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La formation professionnelle : entre travail et capital

Sébastien Bouchard. Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 26, L’École publique au temps du néolibéralisme, automne 2021. Sébastien Bouchard est un militant social, syndical et politique de la région de Québec.
La formation professionnelle (FP) est offerte chaque année dans les centres de formation professionnelle publics du Québec à plus de 120 000 élèves, majoritairement des adultes. On y enseigne plus de 200 programmes différents, dont près de 150 menant à un diplôme d’études professionnelles (DEP)[1]. Bien qu’une partie importante des enfants de la classe ouvrière québécoise y reçoive une formation qui mène à un métier spécialisé, la majorité de la gauche politique méconnait les enjeux spécifiques de la formation professionnelle.
Comprendre l’évolution et les enjeux actuels de la FP n’est pas chose facile. D’une part, il faut prendre en considération la place de la FP dans le réseau d’éducation québécois ainsi que dans le monde de la formation de la main-d’œuvre. D’autre part, il faut considérer les forces en présence qui exercent des pressions sur le fonctionnement et le rôle de la FP. Dans ce sens, c’est la contradiction historique entre travail et capital qui nous semble la plus déterminante pour comprendre le développement de la FP au Québec.
Après un bref détour théorique, ce texte se penchera sur les différents enjeux liés à la faible présence des jeunes en FP, à l’application du principe d’adéquation formation-emploi et à l’organisation de la FP. Nous tenterons de ne pas nous limiter à des principes généraux, mais plutôt de présenter plusieurs enjeux spécifiques.

Quatre conceptions de la formation professionnelle

Une première ligne de tension entre le travail et le capital est la finalité que l’on donne à la FP. Quel est le rôle de la FP dans la société et dans l’économie ? La FP est-elle une formation de base pour les jeunes ? Est-ce une formation de la main-d’œuvre strictement pour les besoins des entreprises ? Nous présenterons tout d’abord les conceptions libérale, sociale libérale, sociale-démocrate et marxiste de la FP et de la formation de la main-d’œuvre.
Le sociologue Christian Maroy[2] propose un exercice de typologie en opposant trois conceptions des politiques de formation en Europe que nous interpréterons et transposerons à la FP au Québec.
La conception libérale considère que c’est par un marché d’activités privées de formation que l’équilibre entre l’offre et la demande de formation peut être atteint. C’est aux individus ou aux entreprises d’orienter l’offre de formation par leurs demandes. Malgré la présence de formations privées, cette vision reste peu présente au Québec.
La conception sociale libérale fait de l’intervention de l’État en FP une priorité économique, autant pour les questions de chômage et d’employabilité que pour le virage technologique des entreprises. C’est aux individus de se responsabiliser pour maintenir à jour leurs compétences. Les modifications des structures de formation visent à flexibiliser, diversifier et individualiser les parcours, leurs rythmes et les formes de reconnaissance. Cette vision comporte une logique « adéquationniste », comme le souligne Maroy. Nous reviendrons plus loin sur l’adéquation formation-emploi.
Au Québec, la formation à l’emploi est devenue un enjeu majeur dont se sont saisis les principaux acteurs patronaux, syndicaux et étatiques. C’est probablement le ministère de l’Emploi qui s’inscrit le plus directement dans cette logique sociale libérale par la promotion de formations courtes, bien que les autres acteurs y consentent aussi en partie. Les plans de relance économique, tout comme ceux visant à diminuer les pénuries de main-d’oeuvre qualifiée, sont aussi bâtis dans ce registre. Les syndicats industriels et de métier encouragent la formation continue et la requalification des personnes qui ont perdu leur emploi. Ils souscrivent à une bonne offre de FP afin de permettre l’accès à un diplôme reconnu qui, lui, donnera accès à un métier spécialisé et à une convention collective qui lui est attachée. Cette vision s’oppose à celle de plusieurs employeurs qui cherchent des formations courtes d’employé·e·s jetables pour répondre à des besoins à court terme.
Dans la conception sociale-démocrate, la formation constitue un outil d’émancipation citoyenne et d’égalisation des chances, mais elle n’est pas une priorité économique pour l’État. L’enjeu du chômage est relié aux politiques de plein emploi – par la croissance économique et la réduction du temps de travail – mais non aux politiques de formation. Le point de vue social-démocrate est encore repris au Québec par des syndicats et même dans le discours officiel de l’État, mais ce dernier le subordonne habituellement à une vision sociale libérale.
De son côté, Nico Hirtt de l’Appel pour une école démocratique propose une analyse marxiste du discours dominant sur l’éducation qui « considère celle-ci comme un “capital humain”, dont le développement serait profitable à la fois aux individus (employabilité) et aux sociétés (croissance économique). Ce discours idéologique a pour fonction principale de justifier une adéquation fine de l’école aux évolutions du marché du travail[3] ». Hirtt oppose à cette vision celle d’une éducation qui développe chez les futurs travailleurs et travailleuses une compréhension des changements et leur émancipation culturelle.

La place de la FP comme formation de base pour les jeunes au Québec

La FP fait partie d’un réseau scolaire traversé par des contradictions qui résultent des luttes sociales des 60 dernières années. Les batailles de la Révolution tranquille, puis du mouvement étudiant ont permis de donner largement accès aux études postsecondaires grâce au réseau public des cégeps et des universités du Québec, à de faibles frais de scolarité et au système de prêts et bourses. Cet aspect progressiste du réseau québécois d’éducation postsecondaire est cependant contrebalancé à la source par le modèle régressif en place au secondaire. On y trouve une forte ségrégation scolaire et sociale entre les élèves des écoles privées, du réseau public sélectif et du réseau public régulier, ce qui défavorise la réussite scolaire des élèves du régulier. Ce sont les élèves des classes populaires et ouvrières, incluant celles et ceux issus de l’immigration, qui sont pénalisés par ce modèle. Le taux de décrochage important engendré en partie par cette situation est comblé partiellement par un important raccrochage des jeunes adultes par l’intermédiaire des centres d’éducation des adultes et par la formation professionnelle. Dans ce contexte, quelle est la place des jeunes en FP ?
C’est à partir des années 1960 que la formation à un métier s’effectue principalement dans les institutions publiques d’enseignement. Le rapport Parent amène l’unification de l’enseignement secondaire dans les écoles polyvalentes. On y regroupe la formation générale et professionnelle afin de combattre les effets d’inégalités sociales et scolaires que causerait une structuration en filières scolaires séparées. Le système est bâti pour que la FP soit une formation de base, une option parmi d’autres pour les élèves au deuxième cycle du secondaire. Ce principe guide aussi la création des collèges d’enseignement général et professionnel, les cégeps, où les programmes préuniversitaires et techniques (appellations d’aujourd’hui) ont en commun des matières générales et sont donnés dans un même lieu.
Le rehaussement des aspirations scolaires des parents, le sous-financement du secteur professionnel et une certaine confusion entre la FP et les cheminements particuliers pour les élèves en difficulté ont peu à peu entraîné une dévalorisation de la FP. Autrement dit, pour plusieurs, l’adage « qui s’instruit, s’enrichit » ne vise pas à améliorer la condition ouvrière, mais à en sortir. Le modèle québécois se caractérise alors comme centré sur l’enseignement général au secondaire, l’obtention du diplôme d’études secondaires (DES) et l’inscription au cégep. Encore aujourd’hui, ce sont moins de 20 % des élèves qui accèdent à la FP avant l’âge de 20 ans, ce qui n’est pas le cas dans la plupart des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). La majorité des élèves québécois accèdent à la FP après avoir terminé leur DES, et ce, même si on peut s’y inscrire à partir de 16 ans, après la réussite des matières de base de troisième ou quatrième secondaire, sauf exception. Enfin, une grande partie des élèves en FP s’y inscrivent après une interruption de leurs études.
La réforme Ryan de 1986 modifie l’organisation de la FP en réunissant les jeunes et les adultes dans des centres de formation professionnelle situés pour la plupart à l’extérieur des écoles secondaires. Depuis, on explore différentes mesures qui visent à augmenter le nombre de jeunes en FP. La réforme de l’éducation des années 2000, la réforme Marois, n’améliorera pas la situation.
Il reste la solution facile pour le ministère de l’Éducation, celle de diminuer les préalables pour que plus de jeunes puissent être admis en FP. Pourtant, diminuer les exigences d’admission favorise par la suite les échecs et dévalorise la FP, ce qui démotive encore plus les parents d’y envoyer leurs enfants. La FP ne devrait pas être une voie d’évitement pour les élèves en difficulté, mais une formation solide pour toutes les personnes qui souhaitent avoir un métier spécialisé.
L’apprentissage en concomitance de la formation générale et de la FP (pour l’acquisition des préalables à la FP ou pour l’obtention du DES) est une voie qui offre plusieurs avantages, mais aussi plusieurs contraintes. Elle exige des conditions qui ne sont pas toujours réunies : horaire intégré, financement suffisant pour le soutien aux élèves, offre diversifiée de programmes de FP, exigence que les élèves aient au moins 16 ans pour accéder à la FP et qu’ils aient réussi leurs matières de base de troisième secondaire.
Autre problème majeur : la FP est considérée comme une formation terminale ne pouvant pas mener au cégep. À la suite du Forum sur l’avenir de l’enseignement collégial de 2004, malgré le Plan de rapprochement en matière de formation professionnelle et technique[4] (FPT), on ne voit l’instauration que de 29 passerelles locales DEP-DEC (diplôme d’études collégiales), alors que des passerelles nationales auraient dû être établies. Aujourd’hui, seules certaines régions bénéficient, surtout dans le secteur de l’informatique, d’un vrai programme DEP-DEC ou DEP-DES-DEC avec la reconnaissance pour le DEC des unités obtenues à l’intérieur du DEP. Finalement, il y a beaucoup plus d’élèves qui passent du cégep vers la FP que de la FP vers le cégep.
La faible présence des jeunes en FP constitue une lacune majeure de notre système d’éducation qui a des effets sociaux et économiques. Cette situation explique une partie du fort taux de décrochage (et de raccrochage) au Québec et retarde la qualification des futurs travailleurs et travailleuses, et donc leur accès à des emplois de meilleure qualité.
Parmi les options existantes pour changer la situation, il y aurait l’instauration d’une voie régulière visant l’acquisition simultanée du DES dans les écoles secondaires et du DEP dans les centres de FP. Le tout mènerait au cégep, comme dans le modèle finlandais. Sinon, on pourrait minimalement ajouter des options ou des projets particuliers en FP au secondaire. Le DEP pourrait aussi être remplacé par un DES professionnel (comme les DEC). Dans tous les cas, il faudra que la société, les entreprises et les parents valorisent la FP, les métiers vers lesquels elle mène et la classe ouvrière qui en est issue. Cette valorisation passe bien sûr par les luttes syndicales des travailleurs et travailleuses des métiers issus de la FP. Notons d’ailleurs que le salaire moyen des métiers à prédominance masculine est plus élevé que celui des métiers à prédominance féminine.

L’adéquation entre la formation professionnelle et le monde du travail

Un point de tension important entre le travail et le capital concernant la FP est la définition, l’importance et la mise en œuvre du principe d’adéquation formation-emploi. Il faut d’abord distinguer l’adéquation qualitative, entre le contenu des formations et les activités de travail, et l’adéquation quantitative, entre la quantité de main-d’œuvre formée et la quantité d’emplois disponibles. Cette adéquation peut être établie au niveau macro (national), méso (par région ou secteur) ou micro (entreprise et individu). Dans la forme la plus caricaturale de cette adéquation, Sam Hamad, alors ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale, expliquait qu’il y avait 100 000 personnes sur l’aide sociale et 100 000 emplois à combler, et que la formation pouvait résoudre ce problème !
Les principaux outils de concertation pour la gestion de l’adéquation formation-emploi sont institués dans les années 1990, dont le Comité national des programmes d’études professionnelles et techniques (CNPEPT) en 1993. Des représentantes et représentants patronaux, syndicaux et du milieu de l’éducation conseillent le ministère de l’Éducation sur les enjeux touchant la FPT, notamment les programmes. En 1995, la Loi favorisant le développement de la formation de la main-d’œuvre[5] (la loi du 1 %) est adoptée et oblige les entreprises à investir 1 % de leur masse salariale dans la formation ou à verser ces sommes au Fonds national de formation de la main-d’œuvre. La gestion de ce fonds est assumée par la Commission des partenaires du marché du travail (CPMT), une concertation syndicats-patronat-État, et par les comités sectoriels de main-d’œuvre (CSMO), le tout en lien avec le ministère de l’Emploi.
En janvier 2010, le premier ministre Jean Charest convoque le Sommet de Lévis sur l’avenir économique du Québec. Un grand nombre d’acteurs politiques, patronaux et syndicaux, soulignent l’importance de la formation comme outil de relance économique et de lutte au chômage. À partir de ce moment, la question de l’adéquation formation-emploi devient une priorité. En 2011, les ministères de l’Éducation et de l’Emploi organisent une consultation sur l’amélioration de l’adéquation entre la formation et les besoins du marché du travail. La conception des programmes est confiée au CNPEPT. Du côté du ministère de l’Éducation, une Direction de l’adéquation formation-emploi doit poser un diagnostic sur l’état de chaque programme. La CPMT établit une priorisation quantitative des besoins en FPT, par exemple en désignant les 50 programmes en haut de la liste. Cette priorisation influe entre autres sur le choix des programmes où des bourses sont disponibles pour les élèves ainsi que sur le financement de certaines mesures pour le réseau de l’éducation. Enfin, on vise une adéquation qualitative par une augmentation de l’enseignement en milieu de travail. Le plan budgétaire 2015-2016 dégage 123,6 millions de dollars pour améliorer l’adéquation formation-emploi, dont 70 millions gérés par la CPMT. Enfin, en 2016, le Projet de loi no 105 introduit la notion d’adéquation entre la formation et les besoins régionaux ou nationaux de main-d’œuvre dans le projet éducatif.
Plusieurs problèmes se posent avec l’application du principe d’adéquation formation-emploi au Québec. Du côté de l’adéquation qualitative, il est bien sûr souhaitable que les programmes soient mis à jour. La décision du ministère de l’Éducation de limiter à 18 mois le temps de révision des programmes constitue une bonne nouvelle dans ce sens. Cependant, il faut s’assurer que les programmes restent qualifiants, polyvalents et que les savoirs acquis soient transférables, c’est-à-dire qu’ils permettent aux futurs travailleurs et travailleuses de progresser dans leur métier et dans les métiers connexes tout au long de leur vie. Dans ce but, il ne faut pas encourager l’offre de formations courtes – attestations d’études professionnelles (AEP), attestations d’études collégiales (AEC), programmes d’apprentissage en milieu de travail, formations privées – qui dédoublent des programmes complets, DEP ou DEC.
Concernant l’adéquation quantitative, il y a plusieurs enjeux. Tous sont d’accord pour mieux informer les organisations et les personnes sur les perspectives d’emploi à partir de données qu’on voudrait fiables. Toutefois, ces prévisions restent des exercices théoriques qui, comme les prévisions économiques, sont incapables de prévoir les crises et les mutations rapides. De plus, ces analyses ne tiennent pas compte de certaines réalités du monde du travail – par exemple l’existence de plusieurs microentreprises – ni de l’existence de certaines formations publiques (AEC) ou privées, ce qui biaise les analyses.
L’amélioration de l’accessibilité ainsi que de la diversité de l’offre de FP est un enjeu majeur en ce qui a trait à l’adéquation formation-emploi en région. L’importance de mieux promouvoir la FP, particulièrement auprès des jeunes et de leurs parents, est reconnue par tous les acteurs concernés. Il faudrait bonifier le financement pour le démarrage des petites cohortes afin de maintenir la diversité de l’offre en région, et améliorer le système des prêts et bourses. Les exigences d’Emploi-Québec, l’offre de formation à temps partiel et le transport devraient être mieux planifiés. De nouveaux programmes pourraient aussi être développés (par exemple, cordonnerie, massothérapie, gestion parasitaire). Enfin, la mise à jour continue des équipements et des espaces de formation est nécessaire.
Une expérience d’adéquation quantitative massive a eu lieu à l’été 2020 dans le contexte de crise de la pandémie de COVID-19, et on doit en tirer des leçons. On parle ici de près de 10 000 personnes formées dans le cadre de l’AEP menant au métier de préposé·e aux bénéficiaires en CHSLD. D’un côté, une combinaison de publicités (incluant un appel du premier ministre), de bourses (conditionnelles), d’une certaine sélection des candidats et candidates et de salaires bonifiés a permis de constituer rapidement de nouvelles cohortes motivées pour l’apprentissage, ce qui est positif. En revanche, on doit dénoncer la diminution de la durée de la formation et de l’encadrement en stage par les enseignants et enseignantes, ce qui n’est pas sans conséquence sur la qualité de la formation et, à terme, sur la rétention en milieu de travail. Sur ce plan, il faudrait aussi parler de la nécessité d’améliorer les conditions de travail des préposé·e·s.
Ces dernières années, des expériences d’adéquation qualitative se sont multipliées avec des formations comportant un apprentissage accru en milieu de travail, allant jusqu’à 50 % de la durée du programme. Réputé ailleurs pour répondre aux besoins des entreprises, ce modèle ne convient pas à la grande majorité des entreprises du Québec qui n’ont pas l’intérêt ou la capacité d’accueil des élèves en apprentissage sur de très longues durées. Par ailleurs, c’est la présence de l’enseignant ou de l’enseignante en milieu de travail qui détermine en grande partie la qualité de la formation. Il faut donc y voir une expérience à portée limitée, souvent dépendante d’un financement spécial, qui ne peut en aucun cas être généralisé.
Un modèle particulier de gestion de l’adéquation formation-emploi est en place avec la Commission de la construction du Québec (CCQ), un organisme de concertation patronal-syndical. Sauf exception, l’accès aux chantiers de construction est réservé aux personnes ayant réussi leur DEP, ce qui est très intéressant. Elles deviennent alors des apprentis et doivent accomplir un certain nombre d’heures sous la supervision d’un compagnon. Le problème reste les exceptions et les pressions du patronat afin d’« ouvrir le bassin » pour les personnes sans diplôme, ce qui s’observe lorsqu’il y a des pénuries régionales. En améliorant l’accessibilité et la publicité pour les DEP des métiers en pénurie, on pourrait pourvoir les postes vacants avec des travailleuses et travailleurs qualifiés.

L’organisation de la FP

Le mode d’organisation de la FP, sous la responsabilité du ministère de l’Éducation, et donc du gouvernement, génère aussi des contraintes qui constituent autant d’enjeux politiques.
Une première contrainte est le financement de la FP. L’alternance au cours des dernières décennies entre les politiques de déficit zéro et de réinvestissement a eu des effets importants, notamment sur la mise à jour des équipements et sur les services pour les élèves en difficulté. Le mode de financement, octroyé sur la base de la sanction de chacune des compétences acquise par les élèves (et non sur la base de l’inscription), crée une instabilité qui pousse des directions vers une gestion comptable d’enjeux pédagogiques : il y a là une incitation insidieuse mais réelle à une baisse des exigences. Enfin, un sous-financement récurrent touche l’offre de service d’aide à l’apprentissage pour les élèves ayant des besoins particuliers.
D’autres enjeux pédagogiques ont aussi une influence sur les formations offertes. On assiste à une diversification des modes d’enseignement (traditionnel, individualisé, à distance), tout comme des modalités d’organisation des stages, sans oublier la reconnaissance des acquis (RAC) offerte aux personnes d’expérience. S’il existe plusieurs expérimentations heureuses, d’autres ne sont pas concluantes, par exemple l’apprentissage à distance de métiers demandant beaucoup de manipulations complexes. Dans tous les cas, la manière dont est offert l’enseignement doit être le résultat d’une décision pédagogique de l’équipe enseignante afin de favoriser l’apprentissage des élèves, et non une décision comptable reliée au financement.
Les conditions de travail et d’enseignement sont aussi des incontournables. Les enseignants et enseignantes en FP doivent combiner une expérience de métier et, sauf exception, suivre un baccalauréat en enseignement professionnel de quatre ans une fois en emploi dans un centre de FP. Cette situation impose des aménagements pour favoriser l’insertion. Le taux de précarité à 70 % du personnel enseignant fragilise les équipes enseignantes. L’implantation de nouveaux programmes ou la conversion d’un mode d’enseignement ou de stage à un autre mode génère un surplus de travail important qui devrait être mieux reconnu.
Se pose aussi la question de l’exercice de la démocratie dans les centres de formation professionnelle. Le pouvoir du personnel et des élèves doit être amélioré. Il faut bonifier et consolider les mécanismes de consultation et de participation des enseignantes et des enseignants. Les élèves, quant à eux, devraient pouvoir être inclus dans la Loi sur l’accréditation et le financement des associations d’élèves ou d’étudiants qui s’applique au niveau collégial et universitaire. Cela permettrait une jonction entre les élèves de la FP et le reste du mouvement étudiant, ce qui pourrait faire la différence.

Conclusion

Ce texte, en raison de l’espace alloué, n’a pu discuter d’une série d’enjeux. Pensons au rôle de la FP sur la francisation des milieux de travail, sur la présence des femmes dans les métiers non traditionnels ou sur le développement des communautés autochtones et le développement régional.
De nombreuses enquêtes ont démontré que la FP offre des formations de qualité, appréciées autant des travailleurs et travailleuses qui les ont suivies que des employeurs qui ont embauché les diplômé·e·s. Son développement n’est pourtant pas exempt des pressions contradictoires du capitalisme sur l’éducation. D’un côté, le patronat souhaite que l’on produise à faibles couts et en grande quantité une main-d’œuvre qualifiée et flexible sans nécessairement offrir des conditions de travail favorables à son attraction et à sa rétention. De l’autre, la bourgeoisie, mais aussi la petite bourgeoisie, veut assurer la reproduction des classes sociales à son avantage, ce qui implique une hiérarchie sociale qui dévalorise la classe ouvrière, et corollairement la FP.
Il y a une place à prendre – ou plutôt à reprendre – pour les mouvements de gauche dans la formation professionnelle initiale et continue de la classe ouvrière. Ces dernières décennies, avec raison, les mouvements progressistes ont été vivement occupés à lutter contre la marchandisation générale du système éducatif, qui remet en cause son accessibilité pour toutes et tous, ainsi que ses fondements d’équité et d’égalité des chances, et ce, à tous les ordres d’enseignement. Ils en ont peut-être perdu de vue les intérêts d’une portion importante de la classe ouvrière en se désintéressant progressivement de la formation professionnelle, dans un contexte où le capital n’a cessé d’élever la formation générale au rang d’exigence à l’insertion sur le marché du travail. Or, la formation professionnelle demeure la voie d’entrée pour de nombreux métiers essentiels qui sont aux fondements de l’économie moderne – et la pandémie de COVID-19 ne nous l’a que trop bien rappelé. Il importe de renouer avec les luttes des décennies antérieures, qui consistaient à enrichir la formation de ces travailleurs et travailleuses. Cette formation doit viser leur émancipation et leur capacité d’agir afin qu’ils et elles ne soient pas captifs des structures et visées patronales au service de la flexibilité et de la rentabilité, mais qu’ils puissent s’organiser, s’approprier leurs milieux de travail ou leurs secteurs d’activité et les transformer pour plus de justice sociale. Il s’agit là d’un impératif pour une gauche ouvrière et sociale que de se doter d’une vision et d’un plan d’action cohérents en matière de formation professionnelle, résolument porteurs de justice sociale et ouvrant la voie à un avenir inclusif et solidaire.

[1] <http://www.education.gouv.qc.ca/fileadmin/site_web/documents/education/Doc-administratif-fp-2020-2021.pdf> et <https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/education/publications-adm/rapport-annuel-de-gestion/MEES_RAG_2018-2019.PDF?1570037423>.
[2] Christian Maroy, « Une typologie des référentiels d’action publique en matière de formation en Europe », Recherches sociologiques, vol. 31, n° 2, 2000, p. 45-59.
[3] Nico Hirtt, « Éduquer et former, sous la dictature du marché du travail », L’École démocratique, n° 55, septembre 2013.
[4] Gouvernement du Québec, Plan de rapprochement en matière de formation professionnelle et technique, ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, Québec, 2006, <www.education.gouv.qc.ca/fileadmin/site_web/documents/dpse/educ_adulte_action_comm/PlanRapprochementFPT.pdf>.
[5] En 2007, cette loi est devenue la Loi favorisant le développement et la reconnaissance des compétences de la main-d’œuvre, et le Fonds national de formation de la main-d’œuvre est devenu le Fonds de développement et de reconnaissance des compétences de la main-d’œuvre.

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