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L’hégémonie culturelle selon Gramsci

Par Aurélien Berthier paru dans le magazine AGIR PAR LA CULTURE N°25 // printemps 2011

S’il est un concept qui revient de plus en plus fréquemment dans les discours progressistes, c’est bien celui « d’hégémonie culturelle » qu’a développé le philosophe marxiste italien Antonio Gramsci (1891 – 1937). Mais que recouvre-t-il et quelle stratégie contient-il ?

Membre fondateur du Parti Communiste italien dont il sera Secrétaire général, intellectuel actif, journaliste et créateur du journal l’Unità, Antonio Gramsci est député lorsque, en 1926, il est arrêté par les fascistes et condamné pour conspiration deux ans plus tard. Le procureur mussolinien terminera son réquisitoire par ces paroles : « Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner ». Ruse de l’histoire, c’est durant cette longue incarcération que le socialiste révolutionnaire formera sa pensée, devenant l’un des plus originaux théoriciens du marxisme. Elle se déclinera dans une œuvre fleuve, près de 3000 pages de carnets, sortie clandestinement d’Italie et finalement éditée sous le nom de Cahiers de prison. Ceux-ci constituent une réflexion profonde et visionnaire de l’histoire italienne, du marxisme, de l’éducation (et notamment l’éducation des travailleurs issus de l’industrialisation), de la société civile ou encore de l’hégémonie culturelle. Un fil conducteur les traverse : la culture est « organiquement » liée au pouvoir dominant.

L’HÉGÉMONIE CULTURELLE

Constatant que les révolutions communistes promises par la théorie de Marx n’avaient pas eu lieu dans les sociétés industrielles de son époque, Gramsci formule une hypothèse. Si le pouvoir bourgeois tient, ce n’est pas uniquement par la main de fer par laquelle il tient le prolétariat, mais essentiellement grâce à son emprise sur les représentations culturelles de la masse des travailleurs. Cette hégémonie culturelle amenant même les dominés à adopter la vision du monde des dominants et à l’accepter comme « allant de soi ».

Cette domination se constitue et se maintient à travers la diffusion de valeurs au sein de l’École, l’Église, les partis, les organisations de travailleurs, l’institution scientifique, universitaire, artistique, les moyens de communication de masse… Autant de foyers culturels propageant des représentations qui conquièrent peu à peu les esprits et permettent d’obtenir le consentement du plus grand nombre.

Pour renverser la vapeur, toute conquête du pouvoir doit d’abord passer par un long travail idéologique, une lente préparation du terrain au sein de la société civile. Il faut, peu à peu, subvertir les esprits, installer les valeurs que l’on défend dans le domaine public afin de s’assurer d’une hégémonie culturelle avant et dans le but de prendre le pouvoir.

Exemple récent, l’idéologie néolibérale qui s’est auto-instituée comme seul système d’organisation économique possible. Il est le fruit d’un long travail sous-terrain de conquête des esprits depuis les cercles de réflexion d’économistes américains et européens (think-tanks) des années 50 aux journalistes, hauts fonctionnaires, leaders d’opinion, lobbys et artistes qui imposent peu à peu ses principales idées dans la sphère culturelle : « La compétition généralisée est saine », « Le marché s’auto-régule », « Il faut limiter les dépenses publiques et baisser les impôts », « L’État est un mauvais gestionnaire », etc.) avant de connaître une traduction politique dans la prise de pouvoir par Ronald Reagan aux États-Unis, Margaret Thatcher en Angleterre jusqu’à Deng Xiaoping en Chine.

L’OBJET DUCOMBAT : CONQUÉRIR LASOCIÉTÉ CIVILE

Pour Gramsci, l’État ne se résume pas au seul gouvernement. Même si ces sphères se recoupent souvent, on peut distinguer deux lieux de son pouvoir :
— D’une part, la « société politique » qui regroupe les institutions politiques, la police, l’armée et la justice. Elle est régie par la force.
— D’autre part la « société civile » qui regroupe des institutions culturelles (université, intellectuels, médias, artistes) et qui diffuse de manière ouverte ou masquée l’idéologie de l’État afin d’obtenir l’adhésion de la majorité de la population. Elle est régie par le consentement.
Si dans les régimes dictatoriaux, c’est surtout la société politique qui règne (par l’oppression), dans les sociétés occidentales démocratiques, c’est principalement la société civile qui organise la domination. C’est donc dans son cadre que le combat (culturel) doit être mené et non par une confrontation frontale avec la société politique.

Si l’on suit Gramsci, il faut d’abord distiller les idées progressistes, travailler aux marges et dans les interstices, réaliser un travail de « termite » pour ronger progressivement toutes les bases de la société capitaliste traditionnelle. L’objectif est celui de combattre les intellectuels de la classe dominante. Une tâche que Gramsci confiait aux intellectuels au sens large (ceux qui manipulent des idées), du moins ceux qui sont organiquement lié aux travailleurs. Il faut pour ce faire percer dans les médias de masse, envahir le langage courant, ou encore imposer ses thèmes et ses concepts dans le débat universitaire et public. À gauche, cela pourrait être d’une part de remettre en cause préceptes et mots du néolibéralisme pour les disqualifier et d’autre part d’imposer des thèmes et des termes comme « catastrophe écologique », « salaire maximum », « relocalisation », « gratuité », « coopérative », « paix économique », « services collectifs », « peuple », « décroissance », « précariat », « égalité réelle », « recherche du bien-être », etc.

À ce titre, si internet permet de nos jours une accélération de ce travail de sape et de diffusion de messages contraire à l’ordre du discours, la lutte contre l’hégémonie de la classe dominante doit aussi être menée en profondeur dans les réseaux sociaux humains. C’est notamment le rôle de l’éducation populaire.


Une grande partie de l’œuvre de Gramsci est dans le domaine public et disponible en ligne sur le site des Classiques des sciences sociales.

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