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Pierre Beaudet : la passion de l’internationalisme

Nouveaux Cahiers du socialisme - No. 29 - Printemps 2023

Quelques mois après son départ, nous mesurons la place qu’a occupée Pierre Beaudet, et nous ressentons à quel point il nous manque. En pensant à Pierre, je me rappelle la proposition de Gramsci qui citait Romain Rolland : « Il faut savoir allier le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté ». J’ai connu peu de personnes qui, autant que Pierre, illustraient cette proposition. L’intelligence de Pierre lui faisait voir les difficultés, les impossibilités de certaines situations. Ce qui ne l’empêchait jamais de s’y engager pleinement, avec sa fougueuse volonté, son humour et son grand sourire. Pierre ne se mettait pas en avant, mais quand il était passé quelque part, il y avait toujours quelque chose qui avait changé, des lignes qui avaient bougé. La fraternité se traduisait toujours en actes.

Je voudrais dans cette contribution rappeler l’attachement de Pierre Beaudet à l’internationalisme, sa passion de l’internationalisme. Il le traduisait dans la solidarité internationale, cette fraternité élargie qui constitue un internationalisme concret ; dans sa pratique critique du développement pour contribuer à la transformation des sociétés et du monde ; dans son engagement politique pour l’altermondialisme qui représente la forme actuelle de l’internationalisme ; dans l’engagement politique constant et dans les projets pour construire l’espace international.

La solidarité internationale et l’internationalisme concret

Pierre alliait naturellement, dans la solidarité, le local et le global. Les deux pôles de son engagement associaient, d’un côté, la transformation radicale de la société québécoise et, de l’autre, les mouvements révolutionnaires dans le monde. Il naviguait entre ce qu’il appelait, avec humour, son village d’Astérix et le monde. Il combinait parfaitement l’internationalisme et l’enracinement. Il voyageait entre le local dans ses différentes acceptations, le national, les grandes régions géoculturelles et le mondial.

Il rappellera son parcours dans On a raison de se révolter. Chronique des années 70[1]. L’internationalisme de Pierre était d’abord concret, il travaillait directement avec des mouvements dans les différentes parties du monde. Il apprenait d’eux, toujours à leur écoute, attentif aux différences, enrichi par les constructions d’avenir ancrées dans des sociétés millénaires. Il y apportait son écoute fraternelle et son engagement. Il apportait aussi l’appui d’un réseau international auquel il a toujours contribué à partir de la création d’Alternatives, en 1994.

Cette solidarité internationale se concrétisait dans des découvertes, des échanges et des amitiés. C’était des rencontres extraordinaires ; j’en citerai une parmi beaucoup d’autres pour montrer ce que peut apporter et ce que signifie un internationalisme concret. C’est Pierre qui m’a fait connaître Mohammad Ali Shah, le fondateur du Pakistan Fisherfolk Forum (PFF), qui nous a quittés, probablement d’une complication du COVID-19, il y a un an, à l’âge de 66 ans. Le PFF est un syndicat de pêcheurs et de leur famille. Mohammad Ali Shah était un leader reconnu par plus de cinq millions de personnes de la communauté des pêcheurs du Sindh et du Baloutchistan. Fondé officiellement en 1998, le PFF compte 100 000 membres, dont plus de 35 % sont des femmes. Pendant plusieurs années, Alternatives Montréal, avec la participation d’autres associations, dont le Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale (CEDETIM)[2], a accompagné le PFF et a énormément appris de ce partenariat fraternel.

Avec Mohammad Ali Shah, le PFF menait les batailles sur plusieurs fronts. Lorsque, sous la dictature de Pervez Musharraf, l’armée s’est emparée par la force, au Pakistan, du commerce de la pêche dans les lacs intérieurs du district de Badin, dans la province de Sindh, Shah a mené une série de manifestations et mobilisé l’opinion publique, obligeant ainsi l’armée à se retirer de l’industrie de la pêche. Lorsque les politiques néolibérales des gouvernements, national et provincial, n’ont pas tenu compte des licences des pêcheurs autochtones et ont plutôt vendu aux enchères les lacs sous contrat à de grands propriétaires et à des sociétés commerciales, la communauté de pêcheurs déjà appauvrie a été durement touchée. Elle a mené d’énormes mobilisations et protestations dans tout le Sindh, sous la houlette du PFF.

Le PFF, qui a pu mesurer la dégradation terrible de la baie de l’Indus, est devenu l’une des plus actives associations de défense de l’écologie. Au moment des grandes inondations, le PFF a lutté contre la politique de réaménagement capitaliste qui cherchait à éliminer les villages de pêcheurs pour les remplacer par de grands hôtels, des zones touristiques et de l’agro-industrie. Sous la direction de Shah, le PFF a participé activement à des initiatives régionales et internationales progressistes telles que le Forum des peuples Pakistan-Inde pour la paix et la démocratie (PIPFPD), le Forum mondial des pêcheurs (WFFP) et le Forum social mondial (FSM). Il a joué un rôle clé dans l’organisation du FSM qui s’est tenu à Karachi au Pakistan en 2006 ; il a reçu les délégations du FSM sous une grande tente de 10 000 personnes, essentiellement des pêcheurs.

Pierre adorait les rencontres improbables. Il était à l’écoute des luttes et des mobilisations dans toutes les parties du monde. Il se passionnait pour l’histoire des mouvements sociaux et citoyens et pour les militantes et les militants qui y étaient engagés. Il les recevait au Québec ; il envoyait de jeunes volontaires s’y former. Il était aussi attentif à l’histoire longue dans ses différentes déclinaisons, à commencer par l’histoire des civilisations. Je me souviens du jour où un ami irakien nous avait beaucoup fait rire en nous déclarant : « Ce qui nous énerve chez les Américains, c’est qu’ils nous prennent pour des sauvages ; alors qu’ils ont à peine deux cents ans et que leur histoire a moins de cinq siècles, tandis que notre histoire, avec la Mésopotamie, a commencé il y a cinq millénaires !

Pierre avait compris très tôt, bien avant beaucoup d’autres, l’importance des peuples premiers, des peuples autochtones ou des peuples indigènes sous leurs différentes dénominations. Comment comprendre le Québec et le Canada si on ne prend pas en compte cette inscription dans le temps long. Pour lui, c’est dans le temps long, celui de la continuité et des ruptures ente les civilisations, que commence la solidarité internationale. Il a d’ailleurs rédigé plusieurs publications sur l’indianisme et la paysannerie en Amérique latine[3] et sur les peuples premiers et les peuples autochtones.

La pratique critique du développement

Pierre était complètement engagé dans la nécessaire compréhension des sociétés et du monde. Dans l’esprit que Marx avait défini dans les thèses sur Feuerbach, nous voulons comprendre le monde pour le transformer. Pierre était investi dans la volonté de transformation des sociétés et du monde ; c’était le sens de son engagement théorique, pratique, professionnel et pédagogique sur le développement. La notion de développement s’était imposée, et avait été imposée, comme la manière de prendre en compte le débat stratégique et technique sur la transformation des sociétés.

Pierre participait donc aux débats sur le développement à partir d’une démarche critique. Il combinait les approches de l’engagement politique radical avec la pratique dans la conduite de programmes d’action, de la recherche théorique, de l’enseignement. Il inscrivait cet engagement dans la discussion critique sur le développement en mettant en avant les grands enjeux de la solidarité et de la coopération internationale. Il analysait les effets négatifs de la mondialisation et soutenait les pratiques d’autonomie en Afrique, en Amérique latine et centrale, en Asie et en Europe. Il appuyait directement les actions de mouvements dans de nombreux pays, en Angola, au Brésil, en Inde, au Pakistan, en Afrique du Sud, en Palestine, au Niger, au Maghreb… Chaque fois qu’un mouvement défendait son autonomie et s’inscrivait dans la défense des droits fondamentaux, il cherchait, à partir de la camaraderie avec les animateurs et animatrices de ces mouvements, à réunir les moyens pour les renforcer et les faire reconnaître.

Pierre s’était inscrit dans les différentes écoles de critique du développement, celles de renouvellement du marxisme, amorcées par Henri Lefebvre ou par Althusser, Etienne Balibar et Emmanuel Terray. Il était attentif aux propositions qui avaient accompagné la remise en cause du développement à partir des travaux de François Partant sur la fin du développement et de Serge Latouche. Il était surtout partie prenante des démarches engagées par Samir Amin, Immanuel Wallerstein, Giovanni Arrighi et André Gunder Frank explicitées dans les livres La crise, quelle crise ? et Le grand tumulte[4]. Il avait perçu très vite que l’écologie remettait en cause inexorablement la doxa du développement fondée sur la croissance économique qui subordonnait le développement à la pensée capitaliste.

À l’initiative de Pierre, Alternatives et le CEDETIM se sont engagés dans une longue histoire commune. D’abord dans le soutien aux mouvements des peuples des pays du Sud. Ensuite, dans l’émergence du mouvement altermondialiste par les luttes contre la dette et les programmes d’ajustement structurel, contre les politiques des institutions internationales, le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale, puis l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Nous, du CEDETIM, avons appris beaucoup de choses d’Alternatives : de la longue lutte contre la Zone de libre- échange des Amériques (ZLEA) qui commencera dès 1994 jusqu’aux grandes mobilisations de 2001 ; et de manière plus directe avec l’expérience internationaliste d’Alternatives, notamment son programme de volontaires qui nous servira à définir le lancement de l’association Échanges et Partenariats.

En 1998, avec Pierre, nous avions participé, à Bruxelles, avec Samir Amin et François Houtard, au lancement du Forum mondial des alternatives (FMA). Le FMA prendra part, en janvier 1999, à Davos, aux premières manifestations contre le Forum économique mondial, avec quelques organisations, notamment ATTAC[5], la KTCU[6] de Corée du Sud, le Mouvement des sans-terre (MST) brésilien, des paysans burkinabés, des femmes québécoises. Ce contre-sommet précédera les manifestations contre l’OMC à Seattle à la fin de novembre 1999.

À partir de 2001, l’altermondialisme ouvre une nouvelle période de rencontres et de visibilité internationaliste. C’est le début des forums sociaux mondiaux à Porto Alegre. Dans le même temps, le mouvement québécois constitue un élément majeur dans les mobilisations qui auront raison de la ZLEA. Pierre et Alternatives Montréal jouent un rôle de premier plan dans la succession des forums sociaux, à Porto Alegre (2001, 2002, 2003, 2005), Mumbai (2004), Bamako (2006), Caracas (2006), Karachi (2006), Nairobi (2007), Belém (2009), Dakar (2011), Tunis (2013, 2015), Montréal (2016), Salvador de Bahia (2018). Pierre inscrivait le débat critique sur le développement dans la solidarité internationale. L’internationalisme interpelle la notion dominante du développement et en renouvelle la conception.

L’altermondialisme inscrit dans l’histoire de l’internationalisme

L’histoire des internationales, et particulièrement la Première Internationale, nous servait de référence. Pierre a édité, avec Thierry Drapeau, un très beau livre, L’Internationale sera le genre humain ! De l’Association internationale des travailleurs à aujourd’hui[7]. Nous inscrivions l’altermondialisme et les forums sociaux mondiaux dans cette histoire.

L’altermondialisme est la forme que prend l’internationalisme à partir des années 1980, avec l’imposition du néolibéralisme, et il se concrétise dans les forums sociaux mondiaux, à partir de l’an 2001. Pierre va s’y engager à fond. L’altermondialisme, c’est l’émergence des mouvements sociaux et politiques qui, sans être des partis politiques, renouvellent l’engagement politique à partir des luttes sociales, politiques et idéologiques. C’est aussi l’ouverture vers les mouvements syndicaux, ouvriers, salariés et paysans, les peuples autochtones, les mouvements des pays du Sud. L’altermondialisme s’élargira aux nouvelles radicalités, au féminisme et aux mouvements de genre, à l’écologie et au climat, à la lutte antiraciste et contre les discriminations, aux peuples autochtones, aux migrants et migrantes. C’est l’invention d’une nouvelle culture de l’émancipation.

L’altermondialisme se construit dans la convergence des mouvements, autour de quelques principes : celui de la diversité et de la légitimité de toutes les luttes contre l’oppression, celui de l’orientation stratégique pour l’égalité des droits et un accès universel, celui d’une nouvelle culture politique qui lie engagement individuel et collectif. À plusieurs reprises, la notion de mouvement se précise par rapport à celle de parti, de société civile et de peuple. En 1984, à Hiroshima, à l’invitation du mouvement social japonais, des mouvements asiatiques et des intellectuels proposent de lancer une alliance mondiale des peuples (Global alliance of people), mais ils se demandent qui va construire cette alliance. Vinod Raina[8] nous avait rapporté la réponse qui s’était précisée dans ces débats : « Ce sont les mouvements qui construiront l’alliance des peuples. Ce ne sont pas les partis, ni les associations, ni les ONG, ce sont les mouvements sociaux et citoyens ». Cette proposition, confirmée par les zapatistes dans le Chiapas mexicain, caractérisera les futurs forums sociaux mondiaux.

Le Forum social de 2009 à Belém au Brésil constitue le moment de plus marquant des FSM. Les mouvements sociaux présents à Belém ont mis l’accent sur une triple crise emboîtée : une crise du néolibéralisme en tant que phase de la mondialisation capitaliste ; une crise du système capitaliste lui-même qui combine la contradiction spécifique du mode de production, celle entre le capital et le travail, celle entre les modes de la production et les modes de la consommation et celle entre les modes productivistes et les contraintes de l’écosystème planétaire ; une crise de civilisation, renforcée par la question des rapports entre l’espèce humaine et la nature, qui interpelle la modernité occidentale et qui interroge certains des fondements de la science contemporaine.

Le mouvement altermondialiste prolonge et renouvelle plusieurs mouvements qui ont marqué les luttes sociales depuis cent ans : le mouvement des libertés démocratiques, le mouvement ouvrier, le mouvement pour les droits économiques, sociaux et culturels, le mouvement des droits des femmes, le mouvement paysan, le mouvement de la décolonisation et des droits des peuples, le mouvement écologiste, le mouvement des peuples autochtones, le mouvement des migrants et migrantes. Chacun de ces mouvements définit ses objectifs et les approfondit. À partir de 2010, une nouvelle période de crise s’intensifie. Chaque mouvement y répond de son côté en creusant son sillon ; nous pouvons ensuite mesurer ce qui manque, un projet d’ensemble qui donnerait une perspective commune.

L’altermondialisme s’appuie sur le rôle des mouvements sociaux et citoyens par rapport au rôle des partis. Il ne remet pas en cause l’importance du politique, mais il conteste le monopole de l’action politique et de la direction du politique, qui est attribué aux partis politiques. D’ailleurs, les différents partis progressistes sont très présents dans les forums sociaux mondiaux à travers des syndicats, des associations et les différents mouvements qui leur sont liés. Comme l’avait souligné Immanuel Wallerstein, cette interrogation sur les partis accompagne celle sur l’équation stratégique : créer un parti, pour conquérir l’État, pour changer la société. Il faut cependant admettre que le parti créé pour conquérir l’État devient un parti-État avant même d’avoir conquis l’État et que l’État induit fortement les changements possibles des sociétés. Cette interrogation amène à reconsidérer la définition même de la démocratie.

La passion des mouvements devient une nouvelle forme de la passion du politique. Elle pose alors une nouvelle question, celle des nouvelles formes du réformisme et des récupérations à travers l’« ONGéisme ». Il faut évidemment distinguer les mouvements sociaux et citoyens des ONG. Cette distinction n’est pas toujours facile sur le plan des orientations, car il y a des ONG réformistes et des ONG radicales, et il y a aussi, dans les mouvements sociaux, des radicaux et des réformistes. Mais surtout, les tentatives de récupération idéologique et financière brouillent les frontières. Le capitalisme tente d’intégrer les associations, les mutuelles, les coopératives… Il tente aussi de brouiller les frontières de l’économie sociale et solidaire, associative, locale en prétendant que leur évolution vers le capitalisme est inéluctable, et en leur imposant, comme seule norme de l’efficacité, celle des entreprises capitalistes et de la financiarisation. C’est l’un des fronts de la bataille pour la construction d’alternatives émancipatrices.

La nouvelle situation internationale

Nous pouvons définir la gauche à partir de l’émergence des valeurs de l’égalité et des droits. Au-delà des révolutions bourgeoises, anglaise, américaine et française (1789), Pierre insistait sur l’accélération de l’histoire avec la Première Internationale (1864), la Commune de Paris (1871), les révolutions soviétiques, chinoises, vietnamienne, la décolonisation à partir de 1920. On peut resituer l’altermondialisme dans la période du dernier siècle. Depuis le milieu des années 1970, l’altermondialisme constitue une réponse à la période de 40 ans d’offensive contre la décolonisation et les mouvements sociaux dans les pays décolonisés. Cette offensive a été étendue aux pays qui avaient connu des révolutions et dans les pays industrialisés. Nous insistions sur la nécessité d’une orientation alternative à la mondialisation capitaliste.

Cette orientation comporte plusieurs enjeux : l’enjeu d’une nécessaire démocratisation et l’enjeu majeur d’une nouvelle phase de la décolonisation qui correspondrait, au-delà de l’indépendance des États, à l’autodétermination des peuples. Elle met aussi sur le devant de la scène la question de l’épuisement des ressources naturelles, particulièrement celui de l’eau, et les questions du climat, de la biodiversité, du contrôle des matières premières, de l’accaparement des terres. Elle nécessite un renouvellement culturel et civilisationnel.

La référence à la Première Internationale, l’Associations internationale des travailleurs (AIT) de son nom officiel, a marqué l’émergence et l’organisation politique de la classe ouvrière dans l’histoire. L’AIT a été capable de se dépasser et de s’élever à l’échelle d’une histoire en train de se faire. Elle a permis à la classe ouvrière de se définir comme un acteur de cette histoire et de contribuer à la modifier. Le monde a changé et continue de changer ; et les fondements que l’AIT avait dégagés restent essentiels. La décolonisation, les droits des femmes, l’écologie, l’impératif démocratique introduisent de nouvelles nécessités. Il faut aussi tenir compte des échecs sur la route de l’émancipation : le deuil des régimes issus de la décolonisation ; le deuil du soviétisme ; le deuil de la social-démocratie fondue dans le néolibéralisme.

L’histoire se renouvelle ; de nouvelles révoltes éclatent et de nouvelles propositions émergent. Pierre Beaudet était à l’écoute, à partir de 2011, des mouvements massifs, quasi insurrectionnels, qui témoignaient, dans plus de quarante pays, de l’exaspération des peuples. Ce qui a émergé à partir des places[9], c’était une nouvelle génération qui s’imposait dans l’espace public. Cette nouvelle génération a tenté de construire, par ses exigences et son inventivité, une nouvelle culture politique. Elle a expérimenté de nouvelles formes d’organisation à travers la maîtrise des réseaux numériques et sociaux, l’affirmation de l’auto-organisation et de l’horizontalité. Elle tente de redéfinir, dans les différentes situations, des formes d’autonomie entre les mouvements et les instances politiques. Elle recherche des manières de lier l’individuel et le collectif. Ce n’est pas un changement du rapport au politique, c’est un processus de redéfinition du politique. Les nouveaux mouvements marquent la transition entre les mouvements de contestation de la dernière phase du cycle ouvert par le néolibéralisme et les mouvements anti-systémiques de la phase à venir. On retrouve dans les mouvements récents une nouvelle génération culturelle, celle qui, comme les Iraniennes, se désigne comme la troisième génération.

Les interrogations essentielles sur la démocratie et sur les formes d’organisation émergent à partir des luttes et des mobilisations, de la recherche de pratiques nouvelles et d’un effort continu d’élaboration. Une part de ce qui est nouveau cherche son chemin à l’échelle d’une génération et n’est visible qu’à l’échelle des grandes régions et du monde. C’est à cette échelle que se construisent de nouveaux mouvements sociaux et citoyens qui modifient les situations et ouvrent la possibilité à de nouvelles évolutions. Les enjeux de la nouvelle période, d’une nouvelle révolution se précisent : la définition de nouveaux rapports sociaux et culturels ; de nouveaux rapports entre l’espèce humaine et la nature ; la nouvelle phase de la décolonisation ; la réinvention de la démocratie. Ce sont les défis du mouvement altermondialiste.

Ces interrogations sur la démocratie s’inscrivent dans la bataille pour l’hégémonie culturelle qu’analysait Gramsci. Cette bataille oppose, aujourd’hui, une conception sécuritaire, identitaire et nationaliste mise en avant par les extrêmes droites à une conception fondée sur l’égalité et la solidarité portée par une gauche à reconstruire. Cette bataille partage les conceptions de la liberté, une conception libertarienne pour la droite, des conceptions individuelles et collectives pour la gauche.

Les dangers de la nouvelle situation sont de plus en plus visibles, et Pierre y était très sensible ; son pessimisme de la raison lui montrait les dangers. La montée des idées d’extrême droite, la victoire des Dutertre, Modi, Orban, Trump, Bolsonaro, Melone, avait de quoi inquiéter. D’autant qu’elle polarisait les droites traditionnelles et que la gauche n’avait toujours pas défini de projet mobilisateur à la suite de l’échec du soviétisme qui s’était présenté comme l’héritier du socialisme des révolutions de 1917 et de la décolonisation. Nous avions une analyse, qui se voulait optimiste, de cette montée des extrêmes droites et de leur capacité à polariser les couches moyennes et une partie des couches populaires. Nous analysions cette progression de l’extrême droite comme une résistance aux nouvelles radicalités, comme une panique par rapport à un nouveau monde caractérisé par la montée du féminisme, de l’antiracisme, des peuples premiers, de la décolonialité ; la panique de voir le monde ancien s’écrouler et les jeunesses s’engager dans de nouvelles voies. Tout en admettant, comme l’enseigne le pessimisme de la raison, que l’exigence de ce nouveau monde n’était pas sûre de l’emporter, que le néolibéralisme avait déjà défini son évolution austéritaire, identitaire et sécuritaire, répressive et liberticide ; que les guerres et les répressions violentes pouvaient prolonger les offensives idéologiques et médiatiques et ouvrir à tous les dangers. La période à venir sera contradictoire, menaçante et violente.

Le présent s’analyse par rapport à l’avenir

Pierre Beaudet avait toujours plusieurs projets d’avenir en cours et en préparation. Pour lui, le présent se vivait toujours par rapport à des projets d’avenir. Pour conclure provisoirement ce rappel, je voudrais citer deux projets que Pierre avait partagés et qu’il avait participé à mettre en œuvre ; il s’agit d’Alterinter et d’Intercoll.

Pierre pensait qu’il fallait mettre de l’avant, parallèlement au forum social mondial, une initiative qui s’inscrive plus clairement dans la construction de l’internationalisme. Alternatives Montréal avait proposé, avec le CEDETIM-IPAM[10], de construire Alternatives International, Alterinter, avec des mouvements luttant contre les injustices sociales, le néolibéralisme, l’impérialisme et la guerre. On y retrouvait Alternative Espaces citoyens Niger à Niamey, Alternatives Asie à New Delhi, Alternative Information Center à Jérusalem, Alternatives Terrazul à Fortaleza, le Forum des Alternatives Maroc à Rabat, Teacher Creativity Center à Ramallah, Un Ponte Per à Rome. C’était l’amorce du noyau d’une internationale.

La deuxième initiative a été la création d’Intercoll. En 2010, nous étions à Ramallah au Forum social mondial sur l’éducation. Alterinter accompagne Refaat Sabbah qui, avec le Teacher Creativity Center, est l’un des principaux animateurs du forum de Ramallah. Nous discutons, Pierre, Vinod Raina, Hamouda Soubhi[11] et moi de la situation. Nous savons qu’il faut renouveler fondamentalement le processus des forums et qu’en attendant de dégager une nouvelle voie, il faut continuer à les assumer. Que faire alors ? Dans la discussion animée qui s’engage, nous en arrivons, à partir d’une phrase de Gramsci, à la nécessité d’un intellectuel collectif international des mouvements sociaux. Nous venons de lancer Intercoll. Ce nouveau projet va bien nous occuper. C’est avec une grande tristesse que nous assistons, avant le décès de Pierre, à celui de Vinod qui nous a tant apporté.

C’est au cours du séminaire d’Intercoll à Taiwan, organisé par Pierre et les militants Shenjing et Mei, avec des participantes et participants de différentes régions de la Chine continentale que nous avons avancé sur la définition d’Intercoll. Pierre a démontré une fois de plus ses capacités d’initiatives politiques et pédagogiques. Par un exposé brillant, il expliqua que le défi est d’être capable de traduire les concepts dans les différentes cultures afin de construire une culture d’engagement international. Selon lui, Intercoll devait partir des différentes régions géoculturelles du monde pour construire un nouvel internationalisme. La traduction entre les langues sera au centre de cette initiative, mais il ne s’agit pas d’une traduction simple, il s’agit de traduire des concepts qui sont nés dans des cultures différentes. Ainsi, avait-il expliqué, traduire par exemple, « buen vivir » dans une autre langue, ce n’est pas simplement « bien-vivre ». Pour comprendre ce concept, il faut être capable d’intégrer ce qu’apporte de novateur la culture des peuples premiers d’Amérique. C’est l’amorce de l’invention d’un nouvel internationalisme, un internationalisme riche des cultures des peuples.

Chaque fois que je retourne dans mes souvenirs, je retrouve des échanges avec Pierre, des interrogations et des réflexions. Et, à chaque fois, les discussions s’orientent vers des interrogations fondamentales, un retour sur nos sources de référence autour du marxisme et de l’internationalisme. Et à chaque fois, la discussion apporte des propositions d’initiatives innovantes, de nouveaux chemins à explorer, de nouveaux engagements, vers l’optimisme de la volonté.

Par Gustave Massiah, économiste, écrivain et militant altermondialiste.


NOTES

  1. Pierre Beaudet, On a raison de se révolter. Chronique des années 70, Montréal, Écosociété, 2008.
  2. NDLR. Le CEDETIM est une organisation française de solidarité internationale. Gustave Massiah a contribué à sa création en 1967. Depuis 2003, le CEDETIM fait partie du réseau Initiatives pour un autre monde (IPAM) avec d’autres organisations.
  3. José Carlos Mariátegui et Álvaro García Linera, Indianisme et paysannerie en Amérique latine, textes réunis par Pierre Beaudet, Ville Mont-Royal, M Éditeur, 2012.
  4. Samir Amin, Giovanni Arrighi, André Gunder Frank, Immanuel Wallerstein, La crise, quelle crise ? Paris, Maspéro, 1982 ; Le grand tumulte ?, Paris, La Découverte, 1991.
  5. ATTAC : Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne.
  6. KCTU : Confédération coréenne des syndicats.
  7. Pierre Beaudet et Thierry Drapeau (dir.), L’Internationale sera le genre humain ! De l’Association internationale des travailleurs à aujourd’hui, Saint-Joseph-du-Lac, M Éditeur, 2015.
  8. Vinod Raina est un militant indien qui a démissionné de son poste à l’Université de Delhi pour travailler sur les réformes de l’éducation en Inde. Co-auteur du livre The Dispossessed (1999), membre du Conseil international du Forum social mondial, il a œuvré avec divers groupes populaires et politiques.
  9. Depuis 2011, on assiste à des mobilisations citoyennes massives, par exemple, le mouvement de la place Tahrir au Caire (Égypte) ou de Maïdan à Kiev (Ukraine).
  10. IPAM : Initiatives pour un autre monde.
  11. Hamouda Soubhi a travaillé à titre d’agent de développement à Alternatives et a contribué à la mise sur pied du Forum des alternatives Maroc. Il est actuellement membre observateur du conseil d’administration d’Alternatives. Il œuvre également avec le Conseil marocain des droits de l’Homme. Il est l’actuel secrétaire général du Conseil international du Forum social mondial.

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