L’idée de société civile est intimement liée à celle de l’État moderne. C’est par rapport à l’État et en dehors de lui, qu’existe la société civile. Cette notion fait référence à une conception particulière du fonctionnement des sociétés nationales modernes qui divise en « morceaux » plus ou moins homogènes la société. Selon cette conception, toute société moderne comporte un État, un secteur marchand, et… le « reste », qui correspond à la société civile. Pour certains, la définition opératoire de la société civile inclut les partis politiques, pour d’autres non. Dans tous les cas, la société civile est extérieure aux instances de régulation officielles. Selon la même logique, la société civile n’est pas non plus le marché. Les actions de la société civile ne concernent pas le commerce ou l’échange de biens commerciaux. Des acteurs économiques ou à caractère marchand peuvent, pour certains, agir au sein de la société civile (comme des associations de commerçants ou de petits entrepreneurs), sans toutefois entrer en relation avec les autres acteurs pour les fins du commerce. Au-delà des débats, retenons que globalement, la société civile désigne les actions des acteurs non-étatiques et généralement non marchands pour influencer l’État.
Mais plus que par la nature de ces acteurs, la société civile se comprend par le rôle qu’elle joue dans les démocraties représentatives. C’est à partir de Hobbes et de Hegel que la société civile devient une entité distincte de l’État et de la famille. Peu à peu, se concrétise l’idée qu’en dehors du pouvoir étatique, puis en-dehors du pouvoir marchand, des contre-pouvoirs peuvent se mettre en place au sein de la société. Pour les penseurs libéraux comme Tocqueville, le rôle premier de la société civile sera d’assurer le lien social entre les citoyens et de permettre une vigilance constante des pouvoirs de l’État. Pour Marx, la société civile organisée en mouvements, réseaux ou groupes, préfigure le renversement possible du pouvoir. Ainsi, pour la majorité des auteurs occidentaux, une des caractéristiques centrales de la démocratie moderne est l’autonomie de la société civile par rapport à l’État, c’est-à-dire la capacité des acteurs de se constituer comme acteur collectif indépendamment de l’État et en-dehors de lui.
Au niveau mondial
L’expression « société civile mondiale », en vogue depuis le milieu des années 1980, désigne généralement les actions des acteurs non gouvernementaux et non marchands (donc excluant les compagnies transnationales) sur la scène internationale, en particulier auprès des institutions internationales telles que l’Organisation des Nations unies (ONU), le Fonds monétaire international (FMI) ou l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Cependant, elle revêt des significations qui varient suivant l’utilisateur. Revendiquée par les acteurs non-étatiques et non-marchands, elle évoque les tentatives faites par ces acteurs pour représenter les intérêts des sociétés civiles nationales et/ou des intérêts sectoriels transnationaux afin de développer un contre-pouvoir aux institutions internationales, non élues, mais ayant néanmoins le pouvoir de prendre des décisions importantes dans la conduite des affaires publiques. Du point de vue des acteurs institutionnels, l’utilisation de l’expression « société civile mondiale » évoque plutôt la reconnaissance de certains interlocuteurs, considérés légitimes et autorisés à dialoguer au sein des institutions internationales. Sans la légitimité du vote et des modes traditionnels de représentation politique, le fait de désigner un interlocuteur, si possible unique, facilite la communication et permet aux institutions internationales de légitimer leur processus de décision. Le cas européen est, à cet égard, exemplaire, l’Union européenne étant très friande des acteurs de la « société civile européenne ».
Dans plusieurs travaux, la société civile mondiale apparaît comme une transposition du concept de société civile nationale au niveau international. Certains auteurs, en particulier en relations internationales, utilisent de fait l’appellation « mondiale » pour désigner l’intervention des acteurs sociaux – nationaux, transnationaux ou internationaux – dans les affaires internationales. C’est une façon commode pour le champ des relations internationales de considérer le rôle des acteurs non étatiques dans le système international. C’est le cas, par exemple, du cycle de conférences sur les droits des femmes organisé par l’ONU au milieu des années 1990 et auxquelles des centaines de groupes de provenances diverses ont participé. Ces groupes ont développé une conception du « mondial » comme « transnational » qui à la fois dépasse l’international (les relations entre des entités nationales) et transcende le national (au sens où il va au-delà du national). Cette conception met en relief des transformations en cours, autant dans la manière de considérer le rapport au territoire des sociétés modernes que dans la manière d’organiser l’action collective. Dans cette perspective, la société civile se mondialiserait en même temps que l’économie, faisant émerger des réseaux d’acteurs sociaux, différents des organisations internationales non gouvernementales auxquelles nous étions habituées. Depuis 2001, les différentes éditions des forums sociaux mondiaux (FSM) et régionaux, qui rassemblent des milliers de militants de tous horizons durant plusieurs jours et qui visent l’échange des pratiques et la mise en commun des luttes en-dehors des agendas institutionnels, correspondent à cette idée du mondial transnational. Ces initiatives militantes renvoient à la construction d’une compréhension particulière du monde qui reconnaît l’interdépendance entre des entités sur l’ensemble de la planète et la nécessité de construire des solidarités au-delà des frontières nationales. Il ne s’agit pas seulement de nommer le lieu institutionnel – l’international – mais bien de décrire un processus de « mondialisation » en cours. Le réchauffement climatique est, dans cette perspective, perçu comme un problème mondial, au sens de transfrontière, dans la mesure où il concerne tout le monde et ne s’arrête pas aux frontières des États-nations, et appelle des réponses mondiales, elles aussi. Ici, la notion de « mondial » décrit un processus de déterritorialisation des acteurs et des problèmes qui les occupent.
Comme on le voit, sur le plan conceptuel, on peut donc parler de « société civile » dans le cadre national et de « société civile au-delà de ce cadre ». Mais indépendamment du nom employé, ce sont les acteurs collectifs des sociétés civiles et leurs actions politiques qui peuvent nous permettre de mesurer leur apport au développement politique en général (et pas uniquement au développement international).
À quoi ça sert ?
Il est toujours difficile et délicat de répondre à cette question de manière directe, en considérant, par exemple, les impacts des actions des acteurs de la société civile d’un État sur les politiques publiques ou sur les décisions gouvernementales (et idem dans le cas des institutions internationales). Il n’est généralement pas possible de faire ce lien direct. Néanmoins, plusieurs rôles fondamentaux peuvent être attribués aux acteurs collectifs organisés des sociétés civiles.
Enrichir les débats publics. Sur le plan national, les groupes de la société civiles ont un rôle fondamental à jouer dans les démocraties représentatives libérales du type de celle que nous avons au Canada. En effet, ce sont très souvent ces groupes, plus que les partis politiques, qui empruntent la voie de l’innovation politique et qui permettent à de nouvelles idées de se frayer un chemin dans le discours et les pratiques des acteurs politiques traditionnels. Ce sont aussi ces acteurs qui transforment les frontières du débat public pour tenter d’y inclure des thématiques jugées urgentes –nouvelles ou non- pour le bien collectif. Par exemple, lors des occupations de places publique, comme les États-Unis et le Canada ont connu en 2011 (aussi connu sous le nom du mouvement Occupy), les revendications de manifestants et de personnes qui campaient lors de ces occupations, ont ramené à l’avant-plan des débats politiques, la question du 1% des plus riches et des inégalités socio-économiques extrêmes. Des travaux ont montré qu’après ces événements de mobilisation, le débat public s’est emparé de ce thème, auparavant absent des grands médias, et des plateformes publiques de discussion, y compris pour les partis politiques et de diverses campagne électorales dans plusieurs pays dans le monde (Ancelovici, Dufour et Nez, 2016).
Résistance politique. Les acteurs collectifs des sociétés civiles jouent également un rôle très important de contre-pouvoir et de résistances politiques. Par exemple, au Québec, ce sont les militant.es du mouvement environnemental, composé à la fois de groupes comme Greenpeace, de comités de citoyen.nes et de leur regroupement, qui ont permis l’adoption d’un moratoire sur l’exploitation des gaz de schiste. Le mouvement étudiant s’est régulièrement mobilisé depuis les années 1970 pour freiner l’augmentation des frais de scolarité et préserver, au moins partiellement, le principe de l’accessibilité des études supérieures. Mais ces résistances ont lieu partout. En Amérique du Nord, en Amérique latine, en Europe, en Asie, en Afrique, au Moyen-Orient, les sociétés civiles résistent aux mesures néolibérales prises par les gouvernements nationaux qui visent directement les conditions de vie des populations. Parfois, les mobilisations sont à ce point fortes qu’elles peuvent entraîner un changement de régime (comme en Égypte et en Tunisie en 2011) ou précipiter des élections.
À l’échelle mondiale, l’organisation des contre-sommets internationaux et les mobilisations contre les accords commerciaux internationaux de la fin des années 1990 et ses suites, ont questionné la manière de concevoir la mondialisation des échanges commerciaux. Les mobilisations contre l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) en 1999 à Seattle, qui a rassemblé des milliers de manifestants, constituent l’un des évènements les plus connus. Depuis, les rencontres du G8, puis du G20, et les différents cycles de rencontres de l’OMC, ont été la cible systématique de manifestations. Au Québec, le Sommet des peuples des Amériques d’avril 2001, organisé pour protester contre les négociations autour de la Zone de libre-échange des Amériques, a constitué un élément marquant des luttes contre la mondialisation et a entraîné l’abandon de cet accord.
On retrouve aussi, dans l’histoire plus anciennes, des exemples de mobilisations victorieuses des sociétés civiles : le mouvement anti-esclavagiste au xixe siècle ou le mouvement pour le suffrage féminin au début du vingtième siècle dans les démocraties représentatives. Ils ont tous deux menés à de profondes transformations des sociétés et des droits individuels et collectifs. Évidemment, les luttes ont été de très longues haleines et n’ont pas abouti directement et immédiatement à des changements concrets dans les politiques et les pratiques des États. Néanmoins, on voit bien avec ces exemples historiques, que des gains réels ont été arrachés par ces conflits et que des changements majeurs ont eu lieu dans la manière dont nous concevons et pratiquons notre démocratie. Dans de nombreuses sociétés, ce sont également les mouvements ouvriers qui ont permis l’adoption de droits liés au travail, dont le droit de grève.
Refonder l’action sociale et politique. L’action politique contestataire fait partie intégrante de l’action politique dans les démocraties représentatives ; elle en est même souvent le moteur premier des transformations. Les mobilisations récentes contre les politiques d’austérité ont montré que des alternatives étaient possible et que la crise économique (et politique) n’était pas une fatalité : on peut choisir collectivement de « faire autrement ». C’est en ce sens que les sociétés civiles participent à refonder le social et le politique, c’est-à-dire, à modifier les termes mêmes des possibilités de l’action. Ces acteurs, par leurs actions et leurs discours, rendent possible le fait de faire et de penser les choses d’une autre manière. C’est sans doute le rôle central des acteurs collectifs non-institutionnels.
Néanmoins, au-delà des actions de type protestataire, les acteurs collectifs de la société civile utilisent une large boîte à outils pour porter leurs revendications. Par exemple, les mouvements féministes utilisent certes la manifestation, mais nouent également des alliances avec des actrices alliées à l’intérieur de l’État, pour faire avancer des revendications qui vont dans le sens des droits des femmes (question de la parité dans le personnel politique ; droit à l’avortement). D’autres initiatives créent des pratiques alternatives, en faisant les choses directement et non en les revendiquant pour l’avenir. Ainsi, dans le domaine de l’agriculture, certaines communautés ou groupes (comme des coopératives ou des associations) proposent des manières différentes de produire des aliments, en utilisant par exemple la permaculture ou les principes de l’agroécologie.
En santé mentale, des groupes sociaux offrent des services alternatifs à l’allopathie et la médicamentation, aux personnes souffrantes. Dans le secteur des violences faites aux femmes, les groupes de femmes organisent également des services, qui se distinguent de ceux données par l’État. Ainsi, la « refondation sociale » portée par les acteurs de la société civile épouse plusieurs formes, qui sont toutes des contributions majeures à notre vie en société.
La solidarité internationale
Plutôt que de parler de développement international, je préfère penser le changement politique des sociétés situées dans la partie sud de l’hémisphère, à partir de la notion de solidarité internationale. Celle-ci met en évidence les relations entre les sociétés civiles, questionne éventuellement les rapports de pouvoir qui peuvent exister entre-elles et nous amène à analyser les conditions (propices ou non) qui entourent la construction de ces liens internationaux. En effet, outre les ONG, d’autres acteurs sociaux qui composent les sociétés civiles (souvent moins formalisés que les ONG), ont généralement pensé leurs actions à l’international en alliance avec des acteurs locaux. Autrement dit, il est rare qu’ils agissent eux-mêmes sur les territoires et dans les sociétés visées ; les actions se déroulent souvent en alliance avec des groupes locaux qui interviennent déjà sur la question. Par exemple, lors du coup d’État d’Auguste Pinochet au Chili le 11 septembre 1973, les réfugiés chiliens au Québec ont, avec des Québécois-es, organisé des réseaux d’entraide, fait émerger des groupes qui se portaient à la défense des réprimés du régime chilien et-ou qui dénonçaient les exactions commises par le régime. Plus récemment, les groupes de la société civile au Québec ont mené des actions en Palestine, en collaboration avec des acteurs sociaux palestiniens, pour dénoncer l’occupation abusive d’Israël sur les territoires occupés.
Dans le contexte de la crise migratoire mondiale, ce sont des groupes d’entraide et de solidarité de plusieurs sociétés qui se regroupent pour demander l’ouverture des frontières, l’adaptation des législations nationales au contexte des demandes de refuge (par exemple sur les soins et sur l’éducation), l’amélioration du sort des conditions de vie des réfugiés dans les camps ; la responsabilisation des États et l’application du droit international et des traités internationaux que ces États ont signés. Les actions posées par ces groupes, aussi en solidarité avec les migrants eux-mêmes, est relativement différente de l’aide humanitaire d’urgence que certaines ONG peuvent apporter. Même si celle-ci est effectivement indispensable, elle gagne à être distingué, analytiquement, pour bien comprendre les liens qui unissent les sociétés civiles.
Ainsi, parler de solidarité internationale, permet de penser la « réciprocité » dans les interactions. Ce ne sont pas juste les sociétés civiles du Nord qui interviennent au Sud pour aider les populations locales, les sociétés civiles du Sud ont également des actions au Nord –par exemple, au Canada, ce sont les travailleurs migrants temporaires et leurs associations qui ont interpellés les syndicats canadiens à propos de leurs statuts et leurs conditions de travail. Sur les enjeux de souveraineté alimentaire, ce sont les sociétés civiles de l’Amérique latine qui exportent un projet politique et des savoir-faire au Nord.
Certains acteurs transnationaux développent la solidarité internationale à l’intérieur de leur réseau. Par exemple, la Via Campesina, un réseau mondial de militant.es paysan.es et la Marche mondiale des femmes, un réseau mondial de groupes de femmes de base, développent localement des actions qui s’inscrivent dans un mouvement à l’intérieur duquel les entités locales travaillent en solidarité. Ainsi, la Via Campesina a lancé plusieurs campagnes mondiales autour du projet politique de souveraineté alimentaire qui visent à rendre les communautés autonomes sur le plan de la production, distribution et transformation de la nourriture. La Marche mondiale des femmes organise tous les cinq ans des actions à travers le monde autour d’une thématique commune (par exemple, en 2015, le thème était Corps et Territoires) et entre deux actions, soutient des activités militantes localement, nationalement et régionalement autour d’enjeux choisies par les militantes. Par exemple, la Coordination argentine de la Marche mondiale des femmes a été un acteur majeur de la société civile argentine dans l’adoption le 14 juin 2018 de la légalisation de l’avortement par le Parlement.
Ce texte est une version remaniée du chapitre 3 de Pascale Dufour, « Existe-t-il une société civile mondiale ? », dans La politique en question, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2009.