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De la résilience des systèmes de domination

WALNER OSNA*, extrait d'un texte paru dans Histoire engagée, 2 février 2021

La notion de critique est importante dans les œuvres de Luc Boltanski. Luc Boltanski et Ève Chiapello[6], dans leur étude sur le capitalisme, affirment que la critique joue un rôle indispensable dans le processus de changement de l’esprit du capitalisme. Dans Le nouvel esprit du capitalisme, les auteurs ont montré l’importance de la critique dans les différents changements idéologiques qui ont marqué les transformations du capitalisme. Ainsi, ils affirment que «l’esprit du capitalisme est justement cet ensemble de croyances associées à l’ordre capitaliste qui contribue à justifier cet ordre et à soutenir, en les légitimant, les modes d’action et les dispositions qui sont incohérentes avec lui[7]».

La critique trouve sa validité dans trois éléments fondamentaux. Elle doit s’autojustifier, clarifier ses fondements normatifs et mettre en évidence l’injustice, les rapports de force, d’exploitation et de domination du monde. La critique a trois effets sur l’esprit du capitalisme du point de vue de ces deux auteurs. Elle rend illégitimes et inefficaces les esprits antérieurs, elle contraint les porte-paroles du capitalisme à mobiliser le discours du bien commun pour le justifier et implique une analyse moins optimiste du capitalisme. Selon que la critique perd ou gagne, elle peut provoquer le relâchement ou le renforcement des dispositifs de justice.

La critique a une fonction dans la dynamique des épreuves[8]. La notion d’épreuves fait référence à l’événement dans lequel les êtres traduisent leur capacité et ce dont ils sont faits. Lorsque la réalité est liée à des contraintes de justification et les protagonistes estiment que ces contraintes sont respectées, cette épreuve devient légitime. On distingue deux types de critiques, l’une dite corrective et l’autre qui est radicale. L’objectif de la critique corrective est l’amélioration du statu quo. C’est une critique réformiste. Dans la seconde, l’enjeu est l’élimination et le remplacement de l’épreuve par un ordre nouveau. Dans ce cas, c’est la validité même de l’épreuve qui est remise en cause. Il s’agit donc d’une critique révolutionnaire. En fait, la critique désigne d’abord une mauvaise expérience qui implique une plainte, c’est la source de l’indignation. Mais elle nécessite aussi un cadre théorique et argumentaire dans le sens du bien commun. Luc Boltanski[9] a étudié la critique dans sa relation dialogique avec les institutions contre lesquelles elle s’exprime. Selon que la critique est libre de s’exprimer ou non, cela traduit un type de domination.

Des modes de domination

La domination désigne une situation historique qui empêche le déploiement de la critique. Selon le contexte politique, cela peut se faire de façon ouverte ou cachée[10]. Boltanski aborde la question de la domination en relation avec la critique et examine plus précisément les contextes dans lesquels la critique se trouve dans la difficulté de s’exprimer. Toutefois, il précise qu’«aucun régime politique ne peut échapper absolument au risque de la critique, qui est en quelque sorte incorporée, sous différentes formes, à la contradiction herméneutique[11]». Le régime politique est défini par Boltanski comme «les arrangements qui, constitutifs de différentes sociétés historiques, s’établissent autour de la contradiction herméneutique, à la fois pour l’incarner sous différentes formes et pour la dissimuler[12]». Le niveau de blocage auquel fait face l’expression de la critique donne lieu à un mode de domination. Ainsi, la domination est un processus à travers lequel les instances prennent en charge la critique.

Un effet de domination peut être déterminé par son pouvoir à limiter le champ de la critique ou lui empêcher toute influence sur la réalité[13]. Ainsi, un régime politique se définit selon la prise en charge qu’il fait de la contradiction herméneutique[14], car les dispositifs mis en place par celui-ci peuvent éviter la contradiction ou l’étouffer. Une autre articulation importante que l’auteur fait ressortir c’est la relation du pouvoir institutionnel et de la critique. Ainsi, il a souligné : «bien qu’il n’existe sans doute pas de société d’où les formes critiques seraient complètement absentes, différents régimes politiques se distinguent par le rôle qu’ils accordent à la critique face au pouvoir des institutions[15]». Selon que la critique est entravée ou susceptible de s’exprimer, on peut parler de domination simple ou de domination complexe.

Deux grandes situations permettent d’identifier les effets de la domination simple. D’abord, cela est identifiable dans les situations où l’exercice des libertés élémentaires des personnes est en partie ou totalement bafoué. Dans ce cas, la violence est directe et n’est pas seulement physique. Elle est à la fois sémantique et physique. Dans ce cas de figure, l’auteur parle d’oppression et l’assimile à l’esclavage. Toutefois, il reconnait que cela peut se présenter dans des situations autres que l’esclavage. Ainsi, il pense que l’on peut retrouver des cas de figure dans lesquels l’oppression s’exerce par la violence surtout policière afin de dissimuler la critique pour le maintien d’une orthodoxie[16]. Comme nous allons le voir, le régime de Boyer illustre parfaitement comment cette oppression peut exister dans des situations autres que l’esclavage.

Ensuite, on peut parler d’effet de domination simple dans des cas où la critique semble possible et où il y a des justifications de la part des acteurs ou des instances qui assurent la domination. En réalité, dans ce contexte, la critique n’a aucun effet et la justification n’est qu’un prétexte. En somme, dans un régime de domination simple, les instances sont déterminées à maintenir une réalité toute faite afin d’être à l’abri de tous troubles et cela implique nécessairement l’étouffement de la critique. Il y a une réticence au changement et les moyens mobilisés s’assimilent à une situation de guerre continue contre un ennemi intérieur[17]. Boltanski associe la domination complexe (ou gestionnaire) aux «sociétés capitalistes-démocratiques contemporaines» qui sont caractérisées par une rupture avec la domination simple. Dans cette configuration, les actes posés dans l’espace public nécessitent un impératif de justification. On peut imposer des exigences de justification aux agences étatiques, notamment les institutions du capitalisme. C’est un nouveau mode de relation entre institutions et critique qui est établi. La critique est alors intégrée dans les dispositifs institutionnels. L’une des spécificités de ces dispositifs est la non-exclusion du changement; au contraire, ils opèrent par l’intermédiaire de ce dernier.

L’une des particularités des effets de domination complexe est la possibilité offerte à la critique de s’exprimer. Dans cette perspective, il y a une reconnaissance de la critique, au moins dans des situations d’injustice. L’incorporation de la critique et l’ouverture au changement caractérisent le mode de domination complexe.


* Walner Osna est étudiant au doctorat en sociologie à l’École d’études sociologiques et anthropologiques de l’Université d’Ottawa, membre du Collectif de recherche sur les migrations et les racismes (COMIR), du Groupe de recherche et d’appui au développement des collectivités territoriales (GRAD) et  de Cercle d’étude en littérature gramscienne (CELG).

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