Entrevue d’Andrés Fontecilla, député de QS[1]
S. V. – Durant la dernière campagne électorale, on a dit de la Coalition avenir Québec (CAQ) et du Parti libéral du Québec (PLQ) qu’ils étaient les deux faces d’une même pièce. Selon toi, quelles sont les différences entre ces deux partis ?
A. F. – De façon générale, je pourrais dire que la CAQ et le Parti libéral se rejoignent sur une même philosophie de l’économie et des inégalités sociales. Les deux partis expriment le point de vue de l’élite économique. Mais au-delà de ça, il y a d’importantes différences. Pour moi, la CAQ est un parti nationaliste conservateur. Son conservatisme est assez bleu ou bleu pâle, car il a un discours sur la défense des intérêts du Québec, sans jamais remettre en cause les fondements du fédéralisme canadien. Ce nationalisme mou s’exprime par une approche qui prétend défendre la place du Québec dans le Canada, mais sans faire trop de grabuge, en rouspétant de temps en temps. Sur le plan économique, la CAQ, surtout durant la période de la pandémie de COVID-19, a hésité à aller vers des politiques d’austérité. C’est possible qu’elle aille dans ce sens-là dans la prochaine période, on verra, mais pour l’instant, elle n’a pas vraiment montré de signaux que c’était là son horizon politique. Contrairement au Parti libéral qui est beaucoup plus néolibéral.
S. V. – Comment le conservatisme de la CAQ se traduit-il sur les questions reliées à l’immigration ?
A. F. – C’est sur le terrain des relations avec les minorités issues de l’immigration qu’il se manifeste. Tout d’abord, il y a un conservatisme évident dans la loi 21, la Loi sur la laïcité de l’État, dont la visée officielle est d’assurer « la laïcité grandement en danger au Québec », mais qui s’en prend plutôt à une minorité, soit les femmes musulmanes qui portent le voile. C’est clair, c’est moins une loi sur la laïcité qu’un message envoyé à l’électorat francophone, surtout celui des régions, pour lui dire que la CAQ agit en interdisant aux femmes portant le voile d’occuper un poste d’enseignante, tout en leur permettant de travailler dans les services de garde des écoles. C’est un puissant symbole lancé par le gouvernement de la CAQ : il va défendre l’« identité » du peuple québécois. Ce qui plaît à des secteurs assez larges de la société québécoise un peu conservateurs, et même à des secteurs de la gauche, qui ont embrassé l’idée que les femmes voilées constituent une menace à la laïcité au Québec et dans le monde occidental.
S. V. – C’est un détournement de sens ?
A. F. – En réalité, l’identité québécoise se joue sur d’autres terrains, par exemple sur la question de la langue française et sur l’explosion de la popularité des systèmes scolaires postsecondaires anglophones. On constate également l’exode des familles francophones de Montréal vers les banlieues, ce qui concentre à Montréal de nombreuses familles issues de l’immigration, permettant ainsi une dynamique d’anglicisation de Montréal. Sur le fond, ce qui en ressort, c’est que la CAQ considère l’immigration d’un point strictement utilitariste. Loin de moi l’idée de ne pas envisager l’immigration comme un fait objectivement économique, mais l’immigration n’est pas seulement cela. Elle comporte des aspects démographiques, des aspects socioculturels, etc. Il faut examiner l’immigration comme un phénomène global, non pas strictement du point de vue économique, pour satisfaire les besoins économiques du Québec et des patrons.
S. V. – On observe que l’élite économique est critique face au discours de la CAQ sur l’immigration…
A. F. – Pour moi, il y a une différence politique entre les intérêts du patronat et ceux de la CAQ. La priorité pour ce parti est de se faire réélire. D’où son double discours. D’une part, il traite l’immigration d’un point de vue strictement économique et veut en maximiser les retombées. D’autre part, il veut envoyer un message à sa base électorale disant que la CAQ va contrôler et diminuer l’immigration. Ainsi, au début de son mandat, le gouvernement de la CAQ a réduit les seuils d’immigration, au grand dam du Conseil du patronat, dont les intérêts exigent une main-d’œuvre abondante et docile, et prête à travailler pour de faibles salaires. On a aussi entendu le premier ministre François Legault, il y a quelques mois, privilégier des immigrantes et immigrants qui gagnent un salaire annuel de 50 000 dollars. En pratique, cette politique est complètement déconnectée de la réalité. L’immigration n’est pas seulement destinée à pourvoir des postes dans les secteurs de pointe comme l’intelligence artificielle ou des postes d’ingénieurs chez Bombardier par l’immigration de diplômé·e·s. Du point de vue patronal, il faut recourir à l’immigration pour occuper les postes les moins bien rémunérés de la société.
S. V. – Souvenons-nous du slogan de la CAQ, « Il faut en accueillir moins, mais mieux »…
A. F. – Concrètement, la CAQ a maintenu à peu près la même politique que le Parti libéral, dont le fondement est d’imposer un système qui agit comme une agence de placement à l’international. On veut dénicher les bons profils d’immigrants au Mozambique ou au Togo, en Colombie, en Turquie, pour les coupler avec des emplois dans une entreprise à Montréal, à Saint-Hyacinthe ou ailleurs – l’ex-ministre de l’Immigration, Simon Jolin-Barrette, voulait prioriser le placement des immigrants en région. Or, ce système est illusoire car il n’y a qu’un petit volume d’immigrants qu’on peut traiter en fonctionnant comme une agence de recrutement, en arrimant le profil particulier d’un individu avec un emploi aux tâches bien définies. C’est la limite de ce modèle technocratique où la technologie est censée tout régler. Il s’agit juste d’implanter les bons systèmes, suffisamment sophistiqués, avec les outils informatiques et les logiciels appropriés. Dans les faits, le système ne fonctionne pas bien, car on vit une pénurie de main-d’œuvre. Lorsque des milieux patronaux disent qu’il faut ouvrir les portes de l’immigration, c’est pour faire rentrer beaucoup d’immigrants et d’immigrantes afin de pourvoir les postes où il y a pénurie.
S. V. – Que dire de plus sur cette idée de « régionaliser » l’immigration ?
A. F. – Il est vrai que les immigrants et les immigrantes résident en grande majorité à Montréal. Simon Jolin-Barrette s’était donné la mission d’envoyer des immigrants s’installer dans différentes régions du Québec. Cela peut être une bonne chose, mais tout dépend de la manière. Le gouvernement voulait utiliser et la carotte et le bâton, mais surtout le bâton. Il a même avancé l’hypothèse d’accorder un permis de résidence permanente au Québec à des personnes immigrantes, à la condition d’occuper un emploi pendant un certain nombre d’années en région, en espérant qu’après cette période, elles vont demeurer sur place.
Cependant, il y a des blocages. Ainsi, le système fédéral garantit la liberté de mouvement. On ne peut obliger une personne à demeurer dans un lieu ou une autre. On peut le faire par exemple pour les réfugié·e·s, mais pas pour les immigrants en général. Le gouvernement a donc dû abandonner ses prétentions pour des raisons légales. Il ne lui reste alors que des moyens incitatifs. Il faudra voir si les moyens mis en place pour encourager les nouveaux arrivants à s’installer en région sont efficaces. Il est vrai que la CAQ a investi beaucoup d’argent dans l’accueil et l’intégration des nouveaux arrivants et arrivantes et à Montréal et en région. Mais encore une fois, l’argent est-il investi de la bonne façon ?
S. V. – Comment envisages-tu la prochaine campagne électorale et le débat autour des enjeux d’immigration qui auront été gérés pendant quatre ans par le gouvernement de la CAQ, et ce, dans le contexte pandémique ?
A. F. – Le point central du débat sur l’immigration, ce sont les seuils d’immigration qui ont diminué durant les deux premières années de gouvernement de la CAQ. En principe, le gouvernement entend procéder à une consultation sur les seuils d’immigration qui vont prévaloir pendant les trois prochaines années. Or, cette consultation est prévue pour l’automne 2022, on sera à ce moment-là en pleine période électorale. Il est donc possible que ça devienne un enjeu de la campagne. Certains disent que cette discussion ne devrait pas être politisée, comme l’ancien chef du Parti québécois pour qui les seuils d’immigration devraient être définis par un processus soi-disant objectif par la vérificatrice générale du Québec. Mais on sait qu’on ne peut pas s’en tenir qu’à l’aspect quantitatif, c’est aussi une question politique. Un afflux important de personnes qui viennent de l’étranger est toujours politique, parce qu’il y a le questionnement sur comment ces personnes vont coexister et s’intégrer à la majorité. Ce n’est pas par de savants calculs qu’on peut réussir ça. C’est une question politique.
S. V. – Malgré tout cela, on va en revenir aux débats sur les chiffres…
A. F. – La question des seuils d’immigration détermine toute une série de politiques, comme le Programme de l’expérience québécoise, le PEQ. Le problème du PEQ était qu’il était tellement populaire qu’il dépassait largement les quotas d’immigration établis. Donc, pour la CAQ, il faut fermer ou restreindre ce type de programme. Les quotas détermineront l’ampleur des admissions aux différents programmes. La question des seuils va donc être cruciale. J’ose espérer que la CAQ n’entreprenne pas une consultation juste avant les élections. Que la question soit extrêmement politisée, c’est normal, mais il ne faut pas qu’elle devienne une arme électorale, ce qui peut être catastrophique pour les minorités. Et je suis convaincu qu’on ne pourra jamais sortir la partisanerie du débat sur l’immigration. Mais si on peut la découpler du processus électoral, ce serait une bonne chose pour établir un sain débat.
S. V. – Un autre aspect qui fait peu l’objet de débat mais qui prend de plus en plus de place dans l’ensemble des pays, riches et pauvres, c’est l’immigration temporaire…
A. F. – On constate une croissance de plus en plus marquée des secteurs d’immigration temporaire. Les personnes immigrantes temporaires constituent une population au statut migratoire précaire qui n’a pas facilement accès à la résidence permanente. Encore une fois, il s’agit d’une vision utilitariste du gouvernement de la CAQ qui n’hésite pas à profiter des gens. On exige de ces migrantes et migrants de payer des frais de scolarité pour obtenir leur diplôme ou encore de travailler très fort dans les champs à faire les récoltes. Mais ensuite, on leur dit de partir. C’est la même approche de la part du gouvernement fédéral qui accueille beaucoup d’immigrants temporaires. Cela amène toutes sortes de problèmes et d’abus sur le plan de la citoyenneté, des droits, plein de situations précaires.
S. V. – Est-ce que cela divise la société ?
A. F. – L’immigration temporaire fait fonctionner l’agriculture. Sans tous les travailleurs temporaires du Mexique et de l’Amérique centrale, il n’y aurait pas d’agriculture au Québec. Le problème, c’est que leur permis de travail n’est attaché qu’à un seul employeur. Il n’y a donc pas de liberté de mouvement pour eux et ça mène à des situations de vulnérabilité, à des possibilités d’abus. Loin de moi de dire que la plupart des patrons agricoles maltraite ses employés. Mais on connaît certaines entreprises agricoles qui, en « bonnes » entreprises capitalistes, imposent des situations inacceptables. Nous sommes en train de construire une société à deux vitesses sur le plan migratoire. Il y a un groupe de personnes très importantes pour la société qui occupent des emplois faiblement rémunérés et qui ont très peu accès à des droits. Et il y a une autre société, majoritaire, qui a accès aux droits et libertés de la société québécoise et canadienne et qui jouit de leurs bienfaits.
S. V. – Cette situation est devenue plus apparente pendant la pandémie…
A. F. – Lors de la première période de confinement imposée par la COVID-19, qui a fait fonctionner la société ? Ce sont beaucoup des gens à statut migratoire précaire travaillant dans les abattoirs, dans les CHSLD, pour prendre soin des personnes âgées, tous des emplois extrêmement mal rémunérés. Ce sont eux qui font fonctionner les services, la base fondamentale de la société. Pendant la pandémie, ils ont gagné un peu en visibilité. Nous, à Québec solidaire, étions toujours dans la lutte avec elles et avec eux, et dans ce contexte, nous avons remporté quelques gains. Par exemple, nous avons gagné l’accès aux écoles pour les enfants de parents sans papiers ou à statut précaire. Dernièrement, nous avons obtenu l’adoption du projet de loi 83, qui assure l’accès à des soins de santé pour les enfants de parents à statut précaire. Mais il y a encore des problèmes d’accessibilité à certains services. Ainsi, les femmes enceintes au statut migratoire précaire n’ont pas droit à des soins de santé et les familles n’ont pas accès à des services de garde subventionnés. C’est une lutte constante, parce que ces personnes ne sont ni des citoyens ni des résidents permanents; leur statut plus ou moins bien défini peut disparaître du jour au lendemain. Également, il y en a beaucoup qui avaient un statut et qui l’ont perdu.
S. V. – Quel est ton avis sur la question des réfugié·e·s afghans à la suite de la reprise du pouvoir par les talibans ?
A. F. – Le Québec doit recevoir une partie substantielle de ces réfugié·e·s, et il faut que ce soit fait rapidement. Également, l’accueil des réfugié·e·s afghans ne doit pas se traduire par une politique restrictive à l’endroit d’autres personnes venant d’autres pays et qui cherchent refuge. Cela veut dire qu’il faut nécessairement augmenter les seuils d’immigration afin de recevoir les réfugié·e·s afghans tout en continuant d’accueillir les personnes réfugiées déjà en attente. Le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration du Québec doit absolument redémarrer le programme de parrainage privé, car il y a beaucoup de personnes et d’organismes qui voudraient y avoir recours. Actuellement, le programme est fermé parce qu’il y aurait eu des irrégularités. Le gouvernement doit régler ces problèmes et permettre à la société québécoise de manifester sa solidarité. Accueillir ces personnes est une responsabilité politique du Québec et du Canada. Il faut se souvenir que l’implication canadienne dans cette guerre impérialiste a été largement responsable de la débâcle qui mène des millions d’Afghans et d’Afghanes à tenter de fuir leur pays.
Sebastián Vielmas est politicologue à Québec
- Andrés Fontecilla est député à l’Assemblée nationale et porte-parole de Québec solidaire (QS) en matière d’immigration, de diversité et d’inclusion. Il représente la circonscription de Laurier-Dorion située dans l’arrondissement Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension à Montréal. ↑