Valérie L’Heureux*, Le Devoir**, 23 janvier 2021
La détérioration des conditions de travail dans le milieu de la santé et d’autres secteurs essentiels a mené à plusieurs mobilisations dans l’espace public. On parle moins souvent de la situation des personnes sans employeur stable, naviguant de contrat en contrat, qui est encore plus précaire. Pourtant, les emplois précaires forment maintenant la plus grande partie du marché du travail, surtout dans les pays du Sud. La question de leurs droits et de leur place dans l’économie sera abordée dans le cadre des mobilisations du Forum social mondial (FSM), qui se déroulent du 23 au 31 janvier.
Alors que le « prolétariat » est souvent considéré comme étant à l’échelon le plus bas de l’échelle, le « précariat » est la nouvelle norme dans le travail. Le processus de financiarisation de l’économie et du capitalisme de plateforme, mieux connu sous la forme de multinationales comme Google, Uber ou Airbnb, exacerbe ces tendances croissantes à la précarisation et à l’informalité.
La plupart des emplois précaires dans les pays du Sud se situent dans le secteur informel. Celui-ci constitue toute activité économique parallèle qui expose les travailleurs et travailleuses à une forte vulnérabilité. Sans filet de protection sociale, ceux-ci ne peuvent s’adapter aux crises comme celles que nous vivons, ni à mitiger des pertes de revenus. Ce travail est souvent invisible, invisibilisé, très mal rémunéré et fortement féminisé. Ce précariat prend de multiples visages : la marchande ambulante, la travailleuse domestique, l’employée à domicile, la récupératrice de déchets et la travailleuse agricole à la pige.
L’ONU estime que le taux de pauvreté mondiale augmentera pour la première fois depuis 1990. D’après la Banque mondiale, la crise sanitaire entraînera plus de 100 millions de personnes dans une situation de pauvreté extrême. Et au plus fort de la crise, près d’un demi-milliard d’emplois se sont évaporés, selon l’Organisation internationale du travail (OIT).
Dès le début de la crise sanitaire, les travailleurs et travailleuses de l’économie informelle ont été privés d’environ 60 % de leurs revenus, selon les chiffres rapportés par l’ONU en juin 2020. Ce type de travail atteint jusqu’à 90 % des emplois dans certains pays du Sud. Il ne s’agit donc pas d’une situation anecdotique, mais du quotidien de la majorité des personnes sur le globe.
Secteur informel
Ces impacts étaient prévisibles, puisque le secteur informel n’offre pas de protection sociale ni légale efficace, comme des jours de congé et de maladie payés. Qui plus est, les mesures gouvernementales pour contrer les effets de la pandémie se focalisent de manière démesurée sur le secteur formel, que ce soit les transferts directs d’argent (par exemple, la Prestation canadienne d’urgence), l’aide aux organisations syndicales, les crédits de taxe, etc. Dans bien des pays du Sud, les travailleurs et travailleuses se sont donc retrouvés sans filet social pour pallier la perte subite de revenus, et dans l’impossibilité de gagner les sous quotidiens pour les biens de base.
Selon une recherche du regroupement international Women in Informal Employment : Globalizing and Organizing (WIEGO), le secteur informel des pays du Sud est encore plus touché par la crise en raison de la fermeture des marchés publics, de l’interdiction de vendre des biens dans la rue, des coupes dans les chaînes de production et des nouvelles responsabilités pour les femmes lorsque les enfants sont à la maison. Par conséquent, la compétition s’intensifie pour des revenus déjà rares, et les inégalités entre le secteur informel et le secteur formel augmentent significativement. La précarisation accrue du secteur formel a forcé de nombreuses personnes à migrer vers l’informalité depuis mars dernier. Si la situation est intenable pour plusieurs, on observe en même temps une augmentation des disparités entre secteur informel et secteur formel, et une concentration de la richesse dans ce dernier.
Pour y remédier, les secteurs touchés ont expérimenté de nouvelles stratégies d’action collective. Plusieurs organisations ont lancé des initiatives collectives tout en poursuivant la défense des droits de ces personnes. À la Federación de Trabajadores y Trabajadoras del Sector Social de la Economía informal de Honduras, qui représente environ 40 000 membres, une avocate a créé une ligne d’écoute pour répondre à l’appel de détresse de femmes entrepreneurs. Le Strategic Initiative for Women in the Horn of Africa (SIHA), un réseau d’associations féministes, a intensifié ses efforts en vue de représenter les femmes de la région. Le Self-Employed Women Association en Inde a mobilisé, par l’entremise de WhatsApp, ses membres du secteur informel afin de documenter leurs réalités et de leur accorder un soutien financier. Les initiatives ne manquent donc pas, mais encore faut-il les soutenir et leur donner l’attention qu’elles méritent.
La COVID-19 nous a poussés à reconnaître l’importance des personnes travaillant en première ligne et à exiger une amélioration de leurs conditions. Il est temps de mettre fin à la précarité grandissante qui accable le monde du travail. L’après-pandémie serait l’occasion de réfléchir au champ des possibles, notamment en matière de solidarité entre les travailleurs et travailleuses du Nord et du Sud. Puisque le capital est sans contredit mondial, la lutte pour une vie décente doit elle aussi prendre un tournant solidaire aux accents internationalistes.
* Valérie est membre du conseil d’administration d’Alternative.
** Ce texte a été écrit avec la participation des membres du comité Forum social mondial 2021 d’Alternatives.