L’article paru dans le Devoir le 3 décembre 2021, intitulé « Un appel à l’aide de la justice haïtienne toujours ignorée par l’ONU » manque de façon flagrante de nuances.
L’auteur, Fabien Deglise, critique l’attitude de l’ONU d’ignorer la demande du gouvernement haïtien « de tenir une commission d’enquête sur le meurtre » du président Jovenel Moise. L’article fait écho à la demande de l’avocat du fils de Moise, qui qualifie l’assassinat de crime international parce que des étrangers y seraient impliqués. Mais précise Deglise se référant à un avocat, cette demande tient essentiellement à l’incapacité de l’État haïtien de procurer la justice, de « surmont[er] les influences politiques et la corruption qui minent l’instruction judiciaire en cours ».
Là s’arrête l’essentiel de l’argumentation de Deglise. Pourtant s’il avait poussé son analyse un peu plus loin, il aurait compris que cette dégénérescence du système juridique haïtien est le résultat des actions du gouvernement de Jovenel Moise et de son parti politique, au pouvoir depuis 2011. Durant le règne de Moise, des massacres ont été perpétrés dans les quartiers populaire et plusieurs personnes ont été assassinées, y compris des journalistes et le bâtonnier du barreau de Port-au-Prince. Sur ces crimes, aucun éclairage n’a été fait et les soi-disant enquêtes n’ont pas abouti. Et cela malgré de nombreuses protestations populaires.
Si Deglise avait voulu mieux comprendre la déficience du système juridique haïtien, il aurait pu, ici même à Montréal, questionner des organismes haïtiens et étrangers sur le sujet. Il aurait compris que cette « parodie de justice » dont parle le fils de Moise n’est pas nouvelle et que cette situation de « violence, corruption et entraves politiques à l’instruction judiciaire » relève d’une pratique politique mise en place et accentuée depuis la prise du pouvoir du parti de Jovenel Moise.
On ne peut, par conséquent, parler de justice pour Moise, promouvoir une enquête internationale sur le meurtre de ce dernier sous prétexte de l’inexistence du système juridique haïtien, sans prendre en considération l’injustice systématique dont la grande majorité de la population eut à pâtir durant les cinq années de Moise au pouvoir.
Certes, nous attendons tous un éclairage sur le meurtre crapuleux dont Jovenel Moise a été victime. Mais la question du régime juridique en Haïti, sa déliquescence, dépasse la quête de justice pour un président, surtout si ce président est partie prenante de cette dégénérescence.
Aujourd’hui, les luttes s’effectuent pour trouver une véritable solution à la crise que traverse le pays. Crise multidimensionnelle, dont l’inexistence du système juridique n’est que l’un des aspects. Depuis quelques mois, la « Commission pour trouver une solution haïtienne à la crise », un organisme formé de plus de cinq cents organisations et partis politiques, propose une transition de rupture, dont l’un des mandats est de constituer, reconstruire l’appareil juridique du pays. Cette transition de rupture consiste précisément à rompre radicalement avec les pratiques politiques du parti de Jovenel Moise, pratiques qui ont laissé le pays dans un ignoble état d’appauvrissement et de déstructuration des institutions de l’État.
De plus, demander l’intervention de l’ONU dans l’objectif de rendre justice à Jovenel Moise, c’est faire oublier que l’ONU et le Core group, organisme regroupant plusieurs pays étrangers, dont le Canada et les États-Unis, ont soutenu à tour de bras le gouvernement de Jovenel Moise à un moment où ce gouvernement était accusé de dilapidations de fonds de l’État et des massacres perpétrés dans les quartiers populaires.
La justice en Haïti, comme dans tous les pays, doit être au service de la population dans son intégralité.
Alain Saint-Victor, membre de la Coalition haïtienne au Canada contre la dictature en Haïti (CHCDH)
Robert Ismaël, membre de la Coalition haïtienne au Canada contre la dictature en Haïti (CHCDH)
Donald Cuccioletta, membre des Nouveaux Cahiers du Socialisme (NCS)