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Le parcours du combattant du Centre des travailleurs et des travailleuses immigrants

LE DÉFI DE L’IMMIGRATION AU QUÉBEC : DIGNITÉ, SOLIDARITÉ ET RÉSISTANCE, Résistances. NCS numéro 27 hiver 2022- En hommage à Pierre Beaudet

À cœur ouvert avec Mostafa Henaway, Éric Shragge, Noémie Beauvais, Viviana Medina et Cheoki Yoon du CRI et Pierre Beaudet des Nouveaux Cahiers du socialisme

Le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTI) est devenu avec les années une organisation structurée et structurante au Québec, sur la « ligne de front » de la lutte des travailleurs et travailleuses immigrants. Il a joué un rôle considérable dans des campagnes nationales comme celle sur le salaire minimum notamment[1]. Il agit sur plusieurs dossiers simultanément : travail communautaire, aide aux personnes en difficulté, campagnes de syndicalisation, plaidoyers auprès des gouvernements, éducation populaire. Dans leur local sur la rue Van Horne à Montréal, l’activité est intense autour d’une très petite équipe de personnes permanentes, et aussi avec l’apport précieux de nombreux militants et militantes bénévoles. La rencontre a eu lieu le 31 août 2021.

NCS – Comment le CTI a-t-il commencé ?

L’idée a germé dans les années 1990 à partir des luttes dans les usines de vêtements, les « sweatshops » comme on dit, où on retrouve de bas salaires, des conditions de travail éprouvantes et une concentration de travailleuses et travailleurs immigrants. Plusieurs travailleurs d’origine philippine voulaient amener leur syndicat (UNITE HERE) à être plus revendicateur, plus militant. Le personnel de ce syndicat était davantage intéressé à vendre des cartes d’adhésion, à signer une convention collective, sans donner un soutien régulier à l’organisation locale. Avec l’aide de Malcolm Guy et de Roger Rashi, on a entrepris des discussions dans le but de créer un espace pour des travailleurs immigrants où ils pourraient se parler et développer des stratégies en sécurité. Et c’est ainsi que le CTI a été mis sur pied en 2001.

NCS – Malgré les difficultés, le rapport avec les syndicats a continué…

Le syndicat des Travailleurs canadiens de l’automobile (aujourd’hui UNIFOR) nous a offert une aide financière généreuse, ce qui a nous a permis d’avoir une petite infrastructure. Pour les organisations syndicales, il est objectivement difficile de s’investir auprès de petits regroupements d’ouvriers, peu payés, très précaires. Ce travail d’organisation, toujours à recommencer, implique des coûts qui dépassent souvent la capacité des syndicats. Il était donc, et il est encore à leur avantage de passer le relais à des groupes indépendants comme le CTI qu’ils appuient dans la mesure du possible. Dans un sens, notre travail et celui des syndicats sont complémentaires. En organisant les travailleurs immigrants, en défendant leurs droits, en poussant le système, on met en place les conditions qui éventuellement vont faciliter leur syndicalisation.

NCS – Le CTI agit un peu comme un groupe communautaire…

Eric Shragge, un vétéran du mouvement communautaire au Québec, nous a aidés en nous initiant à l’approche de l’action communautaire. L’équipe du centre a développé des interactions entre l’approche centrée sur l’individu et l’approche collective. Par exemple, il faut s’occuper des personnes, les aider, presque cas par cas. Les immigrants qui arrivent dans nos bureaux sont démunis, intimidés par les appareils bureaucratiques. Souvent, ils ne connaissent pas les règles et les lois. Ils gardent constamment une crainte au fond d’eux-mêmes, jusqu’à ce que leur statut soit établi une fois pour toutes, ce qui peut prendre des années. Alors le CTI les aide un par un, une par une, du mieux qu’il peut, toujours avec la préoccupation de faire les liens avec les campagnes et l’action collective.

NCS – Cela s’est fait en collaboration avec des groupes d’entraide immigrants déjà établis…

Les Philippins, bien présents dans les usines de vêtements et dans le secteur de l’aide domestique, avaient mis en place des structures, comme le groupe PINAY, un organisme à but non lucratif pour les femmes philippines immigrantes, qui effectue un travail admirable, et dont la mission est d’autonomiser les femmes, en particulier les travailleuses domestiques, et de les amener à se battre pour faire valoir leurs droits et leur bien-être.

NCS – Votre travail auprès des travailleurs et travailleuses des « sweatshops » vous a fait connaître, mais aujourd’hui, les conditions ont changé…

D’abord, il y a eu une importante délocalisation dans le secteur du vêtement notamment, comme Gildan qui a déménagé ses usines au Honduras. Autrement, les embauches dans les usines se font maintenant par des agences qui agissent comme intermédiaires entre les travailleurs et les entreprises. De cette manière, celles-ci ne sont plus « responsables », les agences leur permettent de se déresponsabiliser.

NCS – Cette présence des agences est maintenant fortement répandue…

Cela fait tellement l’affaire des employeurs, même si, dans plusieurs cas, le recours à l’agence coûte plus cher que si les travailleurs étaient directement à leur emploi. Les employeurs préfèrent ce système parce qu’il maintient la main-d’œuvre dans un état de constante précarité. Les agences se retrouvent maintenant partout, dans tous les secteurs, la santé et les soins pour les personnes en perte d’autonomie, comme on l’a constaté durant la pandémie dans les CHSLD. Elles sont présentes également dans des secteurs technologiques, comme dans les emplois de monteurs de ligne (chez Vidéotron et Bell, pour ne pas les nommer), où les travailleurs, souvent originaires du Maghreb, détenteurs de diplômes de technicien ou même d’ingénieur mais non reconnus au Québec, sont forcés de travailler dans des conditions médiocres, une situation qui découle souvent du statut de travailleur étranger temporaire. Les agences sont omniprésentes dans l’agriculture, l’entretien, les entrepôts, l’aménagement extérieur, l’alimentation; dans les métiers industriels spécialisés également tels les soudeurs, les machinistes, etc., où on retrouve beaucoup d’immigrants.

NCS – La présence de ces agences doit compliquer l’organisation des travailleuses et travailleurs immigrants ?

La précarité et la mobilité qui caractérisent le travail pour les agences rendent effectivement la tâche difficile. De plus, dans ces agences, les travailleuses et les travailleurs migrants possèdent des statuts variés. Certains ont le statut de résident, d’autres sont en attente, beaucoup sont sans-papiers. Les plus précaires sont les réfugié·e·s. Les agences, de connivence avec les entreprises, trouvent des moyens pour les embaucher en dehors des règlements en vigueur. C’est pour cela que le CTI a créé une clinique légale, où des juristes compétents ont pour tâche de démêler les dossiers compliqués que la bureaucratie de l’immigration transforme parfois en cauchemars pour les personnes concernées.

NCS – Les femmes sont souvent encore plus pénalisées que les hommes…

C’est un peu partout pareil, mais en ce qui concerne les travailleuses immigrées, la précarité, les bas salaires et les mauvaises conditions frappent plus fort. On n’a qu’à penser aux travailleuses domestiques dont plusieurs arrivent ici avec le statut de travailleuse temporaire, lié à un seul employeur, et sans recours si un conflit survient entre celui-ci et la travailleuse. On a quand même gagné quelques batailles en poursuivant des employeurs et en faisant appel à la Commission des droits de la personne. Des femmes très courageuses, constamment menacées de déportation, ont mené ces batailles gagnantes.

NCS – Récemment, le CTI a mené une grosse campagne sur les conditions dans les entrepôts.

On compte pas moins de 15 000 travailleurs et travailleuses dans les entrepôts de la région métropolitaine de Montréal en 2011[2], dont plus de 4200 sont à forfait pour des agences de placement. C’est devenu énorme, dans le sillon de la mondialisation qui délocalise la production et érige de puissants systèmes de transport dont le bout de la ligne est constitué d’entrepôts construits dans de grands centres de tri proches des installations portuaires ou ferroviaires. Dans les 366 établissements de ce secteur, l’emploi a augmenté de 39 % depuis 2001. C’est là où on trouve un très grand nombre de travailleuses et de travailleurs immigrants dont les salaires et les conditions de travail se situent au bas de l’échelle.

NCS – Tout cela est encouragé par les autorités étatiques…

Dans la logique des accords de libre-échange, les trois paliers de gouvernement ont décidé de joindre leurs efforts pour faire de Montréal une grande plaque tournante logistique capable de concurrencer Toronto, Chicago, Los Angeles. Montréal International, mandaté par les gouvernements provincial et fédéral ainsi que par la municipalité, grossit les projets d’installations afin de rendre accessibles le plus d’espaces possible, comme on en voit de plus en plus autour de Dorval et jusqu’à Vaudreuil-Soulanges à l’ouest[3]. Selon le chercheur Xavier Leloup de l’Institut national de recherche scientifique, « la situation économique de Montréal repose au moins en partie sur la disponibilité d’une main-d’œuvre flexible, prête à travailler pour des revenus inférieurs[4] ». Ainsi, la transition vers un modèle industriel fordiste a engendré des changements du marché du travail se caractérisant par l’affaiblissement du taux de syndicalisation, la croissance de l’emploi temporaire par l’entremise d’agences de placement et la performance à outrance. Les études démontrent que, malgré la constance du nombre de salarié·e·s à Montréal, le taux de pauvreté a augmenté de 30 % entre 2001 et 2012. Pour Leloup, ces conditions sont au cœur de la croissance de la logistique et du transport à Montréal sous l’égide de la revitalisation économique.

NCS – L’entreprise Dollarama occupe une place importante dans cet écosystème…

Elle gère de très gros entrepôts où plus de 90 % de la main-d’œuvre est immigrante. Alors que Dollarama rapporte qu’elle n’emploie que 200 personnes dans ses entrepôts et centres de distribution, le nombre réel de personnes indirectement embauchées pour travailler dans ces lieux se compte en milliers. À l’origine une entreprise familiale à Montréal autour de l’entrepreneur Larry Rossy, Dollorama est devenue aujourd’hui une firme multinationale ayant plus de 1000 filiales partout en Amérique du Nord[5] et des actifs déclarés de près de quatre milliards de dollars[6]. Quelques faits saillants sont ressortis de notre enquête réalisée auprès des travailleurs et travailleuses de Dollarama[7] :

  • La majorité des employé·e·s sont des hommes venus d’Haïti et du Nigéria.
  • La majorité des travailleurs est employée par les agences.
  • Le salaire minimum n’est pas toujours respecté et en général les salaires oscillent entre 12 et 15 dollars l’heure. 60 % des travailleurs employés par les agences sont moins payés que les employés réguliers. 40 % des travailleurs ne bénéficient pas de congés payés ni de congés pour cause de maladie.
  • Le travail en général est lourd et pénible. Il faut soulever et transporter des marchandises. Les patrons ont mis en place des systèmes informatiques pour surveiller chaque geste et intensifier les cadences.
  • Les horaires sont variables, les travailleurs sont requis d’être disponibles en tout temps.
  • 40 % des employés affirment n’avoir reçu aucune formation en matière de santé et de sécurité au travail. 25 % ont été victimes d’accidents de travail.

Quand la pandémie a éclaté, Dollarama ne fournissait aucun équipement de protection, même pas de masques. L’Association des travailleurs et travailleuses d’agences de placement (ATTAP) a dénoncé cette situation sur la place publique et, finalement, la compagnie a cédé. Nos amis de plusieurs syndicats sont intervenus à l’assemblée annuelle des actionnaires de Dollarama en juin dernier[8].

NCS – L’exemple de Dollarama laisse penser qu’on peut remporter des victoires, même dans des conditions aussi difficiles…

Il importe de dire que des campagnes très vigoureuses pour améliorer les conditions des travailleuses et des travailleurs dans les entrepôts sont en cours dans le monde. Les géants comme Amazon (876 000 personnes dans le monde) et Walmart sont bien connus pour surexploiter une main-d’œuvre majoritairement féminine et immigrante, mais les gens s’organisent aux États-Unis, en France, en Pologne. On voit donc que le vent change, au moins lentement…

NCS – Et au Québec ?

Ainsi, l’ATTAP (une association organisée par le CTI) a joué un rôle de premier plan dans le processus d’adoption en 2018 du projet de loi 176 du gouvernement Couillard qui, pour la première fois en droit du travail québécois, encadre certains des problèmes émergeant avec les agences de placement. Parmi les réformes qui améliorent les conditions de travail liées aux agences, on compte l’équité salariale pour les journalières et les journaliers de sorte qu’elles et ils ne puissent plus être embauchés comme « main-d’œuvre à rabais » ; une coresponsabilité de l’agence et de l’entreprise cliente en matière de rémunération, afin d’assurer que les salaires impayés soient effectivement remboursés ; l’obligation pour les agences de s’inscrire auprès de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité au travail (CNESST). Une plainte formelle auprès de cet organisme gouvernemental peut entraîner pour l’agence la perte de sa licence commerciale. Certes, ces réformes ne sont qu’un premier pas.

NCS – Bref, des avancées partielles sont envisageables, mais le problème structurel demeure…

La croissance phénoménale des entrepôts, du précariat, des agences de placement, n’est pas un hasard. Elle s’inscrit en plein dans le capitalisme d’aujourd’hui. On serait naïf de penser que c’est un épiphénomène ou une situation qui va se résorber. Avec cette économie mondialisée, le rapport de forces est nettement passé du côté des employeurs. Malgré cela, la lutte, comme on le dit souvent, paie. Une dimension intéressante de cette lutte a été et demeure celle d’amener cette situation intolérable dans la rue, sur la place publique. Avec nos amis du monde communautaire et des syndicats, on a réussi à faire sortir le chat du sac. Car dans la shop, si on peut dire, l’organisation progresse difficilement, vu le précariat, le roulement de personnel, les craintes des gens qui y travaillent, etc.

NCS – Il faudra des changements politiques…

Le capitalisme « sauvage » qui s’exprime par les conditions de travail évoquées dans cette discussion doit être affronté, il n’y pas vraiment d’autres possibilités. Pour le CTI, le problème est systémique et la solution est systémique. Outre l’amélioration des conditions de travail, nos stratégies visent à renforcer le pouvoir des travailleurs et des travailleuses par l’organisation collective. Ce n’est évidemment pas seuls que nous allons régler le problème ! Notre travail a donc pour but de participer à une tâche longue et complexe d’éducation populaire. Les personnes immigrantes qui nous fréquentent comprennent davantage les enjeux en réalisant que leurs problèmes ne sont pas individuels. Tout cela se fait en réseau, avec des alliances, où le CIT, par son travail acharné, trouve sa place. C’est encore plus vrai qu’auparavant, d’autant plus que le CTI a maintenant des affiliés dans la région de Québec, au Saguenay, dans le Bas-du-Fleuve. Le message passe !


  1. Voir à ce sujet, Cheolki Yoon et Jorge Frozzini « La bataille des 15 dollars de l’heure. L’expérience du Centre des travailleurs et travailleuses immigrants », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 20, automne 2018.
  2. Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTI) et Association des travailleurs et travailleuses d’agences de placement (ATTAP), Commission sur le travail dans les entrepôts de Montréal, 2019.
  3. En 2015, le gouvernement Couillard a alloué 400 millions de dollars à ce secteur avec une autre tranche de 100 millions pour l’amélioration des infrastructures (ports, aéroports, routes, etc.). Les entreprises par ailleurs bénéficient d’une fiscalité très avantageuse, ainsi que de subventions à l’emploi. Récemment, un mégaprojet de construction d’infrastructures pour stocker et déplacer des marchandises, Ray-Mont Logistiques, a été proposé dans l’Est de Montréal sur des terres qui appartenaient au CN. La Chambre de commerce pousse évidemment très fort pour que cela survienne. Il y a aussi une forte opposition populaire.
  4. Xavier Leloup, Florence Desrochers et Damaris Rose, Les travailleurs pauvres dans la RMR de Montréal. Profil statistique et distribution spatiale, Montréal, INRS-Centre Urbanisation Culture Société et Centraide du Grand Montréal, 2016.
  5. Depuis 2004, la famille Rossy a vendu la majorité des actions de l’entreprise à Bain Capital LLC, une firme de Boston spécialisée en capital-investissement, capital de risque, crédit et gestion alternative (hedge fund).
  6. Chiffres partiels pour 2021.
  7. Le CTI en collaboration avec l’ATTAP a mené une enquête sur les conditions de travail dans les entrepôts : Commission sur le travail dans les entrepôts de Montréal, 2019, op. cit., <https://iwc-cti.ca/wp-content/uploads/2021/01/Rapport_CTI_final_FR.pdf>.
  8. CTI, Résolution revendiquant la protection des droits de la personne à Dollarama déposée à l’assemblée générale annuelle des actionnaires de Dollarama, communiqué, 8 juin 2021.

 

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