Le capitalisme est parvenu à un stade de centralisation et de concentration du capital sans commune mesure avec ce qu’il en était il y a seulement une cinquantaine d’années, et que je qualifie pour cette raison de capitalisme des oligopoles généralisé. Car d’évidence les « monopoles » (ou mieux les oligopoles) ne sont en aucune manière des inventions nouvelles dans l’histoire des temps modernes. Ce qui est par contre récent, nouveau, c’est le fait qu’un nombre limité et recensé d’oligopoles (« groupes »), de l’ordre de 500 si on ne retient que les plus gigantesques d’entre eux et 3 à 5.000 si on en dresse la liste quasi exhaustive, déterminent désormais seuls par leurs décisions l’ensemble de la vie économique de la planète, et davantage. Ce capitalisme des oligopoles généralisé constitue de ce fait un saut qualitatif dans l’évolution générale du capitalisme.
La raison retenue – et généralement la seule – pour rendre compte de cette évolution est que celle-ci est le produit nécessaire du progrès des technologies. Cela n’est que très partiellement vrai ; et encore faudrait-il préciser que l’invention technologique est elle-même commandée dans une large mesure par les exigences de sa mise au service de la concentration et du gigantisme. Pour de nombreuses productions, l’efficacité non seulement n’exige pas la gigantesque mais au contraire la « petite » et « moyenne » entreprise. Il en est ainsi par exemple pour la production agricole, où l’agriculture familiale moderne s’avère de loin la plus efficace. Mais il en est ainsi pour beaucoup d’autres productions de biens et services, néanmoins désormais soumis aux oligopoles qui en déterminent les conditions de la survie nécessaire.
La raison véritable majeure de ce processus se situe ailleurs : dans la recherche du profit maximal qui avantage les groupes puissants bénéficiaires de l’accès prioritaire exclusif aux marchés des capitaux. La concentration en question est toujours venue en réponse du capital aux crises longues et profondes qui ont marqué son histoire. Pour les temps récents une première fois à la crise amorcée dans les années 1870, une seconde fois à celle amorcée un siècle exactement plus tard dans les années 1970.
La concentration en question est à l’origine de la « financiarisation » du système. Car celle-ci est le moyen par lequel les oligopoles parviennent à ponctionner sur la plus value globale produite dans le système de production une « rente de monopole » qui permet de relever dans des proportions considérables les taux de profit des groupes oligopolistiques concernés. Cette ponction est obtenue par l’accès exclusif des oligopoles aux marchés monétaires et financiers qui deviennent de ce fait les marchés dominants.
La « financiarisation » n’est donc en aucune manière le produit d’une dérive regrettable associée à la « dérégulation » des marchés financiers, encore moins « d’accidents » (comme les subprime) sur lesquels l’économie vulgaire et le discours politique d’accompagnement concentrent l’attention. Elle est une exigence nécessaire à la reproduction du système des oligopoles généralisé. Autrement dit tant qu’on ne remet pas en question le statut (« privé ») de ces oligopoles il est vain de parler de régulation » (audacieuse) des marchés financiers.
Le capitalisme des oligopoles généralisé et financiarisé est tout également mondialisé.
Ici encore la « mondialisation » n’est par elle-même en aucune manière une caractéristique nouvelle du capitalisme, qui a toujours été « mondialisée ». Je suis même allé plus loin dans la qualification de la mondialisation capitaliste, et placé l’accent sur son caractère « polarisant » inhérent à sa nature (producteur du contraste croissant entre les centres « développés » du système et ses périphéries dominées), et ce à toutes les étapes de l’expansion capitaliste, du passé, du présent et du futur visible. J’ai tout également avancé la thèse que la phase nouvelle de la mondialisation était associée nécessairement à l’émergence d’un « impérialisme collectif de la triade » (Etats Unis, Europe, Japon).
La mondialisation nouvelle est elle-même indissociable du contrôle exclusif de l’accès aux ressources naturelles de la planète exercé par les pays de l’impérialisme collectif. De ce fait la contradiction centre/périphéries – le conflit Nord/Sud dans le langage courant – s’affirme comme centrale dans les transformations possibles du capitalisme réellement existant de notre époque. Et ce à un degré encore plus marqué que par le passé, qui exige à son tour l’exercice par le centre impérialiste collectif d’un « contrôle militaire de la planète ».
Les différentes « crises systémiques » observées et analysées – le caractère énergétivore des systèmes de production, la crise agricole et alimentaire etc. – sont indissociables des exigences de la reproduction du capitalisme des oligopoles généralisé, financiarisé et mondialisé. En l’absence de remise en question du statut des oligopoles en question, les formulations de politiques adéquates pour donner une solution à ces « crises systémiques » – les formulations concernant le « développement durable » – demeurent des bavardages futiles.
Le capitalisme des oligopoles généralisé, financiarisé et mondialisé est devenu de ce fait un système « obsolète ». Dans le sens précis que la socialisation des oligopoles en question, c’est-à-dire l’abolition de leur statut privé, doit constituer désormais l’objectif stratégique incontournable dans l’analyse critique authentique du monde réel. En son absence le système par lui-même ne peut produire que des effets destructifs de plus en plus barbares et criminels. Destruction de la planète elle-même peut être. Destruction des sociétés de la périphérie avec certitude, de celles des pays dits « émergents » comme de celles des pays « marginalisés ».
Le caractère obsolète du système parvenu au stade contemporain de son évolution est lui-même indissociable des transformations concernant l’architecture des classes dirigeantes (« bourgeoisies »), la pratique politique, l’idéologie et l’expression de la culture politique. La (ou les) bourgeoisie historique disparaît de la scène, remplacée désormais par la ploutocratie des « patrons » des oligopoles. La dérive de la pratique de la démocratie vidée de contenu, l’émergence d’expressions idéologiques ultra réactionnaires accompagnent nécessairement le caractère obsolète du capitalisme contemporain.
L’exercice de la domination des oligopoles opère dans la triade impérialiste centrale et dans les pays des périphéries du système dans des conditions et par des moyens différents. Cette différence est décisive, essentielle pour identifier les contradictions majeures du système et à partir de là imaginer les évolutions possibles du conflit Nord/Sud, appelé à prendre de l’ampleur.
La triade de l’impérialiste collectif rassemble les Etats Unis et leurs provinces extérieures (Canada et Australie), l’Europe occidentale et centrale, le Japon. Les oligopoles mondialisés sont tous les produits de la concentration du capital national dans les pays qui constituent la triade. On reviendra plus loin sur les oligopoles nationaux des pays du Sud. Les pays de l’Europe orientale, même ceux qui appartiennent désormais à l’Union Européenne, ne disposent pas par eux même mêmes de leurs propres oligopoles « nationaux », et de ce fait ne constituent qu’un champ d’expansion pour les oligopoles de l’Europe occidentale (en particulier de l’Allemagne). Ils relèvent donc du statut de périphérie. Leur rapport asymétrique à l’Europe occidentale est mutatis mutandis analogue à celui qui lie l’Amérique latine aux Etats Unis (et accessoirement à l’Europe occidentale et au Japon).
Dans la triade les oligopoles occupent toute la scène de la décision économique. Leur domination s’exerce directement sur toutes les entreprises gigantesques de production de biens et services comme sur les institutions financières (banques et autres) qui relèvent de leur pouvoir. Elle s’exerce indirectement sur l’ensemble des petites et moyennes entreprises (dans l’agriculture comme dans les autres domaines de la production), souvent réduites au statut de sous traitants, toujours soumises aux contraintes dans lesquelles les oligopoles les enferment en amont et en aval. Par ailleurs les oligopoles de la triade opèrent dans les pays des périphéries selon des modalités qu’on retrouvera plus loin.
Les oligopoles ne dominent pas seulement la vie économique des pays de la triade. Ils monopolisent à leur profit le pouvoir politique ; et les partis politiques électoraux (de droite et de gauche) sont devenus leurs débiteurs. Cette position est, pour l’avenir visible, acceptée comme « légitime » (en dépit de la dégradation de la démocratie qu’elle implique). Elle ne sera menacée que lorsque, dans un avenir plus lointain peut être, des « fronts anti-ploutocratiques » seront parvenus à mettre à l’ordre du jour l’abolition de la gestion privée des oligopoles et leur socialisation, dans des formes complexes et évolutives ouvertes.
Les formes et moyens de l’exercice du pouvoir des oligopoles dans les périphéries sont tout autre. Certes les délocalisations franches et les pratiques de sous traitance en expansion ont donné aux oligopoles de la triade des pouvoirs d’intervention directe dans la vie économique des pays en question. Mais ceux-ci demeurent des pays indépendants dominés par des classes dirigeantes locales à travers lesquelles les oligopoles de la triade sont contraints d’opérer. L’éventail des formules d’opérations des rapports entre les oligopoles et les classes dirigeantes locales est largement ouvert. Ces formules vont de la pleine soumission directe de ces dernières, dans les pays « compradorisés » (« re-colonisés ») notamment dans les périphéries « marginalisées » (Afrique en particulier, mais pas exclusivement), à la négociation parfois difficile (avec concessions mutuelles obligatoires) – avec les classes dirigeantes, notamment des pays « émergents », Chine en premier lieu.
Il existe des oligopoles dans les pays du Sud. Cela a été le cas des grands ensembles publics dans les systèmes antérieurs du socialisme réellement existant (en Chine bien entendu, comme dans l’ex Union Soviétique, mais aussi à une échelle de taille plus modeste à Cuba et au Viet Nam). Cela a été le cas en Inde, au Brésil et ailleurs dans le Sud « capitaliste » : certains de ces oligopoles ayant le statut public ou semi public, d’autres privés. Avec l’approfondissement de la mondialisation certains de ces oligopoles (publics ou privés) ont amorcé leur intervention hors de leurs frontières, et reproduit les méthodes mises en œuvre par les oligopoles de la triade. Néanmoins les interventions des oligopoles du Sud hors de leurs frontières demeurent – et demeureront pour longtemps – marginales comparativement à celles du Nord. Par ailleurs les oligopoles du Sud n’ont pas capté à leur profit exclusif le pouvoir politique dans leurs pays respectifs. En Chine la statocratie du Parti-Etat constitue toujours le noyau essentiel du pouvoir. En Russie le mix Etat-oligarchies privées a restitué à l’Etat un pouvoir autonome perdu un moment après l’effondrement de l’URSS. En Inde, au Brésil et dans d’autres pays du Sud le poids de l’oligarchie privée n’est pas exclusif : le pouvoir est assis sur des blocs hégémoniques plus larges, intégrant notamment des bourgeoisies nationales, des classes moyennes, des propriétaires latifundiaires modernisés, des paysans riches.
L’ensemble de ces conditions réelles interdit de confondre l’Etat dans la triade (au service exclusif de l’oligarchie et toujours légitime) et l’Etat dans les périphéries. Celui-ci ne bénéficie jamais du même degré de légitimité que dans les centres, et peut parfaitement perdre intégralement celle-ci. Les pouvoirs en place tels qu’ils sont demeurent de ce fait fragiles, vulnérables aux luttes sociales et politiques.
L’hypothèse que cette vulnérabilité serait « transitoire » et appelée à s’atténuer avec le développement du capitalisme local lui-même inscrit dans la mondialisation, qui procède de la vision linéaire des « étapes du développement » (formulée par Rostow en 1960) est indiscutablement erronée, même pour les pays « émergents ». Mais la pensée conventionnelle et l’économie vulgaire ne sont pas équipées intellectuellement pour comprendre que le « rattrapage » dans le système est impossible, que l’écart centres/périphéries n’est pas appelé à s’effacer « graduellement ».
Les oligopoles et les pouvoirs politiques à leur service dans les pays de la triade poursuivent l’objectif exclusif de « sortir de la crise financière » et de restaurer le système tel qu’il était pour l’essentiel. Il y a de bonnes raisons de penser que cette restauration – en cas de succès, ce qui n’est pas impossible quoique plus difficile qu’on ne le pense généralement – ne pourrait être durable, car elle implique la remise en route de l’expansion financière, moyen incontournable pour les oligopoles de capter à leur profit une rente de monopole. Un nouvel effondrement financier, encore plus fracassant que celui de 2008, serait donc probable. Mais au-delà même de ces considérations la restauration du système, destinée à permettre la reprise de l’expansion du champ des activités des oligopoles, impliquerait l’aggravation des processus d’accumulation par dépossession des peuples du Sud (par la capture de leurs ressources naturelles, y compris de leurs terres agricoles). Et les discours écologistes concernant « le développement durable » ne pèseront pas lourds face aux logiques de l’expansion des oligopoles, tout à fait capables de paraître les « adopter » dans leur rhétorique comme on le voit déjà.
Les victimes principales de cette « reprise » seraient les nations du Sud, pays « émergents » et autres.
Dans ces conditions on peut imaginer que les « conflits Nord/Sud » sont appelés à prendre beaucoup d’ampleur dans les années à venir. Les réponses que le « Sud » donnera à ces défis pourraient alors constituer l’axe majeur de la remise en question du système mondialisé. Une remise en question qui n’est pas directement celle du « capitalisme » mais qui est assurément celle de la mondialisation commandée par la domination des oligopoles.
La substance de ces réponses du Sud devrait donc être précisée dans une perspective de contribution à armer les peuples et les Etats du Sud face à l’agression des oligopoles de la triade, faciliter leur « déconnexion » relative par rapport au système de la mondialisation en place, promouvoir des alternatives de coopération Sud-Sud multiples conséquentes.
La remise en question du statut privatif des oligopoles par les peuples du Nord eux-mêmes (le « front antiploutocratique ») constitue certes l’objectif stratégique incontournable des luttes pour l’émancipation des travailleurs et des peuples. Mais la maturation politique de cet objectif demeure malheureusement distante, peu probable dans l’avenir visible. Et de ce fait les conflits Nord/Sud sont appelés probablement à occuper le devant de la scène.
Le capitalisme, une parenthèse dans l’histoire
Le principe de l’accumulation sans fin qui définit le capitalisme est synonyme de croissance exponentielle, et celle-ci, comme le cancer, conduit à la mort. Stuart Mill, qui l’avait compris, imaginait qu’un « état stationnaire » mettrait un terme à ce processus irrationnel. Keynes partageait cet optimisme de la Raison. Mais ni l’un ni l’autre n’était équipé pour comprendre comment le dépassement nécessaire du capitalisme pourrait s’imposer. Marx, en donnant toute sa place à la nouvelle lutte des classes, pouvait par contre imaginer le renversement du pouvoir de la classe capitaliste, concentré aujourd’hui dans les mains de l’oligarchie.
L’accumulation, synonyme également de paupérisation, dessine le cadre objectif des luttes contre le capitalisme. Mais celle-ci s’exprime principalement par le contraste grandissant entre l’opulence des sociétés du centre, bénéficiaires de la rente impérialiste et la misère de celles des périphéries dominées. Ce conflit devient de ce fait l’axe central de l’alternative «socialisme ou barbarie ».
Le capitalisme historique “réellement existant” est associé à des formes successives d’accumulation par dépossession, non pas seulement à l’origine (« l’accumulation primitive ») mais à toutes les étapes de son déploiement. Une fois constitué, ce capitalisme « atlantique » est parti à la conquête du monde et l’a refaçonné sur la base de la permanence de la dépossession des régions conquises, devenant de ce fait les périphéries dominées du système.(6)
Cette mondialisation « victorieuse » a prouvé être incapable de s’imposer d’une manière durable. Un demi-siècle à peine après son triomphe, qui pouvait déjà paraître inaugurer la « fin de l’histoire », elle était déjà remise en cause par la révolution de la semi périphérie russe et les luttes (victorieuses) de libération de l’Asie et de l’Afrique qui ont fait l’histoire du XX ième siècle – la première vague de luttes pour l’émancipation des travailleurs et des peuples.
L’accumulation par dépossession se poursuit sous nos yeux dans le capitalisme tardif des oligopoles contemporains. Dans les centres la rente de monopole dont bénéficient les ploutocraties oligopolistiques est synonyme de dépossession de l’ensemble de la base productive de la société. Dans les périphéries cette dépossession paupérisante se manifeste par l’expropriation des paysanneries et par le pillage des ressources naturelles des régions concernées. L’une et l’autre de ces pratiques constituent les piliers essentiels des stratégies d’expansion du capitalisme tardif des oligopoles.
Dans cet esprit, je place la « nouvelle question agraire » au cœur du défi pour le XXIe siècle. La dépossession des paysanneries (d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine) constitue la forme majeure contemporaine de la tendance à la paupérisation (au sens que Marx donne à cette « loi ») associée à l’accumulation. Sa mise en œuvre est indissociable des stratégies de captation de la rente impérialiste par les oligopoles, avec ou sans agro carburants. J’en déduis que le développement des luttes sur ce terrain, les réponses qui seront données à travers elles à l’avenir des sociétés paysannes du Sud (presque la moitié de l’humanité) commanderont largement la capacité ou non des travailleurs et des peuples à produire des avancées sur la route de la construction d’une civilisation authentique, libérée de la domination du capital, pour laquelle je ne vois pas d’autre nom que celui du socialisme.(7)
Le pillage des ressources naturelles du Sud qu’exige la poursuite du modèle de consommation gaspilleuse au bénéfice exclusif des sociétés opulentes du Nord annihile toute perspective de développement digne de ce nom pour les peuples concernés et constitue de ce fait l’autre face de la paupérisation à l’échelle mondiale. Dans cet esprit la « crise de l’énergie » n’est pas le produit de la raréfaction de certaines des ressources nécessaires à sa production (le pétrole bien entendu), ni davantage le produit des effets destructeurs des formes énergétivores de production et de consommation en vigueur. Cette description – correcte – ne va pas au-delà des évidences banales et immédiates. Cette crise est le produit de la volonté des oligopoles de l’impérialisme collectif de s’assurer le monopole de l’accès aux ressources naturelles de la planète, que celles-ci soient rares ou pas, de manière à s’approprier la rente impérialiste, quand bien même l’utilisation de ces ressources demeurerait ce qu’elle est (gaspilleuse, énergétivore) ou serait soumise à des politiques « écologistes » correctives nouvelles. J’en déduis également que la poursuite de la stratégie d’expansion du capitalisme tardif des oligopoles se heurtera nécessairement à la résistance grandissante des nations du Sud.
D’une longue crise à l’autre
La crise actuelle n’est ni une crise financière, ni la somme de crises systémiques multiples, mais la crise du capitalisme impérialiste des oligopoles, dont le pouvoir exclusif et suprême risque d’être remis en question, cette fois encore, à la fois par les luttes de l’ensemble des classes populaires et par celles des peuples et nations des périphéries dominées, fussent elles en apparence « émergentes ». Elle est simultanément une crise de l’hégémonie des Etats-Unis. Capitalisme des oligopoles, pouvoir politique des oligarchies, mondialisation barbare, financiarisation, hégémonie des Etats-Unis, militarisation de la gestion de la mondialisation au service des oligopoles, déclin de la démocratie, pillage des ressources de la planète, abandon de la perspective du développement du Sud sont indissociables.
Le vrai défi est donc le suivant : ces luttes parviendront-elles à converger pour ouvrir la voie – ou des voies – sur la longue route à la transition au socialisme mondial ? Ou demeureront-elles séparées les unes des autres, voire entreront-elles en conflit les unes contre les autres, et de ce fait, inefficaces, laissant l’initiative au capital des oligopoles ?
Il est bon de revenir sur la première longue crise du capitalisme, qui a façonné le XX ième siècle, tant le parallèle entre les étapes du développement de ces deux crises est saisissant.
Le capitalisme industriel triomphant du XIX ième siècle entre en crise à partir de 1873. Les taux de profits s’effondrent, pour les raisons mises en évidence par Marx. Le capital réagit par un double mouvement de concentration et d’expansion mondialisée. Les nouveaux monopoles confisquent à leur profit une rente prélevée sur la masse de la plus value générée par l’exploitation du travail. Ils accélèrent la conquête coloniale de la planète. Ces transformations structurelles permettent un nouvel envol des profits. Elles ouvrent la « belle époque » – de 1890 à 1914 – qui est celle d’une domination mondialisée du capital des monopoles financiarisés. Les discours dominants de l’époque font l’éloge de la colonisation (la « mission civilisatrice »), qualifient la mondialisation de synonyme de paix, et la social démocratie ouvrière européenne se rallie à ce discours.
Pourtant la « belle époque », annoncée comme la « fin de l’histoire » par les idéologues en vue de l’époque, se termine par la guerre mondiale, comme seul Lénine l’avait vu. Et la période qui suit pour se poursuivre jusqu’aux lendemains de la seconde guerre mondiale sera celle de « guerres et révolutions ». En 1920, la révolution russe (le « maillon faible » du système) ayant été isolée, après la défaite des espoirs de révolution en Europe centrale, le capital des monopoles financiarisés restaure contre vents et marées le système de la « belle époque ». Une restauration, dénoncée par Keynes à l’époque, qui est à l’origine de l’effondrement financier de 1929 et de la dépression qu’elle va entraîner jusqu’à la seconde guerre mondiale.
Le « long XX ième siècle » – 1873/1990 – est donc à la fois celui du déploiement de la première crise systémique profonde du capitalisme vieillissant ( au point que Lénine pense que ce capitalisme des monopoles constitue la « phase suprême du capitalisme »), et celui d’une première vague triomphante de révolutions anti capitalistes ( Russie, Chine) et de mouvements anti impérialistes des peuples d’Asie et d’Afrique.
La seconde crise systémique du capitalisme s’ouvre en 1971, avec l’abandon de la convertibilité or du dollar, presque exactement un siècle après le début de la première. Les taux de profit, d’investissement, et de croissance s’effondrent (ils ne retrouveront jamais depuis les niveaux qui avaient été les leurs de 1945 à 1975). Le capital répond au défi comme dans la crise précédente par un double mouvement de concentration et de mondialisation. Il met ainsi en place des structures qui définiront la seconde « belle époque » (1990/2008) de mondialisation financiarisée permettant aux groupes oligopolistiques de prélever leur rente de monopole. Mêmes discours d’accompagnement : le « marché » garantit la prospérité, la démocratie et la paix ; c’est la « fin de l’histoire ». Mêmes ralliements des socialistes européens au nouveau libéralisme. Et pourtant cette nouvelle « belle époque » s’est accompagnée dés le début par la guerre, celle du Nord contre le Sud, amorcée dés 1990. Et tout comme la première mondialisation financiarisée avait donné 1929, la seconde a produit 2008. Nous sommes parvenus aujourd’hui à ce moment crucial qui annonce la probabilité d’une nouvelle vague de « guerres et révolutions ». D’autant que les pouvoirs en place n’envisagent rien d’autre que la restauration du système tel qu’il était avant son effondrement financier.
L’analogie entre les développements de ces deux crises systémiques longues du capitalisme vieillissant est frappante. Il y a néanmoins des différences dont la portée politique est importante.
La seconde vague d’émancipation des peuples : un « remake » du XX ième siècle ou mieux ?
Le monde contemporain est gouverné par des oligarchies. Oligarchies financières aux Etats-Unis, en Europe et au Japon, qui dominent non seulement la vie économique, mais tout autant la politique et la vie quotidienne. Oligarchies russes à leur image que l’Etat russe tente de contrôler. Statocratie en Chine. Autocraties (parfois cachées derrière quelques apparences d’une démocratie électorale « de basse intensité ») inscrites dans ce système mondial ailleurs dans le reste de la planète.
La gestion de la mondialisation contemporaine par ces oligarchies est en crise
Les oligarchies du Nord comptent bien rester au pouvoir, le temps de la crise passé. Elles ne se sentent pas menacées. Par contre la fragilité des pouvoirs des autocraties du Sud est, elle, bien visible. La mondialisation en place est, de ce fait, fragile. Sera-t-elle remise en question par la révolte du Sud, comme ce fut le cas au siècle passé ? Probable. Mais insuffisant. Car l’humanité se s’engagera sur la voie du socialisme, seule alternative humaine au chaos, que lorsque les pouvoirs des oligarchies, de leurs alliés et de leurs serviteurs seront mis en déroute à la fois dans les pays du Nord et dans ceux du Sud.
Le capitalisme est « libéral » par nature, si l’on entend par « libéralisme » non pas ce joli qualificatif que le terme inspire, mais l’exercice plein et entier de la domination du capital non pas seulement sur le travail et l’économie, mais sur tous les aspects de la vie sociale. Il n’y a pas « d’économie de marché » (expression vulgaire pour dire capitalisme) sans « société de marché ». Le capital poursuit obstinément cet objectif unique. L’Argent. L’accumulation pour elle-même. Marx, mais après lui d’autres penseurs critiques comme Keynes, l’ont parfaitement compris. Pas nos économistes conventionnels, ceux de gauche inclus.
Ce modèle de domination exclusive et totale du capital avait été imposé avec obstination par les classes dirigeantes tout au long de la longue crise précédente jusqu’en 1945. Seule la triple victoire de la démocratie, du socialisme et de la libération nationale des peuples avait permis, de 1945 à 1980, la substitution à ce modèle permanent de l’idéal capitaliste, de la coexistence conflictuelle des trois modèles sociaux régulés qu’ont été le Welfare State de la social démocratie à l’Ouest, les socialismes réellement existants à l’Est et les nationalismes populaires au Sud. L’essoufflement puis l’effondrement de ces trois modèles a par la suite rendu possible un retour à la domination exclusive du capital, qualifiée de néo libérale.
Les désastres sociaux que le déploiement du libéralisme – « l’utopie permanente du capital » ais-je écrit – n’allait pas manquer de provoquer ont inspiré bien des nostalgies du passé récent ou lointain. Mais ces nostalgies ne permettent pas de répondre au défi. Car elles sont le produit d’un appauvrissement de la pensée critique théorique qui s’était progressivement interdit de comprendre les contradictions internes et les limites des systèmes de l’après seconde guerre mondiale, dont les érosions, les dérives et les effondrements sont apparus comme des cataclysmes imprévus.
Néanmoins, dans le vide créé par ces reculs de la pensée théorique critique, une prise de conscience de dimensions nouvelles de la crise systémique de civilisation a trouvé le moyen de se frayer la voie. Je fais référence ici aux écologistes. Mais les Verts, qui ont prétendu se distinguer radicalement et tout également des Bleus (les conservateurs et les libéraux) et des Rouges (les Socialistes) se sont enfermés dans l’impasse, faute d’intégrer la dimension écologique du défi dans une critique radicale du capitalisme.
Tout était en place donc pour assurer le triomphe – passager en fait, mais qui s’est vécu comme « définitif » – de l’alternative dite de la « démocratie libérale ». Une pensée misérable – une véritable non pensée – qui ignore ce que pourtant Marx avait dit de décisif concernant cette démocratie bourgeoise qui ignore que ceux qui décident ne sont pas ceux qui sont concernés par ces décisions. Ceux qui décident, jouissent de la liberté renforcée par le contrôle de la propriété, sont aujourd’hui les ploutocrates du capitalisme des oligopoles et les Etats qui sont leurs débiteurs. Par la force des choses les travailleurs et les peuples concernés ne sont guère que leurs victimes. Mais de telles billevesées pouvaient paraître crédibles, un court moment, du fait des dérives des systèmes de l’après guerre, dont la misère des dogmatiques ne parvenait plus à comprendre les origines. La démocratie libérale pouvait alors paraître le « meilleur des systèmes possibles »
Aujourd’hui les pouvoirs en place, qui eux n’avaient rien prévu, s’emploient à restaurer ce même système. Leur succès éventuel, comme celui des conservateurs des années 1920 – que Keynes dénonçait sans trouver d’écho à l’époque – ne pourra qu’aggraver l’ampleur des contradictions qui sont à l’origine de l’effondrement financier de 2008.
La récente réunion du G20 (Londres, avril 2009) n’amorce en rien une « reconstruction du monde ». Et ce n’est peut être pas un hasard si elle a été suivie dans la foulée par celle de l’Otan, le bras armé de l’impérialisme contemporain, et par le renforcement de son engagement militaire en Afghanistan. La guerre permanente du « Nord » contre le « Sud » doit continuer.
On savait déjà que les gouvernements de la triade – Etats Unis, Europe et Japon – poursuivent l’objectif exclusif d’une restauration du système tel qu’il était avant septembre 2008. Plus intéressant est le fait que les leaders des « pays émergents » invités ont gardé le silence. Une seule phrase intelligente a été prononcée au cours de cette journée de grand cirque, par le Président chinois Hu Jintao, qui a fait observer « en passant », sans insister et avec le sourire (narquois ?), qu’il faudra bien finir par envisager la mise en place d’un système financier mondial qui ne soit pas fondé sur le dollar. Quelques rares commentateurs ont immédiatement fait le rapprochement – correct – avec les propositions de Keynes en 1945.
Cette « remarque » nous rappelle à la réalité : que la crise du système du capitalisme des oligopoles est indissociable de celle de l’hégémonie des Etats Unis, à bout de souffle. Mais qui prendra la relève ? Certainement pas « l’Europe » qui n’existe pas en dehors de l’atlantisme et ne nourrit aucune ambition d’indépendance, comme l’assemblée de l’Otan l’a démontré une fois de plus. La Chine ? Cette « menace », que les médias invoquent à satiété (un nouveau « péril jaune ») sans doute pour légitimer l’alignement atlantiste, est sans fondement. Les dirigeants chinois savent que leur pays n’en a pas les moyens, et ils n’en ont pas la volonté. La stratégie de la Chine se contente d’oeuvrer pour la promotion d’une nouvelle mondialisation, sans hégémonie. Ce que ni les Etats Unis, ni l’Europe ne pensent acceptable.
Les chances donc d’un développement possible allant dans ce sens reposent encore intégralement sur les pays du Sud.