La plupart des écrits qui abordent la question de l’intelligence artificielle à l’heure actuelle, qu’ils soient critiques ou apologétiques, ont la fâcheuse tendance à réifier le caractère inédit d’une nouvelle forme de capitalisme, tantôt qualifié d’informationnel, de numérique, de surveillance ou d’algorithmique, qui serait induite par l’exploitation massive des données numériques. En n’expliquant pas comment ces transformations s’inscrivent dans la continuité avec les dynamiques structurelles plus larges du capitalisme de l’après-guerre, que j’ai qualifiées ailleurs de « révolution culturelle du capital[1] », ces analyses participent bien souvent à leur insu à la dépolitisation de la technique et de l’économie, ce qui empêche de penser les conditions de la possibilité d’un dépassement de la logique de domination dépersonnalisée inscrite dans la configuration même de l’intelligence artificielle. Dans cet article, je soutiens que si la critique de l’économie politique s’avère essentielle pour comprendre les développements de l’intelligence artificielle, il est nécessaire de dépasser son cadre d’analyse strictement économiciste afin de saisir les transformations qualitatives opérées dans le mode de reproduction des sociétés capitalistes avancées qui sont générées par la logique cybernétique de régulation sociale au fondement de l’intelligence artificielle.
L’intelligence artificielle, une forme de technologie spécifiquement capitaliste
Afin de réfléchir politiquement à l’intelligence artificielle, il convient d’emblée d’adopter une posture critique à l’endroit de la technique en elle-même. L’idéologie libérale dominante postule que la technique est neutre, c’est-à-dire qu’elle ne serait pas modelée par les rapports sociaux et qu’elle participerait au progrès des sociétés de manière évolutive et linéaire suivant l’adage selon lequel « comme on ne peut pas arrêter le progrès, il faut s’y adapter, en faisant un usage éthique et responsable d’une intelligence artificielle inclusive et respectueuse de la diversité ». Ce prêt-à-penser qui agit comme un discours de légitimation des transformations contemporaines du capitalisme fait l’impasse sur la nature de la technique. Celle-ci n’est pas neutre, elle exprime plutôt des rapports sociohistoriques de domination, bref, c’est de l’idéologie matérialisée.
Suivant cette posture critique, il convient donc d’historiciser l’émergence de l’intelligence artificielle dans la continuité des premiers travaux du domaine de la cybernétique qui apparaissent dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale. Derrière l’apparente neutralité de cette nouvelle science du contrôle et de la communication, on retrouve le financement du complexe militaro-industriel américain qui cherchait à développer une conception technocratique et dépolitisée de régulation sociale face à la montée de l’attrait pour le socialisme dans les pays périphériques[2]. En plus de la révolution cybernétique, les développements contemporains de ce que certains nomment le capitalisme de surveillance ou de plateforme tirent également leur origine de la révolution managériale[3] qui est concomitante à l’avènement de la corporation, ou société anonyme par actions, comprise comme la forme institutionnelle prédominante du capitalisme avancé[4]. Cette mutation institutionnelle est fondamentale puisque la médiation des rapports sociaux au moyen du marché est remplacée par le contrôle communicationnel exercé par la corporation sur son environnement interne (les employé·es) et externe (les consommateurs·trices, les États, les autres firmes). En effet, le management se base sur le postulat cybernétique selon lequel l’organisation est un système de circulation et de contrôle de l’information qui permet sa reproduction élargie[5]. Les critiques du capitalisme de surveillance comme Zuboff[6] oublient généralement de situer historiquement cette « nouvelle » forme de capitalisme. En effet, l’émergence de la corporation au début du XXe siècle va modifier substantiellement la régulation de la pratique sociale en ce qu’il s’agira désormais de modifier les attitudes des individus afin d’arrimer la dynamique de surproduction du système industriel à celle de la surconsommation[7]. C’est en effet à cette époque que le marketing développera les techniques de surveillance des individus et de captation de l’attention qui sont à l’origine des outils de profilage des comportements des consommateurs utilisés par les géants du numérique (GAFAM). À côté de la publicité et du secteur financier, les premiers développements dans le domaine de l’intelligence artificielle tout comme l’ancêtre de l’Internet, ARPANET, s’expliquent par la nécessité d’absorber le surplus de valeur généré par la suraccumulation capitalistique des grandes corporations au moyen des dépenses publiques dans le domaine militaire afin de maintenir la croissance économique[8]. Le complexe militaro-industriel devrait en ce sens être rebaptisé « national-security, techno-financial, entertainment-surveillance complex[9] » (sécurité nationale, techno-financière, divertissement-surveillance) puisqu’il exprime la spécificité de l’impérialisme américain de l’après-guerre qui, en prenant appui sur la cybernétique, ne vise pas uniquement à exporter ses capitaux, mais également à étendre le modèle de la société machinique américaine à l’ensemble de la planète.
Intelligence artificielle et transformations institutionnelles du capitalisme avancé
Il faut donc éviter de tomber dans le piège dans lequel sont tombés plusieurs commentateurs depuis les mirages de la nouvelle économie à la fin des années 1990 selon lequel l’économie numérique serait propulsée par une nouvelle logique d’accumulation axée sur le savoir, les données numériques ou encore les algorithmes. En réalité, cette « nouvelle » logique d’accumulation remonte au début du XXe siècle avec l’avènement de la corporation. C’est l’économiste institutionnaliste Thorstein Veblen qui fut le premier à analyser les conséquences du passage d’un capitalisme libéral vers le capitalisme dit avancé[10]. Dans ce contexte, l’accumulation du capital ne s’effectue plus au moyen de la concurrence par les prix, mais plutôt au moyen de pratiques rentières de prédation de la valeur qui s’appuient sur l’exploitation d’actifs dits intangibles, c’est-à-dire par des droits de propriété intellectuelle, des brevets, des marques de commerce, des fusions et acquisitions, des alliances stratégiques avec d’autres entreprises, ou encore par des ententes formelles et informelles avec les gouvernements[11]. Au sein des sociétés capitalistes avancées, les principes de concurrence dans le cadre d’un marché autorégulé sont remplacés par la capacité de contrôle sur l’économie et l’ensemble de la société opérée par les grandes organisations corporatives. En clair, le marché est remplacé par la planification au sein des corporations dont le pouvoir repose sur leur capacité de capitaliser des flux de revenus futurs dans les marchés financiers.
Relativement marginaux au début du XXe siècle, les actifs intangibles représentent à l’heure actuelle 95 % de la valeur des cinq plus grandes corporations cotées en bourses, c’est-à-dire les GAFAM[12]. En ce sens, la spécificité du capitalisme contemporain ne repose pas tant sur l’émergence d’une nouvelle forme de « travail digital », immatériel ou cognitif, ou encore sur une nouvelle forme de marchandise prédictive produite par des algorithmes, mais plutôt sur la valorisation financière d’une nouvelle classe d’actifs intangibles que sont les données numériques. Le pouvoir de capitalisation des géants du numérique s’appuie sur l’appropriation de la valeur qui provient de l’économie productive, c’est-à-dire le travail abstrait en langage marxien, lequel est produit à l’extérieur des frontières légales de ces corporations. En termes marxiens, la valeur d’une marchandise correspond à la représentation du temps de reproduction de la force de travail[13]. Selon cette acception, il ne fait aucun sens de parler de valeur d’un produit de la connaissance, tel que l’information, les données numériques ou les algorithmes, puisque le temps de reproduction d’une connaissance tend vers zéro. Ainsi, la logique d’accumulation rentière du capitalisme numérique consiste à restreindre l’accès à la connaissance commune qui est produite socialement en vue d’en faire un actif intangible, ce qui signifie qu’elle consiste à s’approprier la valeur qui est produite à l’extérieur de l’entreprise[14].
La montée en puissance des plateformes numériques s’inscrit dans le contexte de la financiarisation de l’économie, où les normes de la valeur actionnariale ont imposé des rendements excessifs et court-termistes aux corporations; ces dernières ont été contraintes de sous-traiter une partie de leurs activités les plus risquées, notamment celles de recherche et développement. C’est dans ce contexte également qu’une série de politiques de dérèglementations complémentaires au sein des secteurs de la finance, des communications et de la recherche a permis de transformer la connaissance en actifs financiers pouvant être capitalisés dans la sphère financière. La loi Bay-Dohle aux États-Unis est considérée comme l’acte fondateur de cette « nouvelle économie du savoir » en ce qu’elle a permis de commercialiser sous forme de brevets la recherche financée publiquement, une pratique qui était interdite auparavant en vertu des principes de la science ouverte[15]. De manière concomitante, les politiques de dérèglementation des fonds de pension américains ont permis à ces derniers d’investir dans des firmes qui ne déclaraient aucun revenu, mais qui possédaient de nombreux actifs intangibles[16], ce qui a nourri la gigantesque bulle spéculative qui a éclaté lors du krach de la nouvelle économie en 2000. Dans le secteur des communications, les politiques de dérèglementation ont permis la convergence des médias avec les firmes technologiques, pavant la voie à la création de l’oligopole du numérique dominé par les GAFAM[17].
Si la propriété intellectuelle était au cœur de la première phase de déploiement de l’économie numérique (1990-2000), c’est plutôt la question des données numériques qui surgira comme nouvelle source de valorisation à la suite de la crise financière de 2008[18]. En effet, les grandes plateformes ont développé un modèle d’affaires consistant à transformer les données personnelles en un actif intangible qui est valorisé dans la sphère financière[19]. Cette dynamique économique rentière permet aux plateformes de s’approprier la valeur générée par l’économie productive, participant ainsi à la consolidation des monopoles de la connaissance transnationaux[20]. Comme la rente consiste essentiellement en une construction institutionnelle, la production d’un discours qui prend la forme d’une convention d’interprétation est nécessaire afin de fonder la confiance des investisseurs financiers. L’emballement médiatique entourant la révolution instaurée par l’intelligence artificielle générative rendue possible au moyen des algorithmes d’apprentissage automatique (machine learning) et d’apprentissage profond (deep learning)[21] doit être compris comme un discours produit par la communauté financière visant à nourrir l’espoir que les revenus futurs de ce secteur seront suffisamment élevés pour justifier l’investissement[22].
La puissance des GAFAM repose donc sur leur capacité à quantifier l’inquantifiable – les sentiments humains, l’amour, le jugement, la créativité, etc. – pour ainsi transformer l’ensemble de la vie sociale en flux de revenus futurs qu’ils sont en mesure de s’approprier. Les GAFAM usent de diverses stratégies extraéconomiques afin de transférer de la survaleur provenant d’autres secteurs de l’activité productive dans une dynamique rentière et à restreindre l’accès aux flux de revenus à d’autres capitalistes subordonnés. En effet, la production physique des biens n’est plus la principale source de profits pour ces entreprises; celles-ci ont recours à la sous-traitance vers des firmes subordonnées dont les travailleuses et les travailleurs sont surexploités. Elles misent plutôt sur le contrôle de l’accès à l’information et à la connaissance, que ce soit par les services infonuagiques, l’accès aux profils des utilisatrices et utilisateurs pour la vente de publicité ou encore l’accès à leurs logiciels de traitement automatisé des données numériques.
Les stratégies politiques de capitalisation des GAFAM sont nombreuses, allant de 1) l’accumulation sur les actifs immatériels (brevets, données transformées en actifs); 2) des stratégies politiques visant à influencer les lois en leur faveur (lobbying, évitement fiscal, etc.); 3) une logique de subordination des entreprises sous-traitantes; 4) et le contrôle d’un écosystème de la recherche et développement financé à même les fonds publics. En résumé, les géants du numérique ont mis en place une chaine globale d’appropriation de la valeur qui prend la forme d’un écosystème corporatif d’innovation qui leur permet de socialiser les risques et de privatiser les profits.
La dissolution de la société dans la régulation algorithmique du social
Comme je l’ai souligné précédemment, pour penser politiquement l’intelligence artificielle, il est nécessaire d’interroger l’idéologie qui est sous-jacente au développement des entreprises numériques afin de dépasser l’analyse strictement économique qui ne permet pas de saisir les transformations qualitatives qui se sont opérées dans le mode de régulation des sociétés capitalistes avancées dans leur ensemble. L’histoire des sciences et des technologies montre que derrière le développement des algorithmes autoapprenants qui permettent aux plateformes de collecter les données numériques, de les traiter et de les modéliser à des fins d’anticipation des comportements, on retrouve une conception de l’individu et de la société qui s’inspire des thèses de l’économiste néolibéral Friedrich Hayek. En effet, les algorithmes utilisés par les plateformes numériques s’appuient sur le modèle des réseaux de neurones développé par le psychologue Frank Rosenblat dans les années 1950 dont l’une des principales sources d’inspiration est la pensée d’Hayek[23]. L’apport fondamental d’Hayek à la pensée économique fut de redéfinir le marché à partir des postulats de la cybernétique. Il comparera le marché à un système de transmission de l’information semblable à un algorithme auquel les individus, eux-mêmes redéfinis comme des processeurs informationnels, doivent rétroagir[24]. Sur le plan politique, l’argumentaire d’Hayek visait explicitement à démontrer l’impossibilité théorique de la planification de type socialiste. Reconnaitre l’existence d’une entité nommée « société » qui transcenderait les individus conduirait selon lui à reconnaitre la possibilité du socialisme. Selon Hayek, toute tentative de saisir l’ensemble de la réalité sociale et économique en vue d’effectuer une quelconque forme de planification allait mener inévitablement au totalitarisme puisqu’il serait impossible de connaitre les savoirs tacites qui sont détenus par les acteurs individuels. On retrouve également l’influence hayékienne chez l’un des pionniers de l’intelligence artificielle dite symbolique, Herbert Simon, pour qui le principal objectif de l’intelligence artificielle est d’incorporer la rationalité idéalisée de l’entrepreneur capitaliste telle qu’on la retrouve dans les théories économiques néoclassiques[25]. En bon disciple du père du management, Frederick Winslow Taylor, pour qui il fallait fragmenter l’activité des travailleurs manuels afin de mieux les contrôler, Simon conceptualisera l’intelligence artificielle comme la décomposition du processus de prise de décision dans une organisation en vue de le rendre plus efficient dans le contexte où il est impossible d’avoir accès à l’ensemble des informations dans un environnement complexe. Dans sa théorisation de l’intelligence artificielle, Simon reprend donc la conception de la rationalité limitée des acteurs économiques qui avait été développée par Hayek dans le cadre de son débat sur le calcul socialiste où il voulait montrer la supériorité du marché face à la planification. Selon Simon, au contraire d’Hayek, une certaine forme de centralisation du pouvoir et de planification est nécessaire dans le cadre d’une économie dominée par les grandes organisations corporatives et il est possible d’effectuer celle-ci grâce à l’intelligence artificielle.
La nouvelle forme de contrôle social théorisée par les technocrates néolibéraux qui ont développé l’intelligence artificielle s’inscrit dans le passage du paradigme politique du gouvernement vers la conception technocratique de la gouvernance algorithmique. Le terme cybernétique provient du mot grec kubernêtes, qui signifie « pilote » ou « gouvernail »; il possède la même racine étymologique que celui de gouvernance. La gouvernance algorithmique correspond à une transformation sociétale fondamentale, que j’ai qualifiée de « révolution culturelle du capital », puisqu’elle repose sur le postulat néolibéral selon lequel « la société n’existe pas ». Si la société n’existe pas, les grandes organisations corporatives n’existeraient également pas, on ne pourrait donc pas les critiquer. Il n’existerait qu’un système composé d’un ensemble d’individus atomisés conçus comme des processeurs informationnels que l’on peut programmer. La gouvernance algorithmique décrit ainsi une nouvelle manière de gouverner propre aux sociétés capitalistes avancées qui consiste à mettre en place des mécanismes de pilotage et de décisions automatisés grâce à une mise en données du réel. La spécificité de la gouvernance algorithmique repose sur le postulat voulant qu’au moyen de l’accumulation, de l’analyse et du traitement d’une gigantesque quantité de données (les big data), il soit possible d’anticiper les évènements avant qu’ils surviennent. Grâce à l’accumulation et au traitement de ces données, il ne serait plus nécessaire de connaitre les causes des problèmes sociaux, comme le prétendait le paradigme politique du gouvernement; il s’agirait plutôt d’agir de manière préemptive sur le réel afin d’empêcher toute transformation structurelle de la société. La gouvernance algorithmique vient ainsi court-circuiter l’ensemble des médiations politiques qui avaient pour ambition d’instituer politiquement des finalités normatives communes en vue de l’émancipation collective. S’appuyant sur une logique d’hyperpersonnalisation, la gouvernance algorithmique a ainsi la prétention de produire une norme qui colle immédiatement à chacun des individus[26]. Il s’agit de la réalisation en acte du fantasme postmoderne d’un monde sans représentation commune de la réalité. C’est la possibilité de débattre de l’écart entre la norme et le fait, donc le fondement même du politique qui est anéanti dans le cadre d’une nouvelle dictature de l’état de fait qui vise à assurer le maintien du statu quo.
L’idéal d’autogestion qu’on retrouvait au cœur de l’idéologie californienne[27], laquelle a légitimé la montée en puissance des géants du numérique s’est ainsi mutée en egogestion, c’est-à-dire en gestion techno-bureaucratique d’individus particularisés qui, bien qu’émancipés des institutions sociales, se trouvent toujours plus dépendants de la capitalisation de leur existence[28]. En ce sens, en plus de constituer un lieu d’accumulation du capitalisme financiarisé, les plateformes numériques peuvent être considérées comme des dispositifs néolibéraux de subjectivation. Leur configuration réticulaire permet aux usagères et aux usagers de quantifier leurs activités et celles des autres, notamment en comparant leur popularité en fonction du nombre de contacts accumulés, participant ainsi à l’intégration de la rationalité cybernétique et néolibérale dans leur vie quotidienne. Les plateformes de type GAFAM ‒ en offrant des services personnalisés aux individus egogrégaires qui refusent d’adhérer à une quelconque forme de culture commune ‒ viennent court-circuiter le pouvoir des institutions politiques sous prétexte que la prise en charge des problèmes sociaux (en santé, environnement, culture, éducation, etc.) par les algorithmes est plus efficace que les services publics.
Penser un monde postcapitaliste et postnumérique
En résumé, la stratégie de prédation des plateformes numériques consiste en ce que David Harvey nomme une accumulation par dépossession[29]. En effet, les GAFAM investissent massivement à l’heure actuelle dans les domaines qui sont considérés comme relevant des services publics ou du bien commun, notamment, la culture, la santé et l’éducation[30]. L’introduction des technologies numériques et de l’intelligence artificielle dans ces secteurs vise à transformer l’ensemble de l’activité sociale en données qui deviendront des actifs sur lesquels les géants technologiques pourront ponctionner une rente. C’est pourquoi le combat pour la défense des services publics doit impérativement être lié à une opposition farouche face à la numérisation généralisée du monde.
Pour penser politiquement une sortie du capitalisme à l’ère numérique, il faut se défaire de la conception fallacieuse selon laquelle il suffirait de mettre en place des règles éthiques afin d’encadrer l’usage de l’intelligence artificielle afin que l’innovation technologique soit plus équitable, plus représentative de la diversité et plus inclusive. L’intelligence artificielle est une technologie spécifiquement capitaliste en ce qu’elle est le produit du « national-security, techno-financial, entertainment-surveillance complex ». L’intelligence artificielle correspond à l’aboutissement de la logique d’abstraction et de quantification de l’activité humaine qu’on retrouve au fondement de la domination dépersonnalisée du capitalisme. Comme la marchandise, la technique moderne agit comme un fétiche, c’est-à-dire qu’elle fait écran. L’intelligence artificielle masque les immenses flux d’énergie humaine et naturelle nécessaires à son fonctionnement, elle fait donc écran sur le fait que son « usage » est prédéterminé par des impératifs productivistes et destructeur de l’environnement[31]. Comme le signalait l’historien de l’économie Harold Innis, toute technologie possède un biais qui s’exprime en termes spatiotemporels permettant à la classe dominante de contrôler l’espace et le temps et ainsi de monopoliser la connaissance[32]. Selon Innis, au sein des technologies de communication à l’ère industrielle, on retrouve une conception abstraite et mécanique du temps qui conduit à une forme de présentisme qui a pour effet de nous rendre amnésiques face à la réalité du développement aveugle des sociétés capitalistes. Depuis trois siècles, cette dernière vise la mise en place de moyens toujours plus perfectionnés pour automatiser les procédures de production, de décision et de contrôle, et expulser la subjectivité humaine au profit de mécanismes pseudo-objectifs, et ce, afin d’assurer la « soumission durable » de l’humanité à la mégamachine capitaliste et à son monopole de la connaissance automatisée. En ce sens, il est illusoire de croire qu’une révolution pourrait être orchestrée à partir des plateformes numériques comme Facebook ou TikTok puisque leur configuration encourage des comportements tyranniques de la part d’individus narcissiques qui, équipés d’outils leur donnant un sentiment d’omnipotence abstraite, mais politiquement impotents, cherchent à prendre leur revanche sur ce qui subsiste encore de monde commun en exprimant leur colère et leur ressentiment en ligne. Cette pratique, bien qu’elle n’ait aucune incidence sur la logique du système, même qu’elle le nourrit, fait uniquement office de catharsis[33]. Bref, pour paraphraser Rosa Luxembourg, ou bien la société postcapitaliste sera postnumérique, ou bien on s’enfonce dans la barbarie technologique[34].
Par Maxime Ouellet, Professeur à l’École des médias de l’UQAM.
NOTES
- Maxime Ouellet, La révolution culturelle du capital. Le capitalisme cybernétique dans la société globale de l’information, Montréal, Écosociété, 2016. ↑
- Steve Joshua Heims, The Cybernetics Group, Cambridge (MA), The MIT Press, 1991. ↑
- James Burnham, The Managerial Revolution. What is Happening in the World, New York, John Day Co., 1941. ↑
- John Bellamy Foster et Robert McChesney, « Surveillance capitalism : monopoly-finance capital, the military-industrial complex, and the digital age », Monthly Review, vol. 66, n° 3, 2014 ; Nick Srnicek, Capitalisme de plateforme. L’hégémonie de l’économie numérique, Montréal, Lux, 2018. ↑
- Baptiste Rappin, Au fondement du management. Théologie de l’organisation. Volume 1, Nice, Les éditions Ovadia, 2014. ↑
- Soshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism. The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power, New York, Public Affairs, 2019. En français: L’âge du capitalisme de surveillance, Paris, Zulma, 2020. ↑
- Stuart Ewen, Conscience sous influence, Paris, Aubier Montaigne, 1983. ↑
- Foster et McChesney, op. cit., 2014. ↑
- Thimoty Erik Ström, « Capital and cybernetics », New Left Review, n° 135, mai-juin 2022, p. 23-41. ↑
- Éric Pineault, « Quelle théorie critique des structures sociales du capitalisme avancé », Cahiers de recherche sociologique, n° 45, 2008, p. 113-132. ↑
- Thorstein Veblen, The Theory of the Business Enterprise, New Brunswick, Transaction Books, 1904. ↑
- Dick Bryan, Michael Rafferty et Ducan Wigan, « Intangible capital », dans Leonard Seabrooke et Duncan Wigan (dir.), Global Wealth Chains. Asset Strategies in the World Economy, Oxford University Press, 2022, p. 89-113.NDLR. GAFAM : acronyme désignant les géants du Web que sont Google, Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft. ↑
- Sur cette question, voir Maxime Ouellet, « Le travail en mutation », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 7, 2012, p. 20-31. ↑
- À ce sujet, voir Cecilia Rikap, Capitalism, Power and Innovation. Intellectual Monopoly Capitalism Uncovered, New York, Routledge, 2020. ↑
- Philip Mirowski, Science-Mart. Privatising American Science, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2011. ↑
- Fabienne Orsi et Benjamin Coriat, « The new role and status of intellectual property rights in contemporary capitalism », Competition & Change, vol. 10, n° 2, 2006, p. 162-179. ↑
- Nikos Smyrnaios, Les GAFAM contre l’internet. Une économie politique du numérique, Paris, Institut national de l’audiovisuel (INA), 2017. ↑
- Sébastien Broca, « Communs et capitalisme numérique : histoire d’un antagonisme et de quelques affinités électives », Terminal, no 130, 2021. ↑
- Kean Birch et D. T. Cochrane, « Big Tech : four emerging forms of digital rentiership », Science as Culture, vol. 31, n° 1, 2022, p. 44-58. ↑
- Ugo Pagano, « The crisis of intellectual monopoly capitalism », Cambridge Journal of Economics, vol. 38, n° 6, 2014, p. 1409-1429. ↑
- NDLR. Pour plus d’informations concernant ce vocabulaire, on pourra consulter l’article d’André Vincent dans ce numéro : « Intelligence artificielle 101 ». ↑
- André Orléan, L’empire de la valeur. Refonder l’économie, Paris, Seuil, 2011. ↑
- Pablo Jensen, Deep earnings. Le néolibéralisme au cœur des réseaux de neurones, Caen, C&F éditions, 2021. ↑
- Philip Mirowski, Machine Dreams. Economics Becomes a Cyborg Science, Cambridge, Cambridge University Press, 2000. ↑
- Bruce Berman, « Artificial intelligence and the ideology of capitalist reconstruction », AI & Society, n° 6, 1992, p. 103-114. ↑
- Antoinette Rouvroy, « Mise en (n)ombres de la vie même : face à la gouvernementalité algorithmique, repenser le sujet comme puissance », Le Club de Mediapart, 27 août 2012.
- Richard Barbrook et Amdy Cameron « The californian ideology », Science as Culture, vol. 6, n° 1, 1996, p. 44-72. ↑
- Jacques Guigou, La cité des ego, Paris, L’Harmattan, 2008. ↑
- David Harvey, « Le “nouvel impérialisme” : accumulation par expropriation », Actuel Marx, vol. 35, n° 1, 2004, p. 71-90. ↑
- José Van Dijck, Thomas Poell et Martijn de Waal, The Platform Society. Public Values in a Connected World, New York, Oxford University Press, 2018. ↑
- Alf Hornborg, La magie planétaire. Technologies d’appropriation de la Rome antique à Wall Street, Paris, Éditions divergences, 2021. ↑
- Harold Innis, The Bias of Communication, Toronto, University of Toronto Press, 2008. ↑
- Éric Sadin, L’ère de l’individu tyran. La fin d’un monde commun, Paris, Grasset, 2020. ↑
- À ce sujet, voir Jonathan Crary, Scorched Earth. Beyond the Digital Age to a Post-Capitalist World, New York, Verso, 2022.