AccueilDossiersCOVID-19La pandémie et la catastrophe : la gauche doit sortir de sa...

La pandémie et la catastrophe : la gauche doit sortir de sa bulle

Andreas Malm. Entrevue réalisée par Révolution permanente, le 6 octobre 2020.
Andreas Malm est professeur à l’université de Lund. Depuis plusieurs années il propose une réflexion stimulante sur les rapports entre capitalisme et crise écologique.

 

Dans “L’Anthropocène contre l’histoire” (La Fabrique, 2017) il revient notamment sur une critique marxiste de la théorie de l’anthropocène et sur les origines du capitalisme en mettant en exergue la façon dont se mode de production est intrinsèquement lié à l’utilisation d’énergies fossiles polluantes. Dans un contexte de mobilisations de jeunesse inédites contre la crise écologique nous l’avons interrogé sur sa vision d’un marxisme écologique et sur sa vision des luttes en cours.
Dans Capital fossile tu proposes de nombreux éléments qui permettent de battre en brèche la théorie de l’ « anthropocène » qui propose une explication « anthropogène » anhistorique du réchauffement climatique. Comment expliques-tu l’hégémonie de cette approche dans le champ des études environnementales ?
On tient des sciences naturelles l’idée d’une nouvelle ère géologique, le constat que l’être humain a radicalement altéré le fonctionnement du système terrestre, à un point tel que les signes de sa présence sont partout, et que les conséquences de son activité surpassent celles des mécanismes naturels. La communauté scientifique parle par conséquent d’Anthropocène, c’est-à-dire de l’Ère de Homme pour désigner notre époque, ce qui, en soi, n’est ni surprenant, ni contestable. Ce qui pose problème, c’est quand cette notion d’Anthropocène contamine les sciences sociales et la politique, et se résume à un « tout ça, c’est la faute de l’humanité en général ». Ce discours est non seulement faux, puisqu’il a été largement démontré que seule une partie de l’humanité est responsable de « tout ça » (par exemple, 100 entreprises dans le monde sont responsables de 70% des émissions de CO2), mais il constitue aussi un obstacle à l’action. Si l’espèce humaine toute entière est fautive, alors on ne peut pas faire grand chose. Mais si ce sont les classes dominantes qui sont en cause, alors il est possible de prendre le mal à la racine ? On ne peut pas s’attendre à une telle conclusion de la part d’un météorologue ou d’un spécialistes des cycles biogéochimiques ; il revient à d’autres penseurs de le comprendre. L’hégémonie du discours apolitique sur l’Anthropocène en science de l’environnement est donc dû à un manque de prise en compte des critiques et des visions stratégiques extérieures aux sciences naturelles.
Tu fais du marxisme le pilier d’une approche alternative de la crise écologique. Pourrais-tu revenir sur le parcours qui t’a amené, comme marxiste, à te porter sur cet enjeu ? Dans quelle mesure ce dernier implique-t-il un renouvellement du marxisme ?
J’ai fait mes débuts en matière d’action pour le climat en 1995, pendant la COP1 à Berlin, qui a ouvert l’interminable bal des conférences des Nations Unies sur le climat (je décris ces événements en détail dans mon prochain livre). Mais après cela, j’ai milité pendant dix ans dans l’ultra-gauche extra-parlementaire suédoise, dix ans pendant lesquels les questions de climat et d’environnement me paraissaient insignifiantes. Je considérais que c’était un militantisme pour hippies, un pur divertissement de petit-bourgeois, bien éloigné de la lutte des classes, des combats des Palestiniens et des autres peuples du Moyen-Orient (ma principale préoccupation à l’époque) et des intérêts matériels des masses exploitées dans le monde. Évidemment, je me trompais complètement. Malheureusement, la gauche aussi est frappée par le business as usual : le climat et l’écologie paraissent des sujets moins centraux, auxquels il est plus difficile de s’identifier, que les questions purement ouvrières, syndicales, d’inégalités sociales, d’antiracisme, de féminisme, ou que n’importe quel autre problématique sur laquelle tel ou tel groupe est déjà engagé et entend continuer à traiter.
Pourtant, comme l’a souligné Naomi Klein, la crise climatique met toutes ces questions traditionnelles face à une urgence existentielle, tant la menace planant sur notre existence est grande. Mais aussi étrange que cela puisse paraître, une partie de la gauche dans le monde s’en tient encore au statu quo et laisse, dans le meilleur des cas, les questions de climat et d’écologie en bas de leur liste de préoccupations. Qu’ils s’estiment heureux d’être globalement impuissants, sinon l’Histoire les jugerait durement. Quant à moi, c’est mon entourage qui contribué à ma subite prise de conscience sur le climat en 2005. J’ai travaillé sur d’autres questions depuis (l’islamophobie, l’extrême droite, la Palestine, l’Iran) mais j’ai de plus en plus de mal à mener des réflexions autres que sur l’écologie, ou sans le prisme de l’écologie. C’est vraiment la question centrale qui englobe toutes les autres.
L’année dernière a été marquée par l’irruption massive de la jeunesse sur la question climatique. Ce mouvement nous semble marqué à la fois par une politisation large sans véritable radicalisation, ainsi que par un profond pessimisme concernant l’avenir de l’Humanité. Comment perçois-tu ces mobilisations de la jeunesse et leur rôle politique ?
Je pense qu’il est injuste de dire que la jeunesse dans la rue s’est résignée face à la catastrophe à venir. Elle essaye désespérément de l’éviter pour ne pas avoir à passer le reste de sa vie dans un monde en ruines. La vague de colère populaire contre le changement climatique qui traverse aujourd’hui le monde est le tournant le plus prometteur qu’ait jamais pris le mouvement. Certes, à cause de la dépolitisation générale, ces mobilisations manquent évidemment de maturité idéologique et de clarté en matière de stratégie. Mais l’instinct est là : ces jeunes soulèvent déjà des revendications ciblant l’industrie fossile (ils savent que l’on doit débarrasser la planète des compagnies pétrolières, gazières et charbonnières) et il ne faut pas écarter la possibilité d’une radicalisation. Que feront tous ces enfants dans un an ou deux, quand un beau matin ils se rendront compte que les États capitalistes n’ont toujours rien fait pour mettre fin aux combustibles fossiles, malgré leurs grèves et leurs supplications pour leur avenir ? Cette génération a un potentiel explosif.
Luis Vitale, un révolutionnaire chilien affirmait en 1983 que l’un des défis majeurs du marxisme était de « donner une réponse théorique et politique à la crise écologique, parce que c’est la survie de l’humanité qui se joue autour de cette question. » Sur le plan politique le marxisme reste aujourd’hui très marginal dans les mouvements sociaux écologiques radicaux au profit d’une forme d’anarchisme diffus. Comment expliquer le décalage entre une production marxiste écologique intéressante, notamment anglo-saxonne, et la faiblesse de l’intervention politique des marxistes sur cette question ?
L’écologie marxiste a tendance à se tirer une balle dans le pied en se cantonnant aux milieux universitaires. Nous devons aller aux devants du mouvement sur le terrain et engager un véritable dialogue. Les idées anarchistes doivent être combattues ; elles ne nous mèneront nulle part. Je pense qu’il est temps de commencer à expérimenter quelque chose comme un léninisme écologique ou un luxemburgisme ou un blanquisme. Mais la faiblesse du marxisme à l’égard de l’écologie en politique est bien sûr indissociable de sa faiblesse quasi universelle à l’heure actuelle, qui n’est rien d’autre qu’un symptôme de la crise de l’Humanité, au même titre que l’acidification des océans et tout le reste.

Articles récents de la revue

L’Université ouvrière de Montréal et le féminisme révolutionnaire

L’Université ouvrière (UO) est fondée à Montréal en 1925, sous l’impulsion du militant Albert Saint-Martin (1865-1947). Prenant ses distances avec la IIIe Internationale communiste, l’Université...