Thomas Lebel travaille présentement à une thèse de doctorat sur ce socialisme du vingtième-et-unième siècle qu’on dit émerger au Venezuela et ailleurs en Amérique latine. Selon Lebel qui est intervenu à l’Université des NCS, «trop souvent les intellectuels sont en retard sur la réalité». Il note que devant les nouveaux projets en Amérique latine, on peine à suivre les changements en cours. «Au centre du processus bolivarien au Venezuela, il y a l’idée de reconstruire un État social fort, redistributeur, qui assure des services et respecte des droits». Concrètement, cette reconstruction passe par la récupération des ressources naturelles, ce qui veut dire le contrôle sur les industries extractives.
Nouvelles identités
Au centre du processus émerge une nouvelle communauté politique, un «nouveau sujet», qui doit s’articuler autour de profondes réformes constitutionnelles. Au Venezuela, cet acteur n’est pas l’ouvrier tel que compris dans la tradition socialiste européenne. «En réalité explique Lebel, «la majorité des gens au Venezuela et ou encore en Bolivie ne sont pas ouvriers. Plus encore, ils ne veulent pas devenir ouvriers. On parle de micro propriétaires agissant dans un secteur informel très précaire». Le programme du Parti socialiste unifié vénézuélien met de l’avant une «forme particulière de nationalisme, basé sur le peuple pauvre». La communauté politique se réorganise dans un projet politique, et non sur des identités de classe ou culturelles. En Bolivie, la situation est différente puisque la population est majoritairement autochtone et métisse. «Ici, la communauté politique se définit par le plurinationalisme. L’État n’est pas la synthèse entre «la» nation et l’appareil politique, mais entre les nations». Ces nations doivent élaborer un projet qui reprend les traditions de la propriété communale précolombienne (précapitaliste), dans un rapport différent avec la nature, avec la «terre-mère» (Pachamama). Dans leur élaboration, ces programmes mettent de l’avant l’idée du «bien vivre», qui implique le dépassement de la production matérielle et de la croissance : «Vivre ensemble, vivre bien ensemble et vivre bien avec la nature».
Les outils
Dans les années 1970, la gauche s’est lancée dans la terrible aventure de la guérilla. L’échec a été terrible. Aujourd’hui, la perspective est davantage dans la lutte politique et de masse. Mais autre rupture avec le passé, cette lutte ne repose plus seulement sur un parti d’avant-garde. Comme l’explique Lebel, «les partis interagissent avec les mouvements sociaux qui restent autonomes». Les mouvements insistent sur le processus démocratique, sur la nécessité de mécanismes nouveaux (budget participatif, référendum révocatoire, assemblées communales, etc.). Plus encore, la redistribution sociale peut être assurée par plusieurs canaux, et pas seulement l’État. Ainsi au Venezuela et en Bolivie, on voit émerger de nouveaux projets de développement social gérés et animés par la base. «On l’a vu dans le passé affirme Lebel, «changer la tête politique ne transforme pas l’appareil bureaucratique».
Contradictions
Le projet de gauche en Amérique latine actuel est confronté à de nombreux défis. L’un de ces défis est bien sûr la dépendance envers les pays capitalistes avancés et leurs institutions comme le FMI et la Banque mondiale. On constate des progrès dans ce domaine puisque plusieurs gouvernements de gauche ont réussi à se débarrasser de leurs dettes et à commencer à créer de nouveaux instruments de coopération sud-sud. Plus difficile et ambitieux est la question des ressources naturelles. Dans une large mesure, ce sont ces ressources qui restent à la base de l’économie. Au Venezuela, on appelle cela (à la blague) le «pétro socialisme», car le pétrole représente 80% des exportations et 30% du PIB. Les effets de cette réalité sont perturbateurs (dépendance à l’endroit des multinationales), mais aussi contredisent l’utopie d’une économie plus respectueuse de l’environnement. Alvaro Garcia Linera, le vice-président de la Bolivie, est réaliste lorsqu’il dit que l’exploitation des ressources est le socle sur lequel bâtir une nouvelle économie qui surgira, à long terme, de la diversification de la production et de la réémergence de la petite production paysanne et artisanale.
On peut tout prévoir sauf l’avenir
C’est dans la lutte qu’on forge des consciences et des projets révolutionnaires, estime Lebel.qui réaffirme la nécessité d’exercer un jugement critique. «Il faut se garder d’être trop théorique. Marx avait dit que la a réalité sociale s’articule de manière imprévisible, ce qui impose des choix de dernière minute, et exclut une politique doctrinaire qui bloque l’appréhension du réel».