause de l’enseignement supérieur en Outaouais (ACESO) dont le premier mandat était de dresser un portrait le plus fidèle possible de la réalité de l’enseignement supérieur en Outaouais[10].

Le travail réalisé par l’équipe de l’ACESO en 2011 était d’une grande qualité et servira d’assise pour les travaux de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) en 2018[11] et de l’Observatoire du développement de l’Outaouais (ODO) en 2021[12] et 2022[13]. À titre d’exemple, le travail de l’ACESO permettait, pour la première fois, de quantifier le nombre d’étudiantes et d’étudiants de l’Outaouais qui choisissent d’étudier du côté ontarien ainsi que les effets que cette situation a sur le financement des établissements d’enseignement supérieur du Québec. Le portrait réalisé par l’ACESO déboucha sur la publication de sa Déclaration de l’Alliance pour la cause de l’enseignement supérieur en Outaouais[14] dans laquelle on retrouvait à la fois une analyse à jour de la situation de l’enseignement supérieur en Outaouais et les demandes des intervenantes et intervenants du milieu.

Portrait de l’enseignement supérieur en Outaouais en 2025

Depuis 2011, plusieurs choses ont changé et contribuent assurément à la vitalité de l’enseignement supérieur en Outaouais. À ce titre, soulignons que, depuis 2023, l’UQO peut offrir un programme de droit – quelque 70 ans après la création de la faculté de droit de l’Université d’Ottawa. De même, notons que l’engagement obtenu de la part du gouvernement Legault pour la création d’un campus unifié de l’UQO à Gatineau demeure ferme[15]. Du côté du cégep, non seulement un CCTT lui a été octroyé, mais il a eu l’autorisation d’offrir six nouveaux programmes d’études techniques au cours des dernières années – techniques juridiques, techniques de diététique, technologie de l’architecture, technologie de radiodiagnostic, gestion et intervention en loisir, technique de travail social. Enfin, en 2019, « l’Assemblée nationale du Québec a adopté à l’unanimité une motion reconnaissant le statut particulier de l’Outaouais en raison de sa situation frontalière avec Ottawa[16] ».

Pourtant, comme le craignaient déjà à l’époque les médias régionaux, cette motion demeure un acte strictement symbolique qui n’aura eu que de faibles retombées. En 2025, malgré ces développements, la situation de l’enseignement supérieur reste, à bien des égards, une aberration lorsqu’elle est comparée à celle d’autres régions du Québec. Les travaux récents de l’ODO et de l’IRIS permettent d’illustrer cette situation.

En 2022, l’ODO estimait que dans le domaine de l’enseignement supérieur, la Mauricie et le Saguenay-Lac-Saint-Jean peuvent être retenus comme des régions comparables. Ces régions présentent une population similaire et des installations semblables, notamment le fait qu’elles comptent une université du réseau de l’Université du Québec[17]. Par ailleurs, quand cela s’avère possible, il est aussi intéressant de comparer la réalité outaouaise avec celle de l’Estrie qui, malgré qu’elle présente une population relativement équivalente, a pu profiter de la création d’une université francophone beaucoup plus tôt.

La population étudiante

Sur le plan de l’effectif étudiant, des différences majeures existent entre l’Outaouais et les autres régions du Québec. Au collégial, en 2020-2021, alors que l’Outaouais comptait 15,36 étudiants par 1 000 habitants (pour un total de 6 164 étudiants) inscrits au diplôme d’études collégiales (DEC), la Mauricie en comptait 19,32 et le Saguenay-Lac-Saint-Jean en comptait 24,35[18]. L’année 2020-2021 est assez représentative des retombées positives de quelques-unes des initiatives prises au cours des précédentes années. Or, malgré ces efforts, on peut noter qu’il existe encore un important manque à gagner en termes de population étudiante allant de 3,96 à 8,99 étudiants par 1 000 habitants. L’ODO estime ainsi que, considérant la moyenne des régions comparables, l’Outaouais devrait compter quelque 2 600 étudiantes et étudiants supplémentaires au DEC.

Si l’on admet que les étudiantes et étudiants de l’Outaouais, malgré certains enjeux sur le plan de la réussite sur lesquels nous reviendrons, ne sont pas radicalement différents de ceux des autres régions, on peut s’interroger sérieusement sur ce qui advient de ces jeunes et de leurs aspirations d’études.

À l’échelle universitaire, la situation semble encore plus préoccupante. Toujours en 2020-2021, alors que l’Outaouais comptait 4 737 étudiantes et étudiants universitaires, soit 11,80 étudiants par 1 000 habitants, ce même ratio était de 18,45 au Saguenay-Lac-Saint-Jean et de 46,51 en Mauricie[19]. Notons au passage que ce ratio était de 60,2 en Estrie en 2016-2017[20]. L’ODO estime ainsi que quelque 7 700 étudiantes et étudiants universitaires manquent à l’appel en Outaouais. Ce constat apparait dramatique. Où sont ces étudiantes et étudiants ? Soulignons enfin que l’Université d’Ottawa, à elle seule, comptait 44 693 étudiants, dont 13 408 étudiantes et étudiants francophones en 2020[21].

Ce manque d’étudiantes et d’étudiants collégiaux et plus encore d’étudiantes et d’étudiants universitaires parait pour le moins inquiétant lorsqu’on tente d’explorer plus en détail l’accès aux études universitaires à l’échelle de l’Outaouais. En effet, il existe d’importantes variations d’accès à l’enseignement supérieur entre les milieux plus urbains et les milieux plutôt ruraux en Outaouais. En exploitant les données du recensement de 2016 liées au grade universitaire des personnes, l’ODO estime que 24,4 % de la population avait un grade universitaire à Gatineau en 2016 alors qu’à l’extérieur de ce centre urbain les pourcentages variaient de 7,6 % à 15,7 %[22]. Notons enfin que ce même ratio était de l’ordre de 37,7 % à Ottawa à la même période. Pour l’ODO, « [c]es écarts importants s’expliquent, entre autres, par le fait que les principaux secteurs d’activité en milieu rural ne nécessitent pas d’études universitaires[23] ».

Il convient aussi de rappeler que, malgré l’installation récente d’un campus du Cégep Heritage College à Campbell’s Bay principalement dédié à l’éducation à l’enfance et à la gestion et à la production animale, il n’existe aucun accès réel à l’enseignement supérieur à l’extérieur du centre urbain de Gatineau. En fait, « [t]outes les municipalités des MRC de Papineau, de Pontiac et de la Vallée-de-la-Gatineau sont situées à plus de 40 km d’un cégep[24] » ou d’une université.

Il est difficile de déterminer avec certitude si cet enjeu contribue au faible effectif étudiant en Outaouais. Rappelons néanmoins que si l’Outaouais compte deux cégeps et un établissement collégial privé, tous installés à Gatineau dans un rayon d’environ 12 km, d’autres régions comparables du Québec présentent une répartition géographique sans doute plus équitable de leurs établissements collégiaux. À ce titre, la Mauricie a un cégep à Trois-Rivières et un autre à Shawinigan en plus d’un établissement privé à Trois-Rivières ; le Saguenay-Lac-Saint-Jean a un cégep à Chicoutimi, un à Jonquière, un à Alma et un autre à Saint-Félicien alors que l’Estrie compte un cégep à Granby et un autre à Sherbrooke, en plus du cégep Champlain à Lennoxville et du Séminaire de Sherbrooke.

Les programmes

La situation n’est pas radicalement différente sur le plan des programmes de formation offerts à la population outaouaise. Au cours des dernières années, l’ACESO en 2011, l’IRIS en 2018, et l’ODO en 2021 et 2022 ont fait un travail remarquable d’illustration du déficit de programmes d’études de l’Outaouais. Ils ont utilisé plusieurs indicateurs allant du nombre de programmes par étudiant au nombre d’habitants par programme. Par souci de concision, nous nous limiterons ici au nombre de programmes par 100 000 habitants, ce qui a aussi l’avantage d’être les données les plus récentes.

D’abord, au collégial, on compte 10,47 programmes de DEC par 100 000 habitants (pour un total de 42) en Outaouais. Ce même indicateur est plutôt de 16,42 en Mauricie et de 37,64 au Saguenay-Lac-Saint-Jean[25]. En ce qui a trait aux attestations d’études collégiales (AEC), les données datent du début des années 2010, mais on parlait alors de 80 programmes offerts en Outaouais pour 150 au Saguenay-Lac-Saint-Jean et 210 en Mauricie[26].

En somme, pour l’année 2020-2021, le fossé à combler en Outaouais pour atteindre la moyenne des régions comparables quant au nombre de programmes de DEC serait, selon l’ODO, de 16,65 programmes par 100 000 habitants, soit quelque 67 programmes supplémentaires[27]. Les quelques ajouts récents ne permettent pas de se rapprocher du compte.

À l’échelle universitaire, en additionnant les programmes de baccalauréat, de maitrise et de doctorat, l’Outaouais compte 14,95 programmes par 100 000 habitants (pour un total de 60) alors que le Saguenay-Lac-Saint-Jean en compte 26,53 et la Mauricie 34,66[28]. Ainsi, toutes proportions gardées, le manque de programmes universitaires serait de l’ordre de 15,61 programmes par 100 000 habitants pour un total de quelque 63 programmes d’études supplémentaires[29].

En somme, au collégial comme à l’université, il faudrait essentiellement doubler le nombre de programmes offerts en Outaouais pour que l’offre soit enfin comparable à celle existant ailleurs au Québec.

Il est donc évident que l’Outaouais souffre d’un déficit important de programmes d’études postsecondaires. Il est difficile d’admettre que cette situation n’a pas en retour des conséquences sur la population étudiante en enseignement supérieur. À ce sujet, l’ODO estime que plus « de 6 500 étudiant·e·s résidant en Outaouais poursuivent annuellement leurs études supérieures à Ottawa, soit 4 000 de plus que le nombre estimé en 2011[30] », et ce, malgré le temps de déplacement nécessaire et des frais de scolarité autrement plus élevés du côté ontarien. On peut croire que cette situation est due au moins en partie à la réputation des établissements ontariens, mais il parait difficile d’exclure l’offre de programme comme une variable importante dans la décision des étudiantes et étudiants de la région.

Conclusion

Malgré des données évidentes et une certaine mobilisation depuis plus de 30 ans, la situation de l’Outaouais dans le domaine de l’enseignement supérieur demeure pour le moins préoccupante. Bien entendu, on pourrait toujours se dire que l’enjeu n’est pas si grand alors qu’en fait, il existe une offre de formation collégiale et universitaire tout à fait adéquate dans la région considérant les établissements ontariens. Or, ce serait oublier d’abord que cela implique nécessairement de déléguer une fonction sociale importante à une autre juridiction, et donc de renoncer à un certain droit de regard et à certains pouvoirs dans le domaine de l’offre de formation ou des programmes d’études à offrir. Ce serait aussi oublier que l’accès aux études supérieures en Ontario est beaucoup plus dispendieux et que près de 25 % des formations qui y sont offertes ne sont pas reconnues par l’État québécois ou les ordres professionnels du Québec[31]. Enfin, cela occulterait que, malgré qu’il soit difficile de savoir exactement combien d’étudiantes et d’étudiants québécois étudient du côté ontarien, les revenus liés aux frais d’inscriptions de même que ceux reliés à une importante partie des dépenses assumées par ceux-ci pendant leurs études et leurs stages restent aussi du côté ontarien.

Il convient cependant de reconnaitre que la situation actuelle de l’enseignement supérieur en Outaouais est aussi corollaire de l’état de la réussite et de la diplomation qui demeure préoccupant en Outaouais. Comme cela s’observe en ce qui concerne la proportion de personnes détenant un diplôme universitaire, il existe des écarts importants sur le plan de la réussite scolaire et éducative entre les secteurs urbains de la ville de Gatineau et les régions plutôt rurales. Pourtant la question de la pauvreté dans ces milieux est souvent niée, et ce, même si la TÉO[32] reconnait que les « conditions économiques » des familles est un déterminant important de la réussite.

Cela dit, on peut constater deux points tout particulièrement marquants dans la situation actuelle de l’enseignement supérieur en Outaouais, outre le fait que cette situation demeure dramatique près de 40 ans après les premières doléances formelles adressées à Québec. D’abord, malgré le travail impressionnant réalisé par les intervenantes et intervenants des milieux de l’éducation, à travers la création de l’ACESO notamment, il ne semble pas avoir été possible de mobiliser plus largement la population autour de cet enjeu. La Déclaration de l’ACESO en 2011 était signée par des intervenantes et intervenants des milieux scolaires, mais aussi des élu·e·s, des dirigeantes et dirigeants d’entreprises, des athlètes, des groupes citoyens et des municipalités. Pourtant, le mouvement s’est essoufflé ou n’a pas été entretenu après la mise à jour de la Déclaration en 2017 ou l’octroi du statut particulier de la région en éducation en 2019[33]. Est-ce à dire qu’à l’époque, plusieurs pensaient la chose gagnée ou est-ce simplement que la mobilisation s’est essoufflée d’elle-même pendant la COVID-19 ? Pourtant, on sait que la pression des citoyens et citoyennes a déjà réussi à porter fruit dans le domaine en Outaouais. Après une fermeture de trois ans, c’est en effet grâce à « l’insistance des réclamations de la population hulloise [que] le Collège [Marguerite-d’Youville] reprend vie en 1952 dans une toute nouvelle construction située boulevard Taché, en bordure de la rivière des Outaouais[34] ». Dans tous les cas, la situation actuelle témoigne d’une mobilisation qui n’était sans doute pas aussi profondément ancrée qu’elle aurait dû l’être et invite à la réflexion. Ne serait-il pas d’intérêt de rappeler la fonction non seulement économique des établissements d’enseignement supérieur, mais aussi leur fonction culturelle et scientifique ? Plus encore, les efforts réalisés par les établissements de l’Outaouais pour se rapprocher des milieux citoyens pourraient sûrement être accrus et déployés afin de réaffirmer la fonction démocratique des cégeps et des universités, fonction que la montée des discours autoritaires ou les crises socioécologiques rendent tous les jours plus urgente.

Le deuxième point marquant réside dans la portée et l’importance de la volonté politique sur le développement de l’enseignement supérieur des régions. La fondation de l’Université de Sherbrooke en 1954 selon une logique purement politique l’illustre on ne peut mieux. En Outaouais, historiquement, cette volonté aura été, au départ, peu présente alors que la petite bourgeoisie n’avait d’yeux que pour les institutions d’Ottawa et, depuis les années 1980, elle aura été souvent défaillante. Encore récemment, alors que la région est la seule au Québec qui n’a toujours pas de résidence pour ses étudiantes et étudiants de cégep, c’est sans l’engagement de l’État québécois que le Cégep de l’Outaouais tente d’aller de l’avant avec la réalisation d’un premier projet en ce sens[35]. De même, il est loin d’être clair que l’État permettra à l’éventuel campus unifié de l’UQO de profiter d’un gymnase pour la pratique de sports nécessitant de grandes surfaces ou pour réaliser des travaux de recherche, et ce, alors qu’elle est la seule Université du Québec, à part la TÉLUQ, à ne pas pouvoir profiter de telles installations[36].

Par Charles-Antoine Bachand, professeur en fondements de l’éducation à l’Université du Québec en Outaouais


  1. Damiano Matasci, Miguel Bandeira Jerónimo et Hugo Gonçalves Dores (dir.), Repenser la « mission civilisatrice ». L’éducation dans le monde colonial et postcolonial au XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2020.
  2. « Except to house workmen and helpers, he [Wright] was not disposed to trouble himself about building a city ». Cité dans Raymond Ouimet, La dépendance de l’Outaouais à l’égard de l’Ontario, 2019, p. 1. Disponible sur le site Équité Outaouais : https://equiteoutaouais.com/#!/pages/documentation.
  3. Ibid.
  4. Ibid., p. 4.
  5. Andrée Dufour, « Le Collège Marguerite-d’Youville de Hull, 1945-1964. Un collège classique féminin en milieu ouvrier », Histoire sociale/Social History, vol. 47, n° 93, 2014 ; Gérald Pelletier et Jean Harvey, « Le paysage institutionnel », dans Chad Gaffield (dir.), Histoire de l’Outaouais, Québec, Institut québécois de la recherche sur la culture, 1994 ; Odette Vincent-Domey, « Vers une présence institutionnelle… », dans Chad Gaffield (dir.), Histoire de l’Outaouais, Québec, Institut québécois de la recherche sur la culture, 1994.
  6. Alliance pour la cause de l’enseignement supérieur en Outaouais (ACESO), Déclaration de l’Alliance pour la cause de l’enseignement supérieur en Outaouais, Gatineau, Table Éducation Outaouais, 20 juin  2011, p. 5.
  7. Office de planification et de développement du Québec, Bilan socioéconomique de l’Outaouais, 1986, p. 24. Cité dans ACESO, 2011, p. 6.
  8. ACESO, 2011, op. cit., p. 6.
  9. UQO, La création de l’Institut des sciences de la forêt feuillue tempérée (ISFORT) : le premier jalon de l’arrivée des sciences naturelles à l’UQO, février 2012.
  10. ACESO, 2011, op. cit.
  11. Bertrand Shepper, Effets du retard de financement public sur les systèmes de santé et d’éducation postsecondaire en Outaouais, Montréal, IRIS, 2018.
  12. Amélie Bergeron, Lynda Gagnon et Alexandre Dubé-Belzile, « Accès à l’éducation : un déséquilibre entre les deux rives au détriment de l’Outaouais », dans Chantal Doucet (dir.), Situation transfrontalière de l’Outaouais et de l’Est ontarien : impacts et opportunités, Gatineau, Observatoire du développement de l’Outaouais, 2021 
  13. Alexandre Bégin et Iacob Gagné-Montcalm, L’Outaouais en mode rattrapage. Suivi des progrès pour combler le retard historique de la région en santé, éducation et culture, Gatineau, Observatoire du développement de l’Outaouais, 2022.
  14. ACESO, 2011, op. cit.
  15. Daniel LeBlanc, « UQO : le campus unifié toujours sur les rails », Le Droit, 16 avril 2024.
  16. Bergeron, Gagnon et Dubé-Belzile, 2021, op. cit., p. 13.
  17. Bégin et Gagné-Montcalm, 2022, op. cit.
  18. Ibid.
  19. Ibid.
  20. Shepper, 2018, op. cit.
  21. Bergeron, Gagnon et Dubé-Belzile, 2021, op. cit.
  22. Cette situation prévaut pour toutes les MRC de la région, sauf pour la MRC des Collines-de-l’Outaouais, particulièrement favorisée, qui présente un ratio exceptionnel de 23,1 % de la population détenant un grade universitaire.
  23. Ibid., p. 5.
  24. Table Éducation Outaouais et ÉCOBES – recherche et transfert, Portrait de la réussite éducative en Outaouais, février 2021, p. 1.
  25. Bégin et Gagné-Montcalm, 2022, op. cit.
  26. ACESO, 2011, op. cit.
  27. Bégin et Gagné-Montcalm, 2022, op. cit.
  28. Ibid.
  29. Ibid.
  30. Bergeron, Gagnon et Dubé-Belzile, 2021, op. cit., p. 7.
  31. ACESO, 2011, op. cit.
  32. Table Éducation Outaouais et ÉCOBES, 2021, op. cit.
  33. Daniel LeBlanc, « Statut particulier de l’Outaouais : satisfaction dans le monde de l’éducation et de la culture », Le Droit, 31 octobre 2019.
  34. Dufour, 2014, op. cit., p. 66.
  35. Daniel LeBlanc, « Projet majeur de 450 chambres pour le Cégep de l’Outaouais », Le Droit, 3 février 2025.
  36. Bégin et Gagné-Montcalm, 2022, op. cit.

 

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