La crise ?!!? Quelle crise ?!!?
Depuis l’éclatement de la bulle des « sub primes », une série de chocs a traversé le système boursier et financier, d’abord aux États-Unis, puis dans le reste du monde. Au début, sous l’administration Bush, l’ampleur de la catastrophe a été occultée et niée. Au Canada, Stephen Harper affirmait même que cette « turbulence » avait du bon, puisqu’elle permettait de réaliser de « bonnes affaires » sur les marchés. Lors de la dernière campagne électorale d’octobre 2008, le Parti conservateur a eu l’audace de spécifier qu’aucun programme d’urgence n’était requis. Il accusait l’opposition de « faire peur au monde » et, si elle était élue, de remettre le Canada « dans le rouge ». Certes on dira, quoi attendre d’autres de ce gouvernement ?!? En effet, on a été habitués depuis l’élection de Stephen Harper en 2006 à tant de bouffonneries, de mensonges et de choix bêtement néoconservateurs. Le problème actuel, toutefois, dépasse le cadre limité et probablement éphémère du règne d’Harper. En réalité, cette occultation de la crise est reprise par l’ensemble des dominants, quoique de façon nuancée. Au premier plan, soit celui de la langue, le mot «crise » est banni. Les grands médias refusent même d’employer le mot « dépression ». On parle d’une « récession », qui est présentée comme un cycle descendant, momentané, un « mauvais moment » à passer, un creux de vague sur l’horizon radieux et lisse du néolibéralisme. On guette les indices boursiers pour dire à tout bout de champ que le « pire est terminé » et que la « reprise » est en vue.
Qui va payer ?
Les dominants, bien que confiants de surmonter la crise, ne sont pas cependant pas totalement d’accord sur la manière à court et à long terme de reconstruire le système. Pour le moment, l’option qui est majoritaire au sein des dominants est qu’il faut apporter des correctifs « mineurs » pour s’en sortir. Certes, ces correctifs « mineurs » coûteront des milliards, qui seront empruntés par l’État, ce qui veut dire que tout le monde en sera responsable pour les prochains 20-30-50 ans. Ce programme de « sortie de crise » est relativement cohérent. L’inspiration vient bien sûr de Washington, mais elle est également relayée par les principaux alliés européens, canadiens, japonais, et endossée par le nouvel espace de « concertation » qu’est devenu le G-20. Sous diverses modalités, ce programme est relativement simple :
- Il faut préserver l’architecture économique et politique du monde actuelle, sous la gouverne des G-8 (« relooké » en G-20) et du néolibéralisme.
- Les priorités urgentes sont de recapitaliser les banques et les institutions financières et leur permettre de reprendre leurs activités spéculatives (ce qu’on appelle le « marché » financier), de refinancer certains conglomérats comme GM et Chrysler et d’autres secteurs dits stratégiques, et de distribuer quelques secours d’urgence aux chômeurs et démunis.
- Il faut éliminer de ce système les « canards boiteux » et les « moutons noirs » qui ont « abusé » du système, qui reste efficace dans sa substance, mais vulnérable sous certains aspects. Cette élimination passe par des contrôles plus sévères et des restrictions imposées aux manipulateurs des capitaux, mais n’implique pas de mettre un frein réel à la financiarisation du capitalisme.
- Les classes populaires et moyennes devront payer. Avec les nouveaux sommets d’endettement de l’État, seront envisagées de nouvelles formes de taxations supplémentaires. Parallèlement, l’État surendetté devra diminuer les services, bref pratiquer, à l’échelle mondiale et non plus seulement dans les pays du tiers-monde, une sorte d’ « ajustement structurel ». Bien sûr, cet « ajustement » sera inégalement opérationnalisé. Les populations du G-8 devront réduire leur consommation. Quant aux populations plus vulnérables des « G-192 », il y aura des réductions drastiques au niveau des biens « essentiels », ce qui veut dire en clair, la famine pour 100 millions de plus de personnes, qui ainsi s’ajouteront au milliard de crève-faim actuel.
Il est effectivement possible, avec un tel programme, que le « problème » soit temporairement « réglé ». Et que les indices boursiers, de même que la valeur des actifs des grandes entreprises, reviennent en hausse. Mais la crise n’est pas seulement ni principalement le mouvement des hauts et des bas de ces indices. Ce dont il s’agit, c’est d’une restructuration fondamentale du système, laquelle a déjà commencé il y a une trentaine d’années, et qui va probablement poursuivre son cours pendant longtemps encore.
Crash « inévitable » et « terminal » du capitalisme ?
Avant d’aller plus loin dans le débat sur la crise, il importe de rappeler que depuis longtemps, les mouvements anticapitalistes et les intellectuels de gauche prédisent la « crise finale », la fin « imminente » du capitalisme. Or pendant la première moitié du vingtième siècle, les évènements semblent leur donner raison : crises financières à répétitions, grande dépression des années 30, deux guerres mondiales, insurrections en cascades à commencer par la révolution russe, etc. Une lecture au « premier degré » de Marx insiste alors sur les contradictions « irrésolubles » du capitalisme, sur la tendance à la chute des taux de profit, bref sur le moment-choc qui doit arriver, un jour ou l’autre.
Plus tard, les Internationales construisent leurs stratégies en misant sur cette « fin imminente ». Le grand économiste hongrois Eugène Varga prédit la crise de 1929 avant tous les experts et affirme qu’il s’agit de la « deuxième phase » de la crise « finale » du capitalisme. Le mouvement anticapitaliste doit seulement « pousser » un peu pour que le capitalisme «bascule » dans le vide. En réalité, l’histoire démontre par la suite que ce « basculement » ne survient pas. En effet, le capitalisme surmonte ses contradictions, via le grand virage keynésien, propulsé par la Deuxième guerre mondiale. Le système non seulement survit à ses contradictions, mais il peut vaincre l’adversaire de gauche (le projet de la Troisième Internationale) et celui de droite (le nazisme).
Cette incapacité de penser l’au-delà de la crise coûte très cher. Dans les pays capitalistes, la relance de l’économie sur le mode keynésien déplace le centre de gravité politique et peu à peu marginalise la gauche. Parallèlement, l’Union soviétique s’enlise et s’isole, incapable de construire un espace post-capitaliste sur des bases solides et à long terme. Certes, cet aveuglement de la gauche est critiqué et décortiqué. Des voix prémonitoires, celles de Gramsci notamment, mettent en garde cet emportement devant la « crise finale » et l’espoir qui en découle en une sorte de « happy ending » communiste.
Dans les années 1960 et 1970, le débat reprend, au moment où se manifestent justement les symptômes d’une nouvelle crise, après trente années « glorieuses » de développement capitaliste. Poursuivant les travaux de Nicolas Kondratieff, Ernest Mandel propose une analyse historique des crises du capitalisme permettant de dépasser le schématisme qui avait dominé jusque lors le pensé de la crise par la gauche. Par la suite, des avancées considérables sont mises de l’avant par les travaux de Robert Boyer, de Michel Aglietta et d’Alain Lipietz La crise étant alors analysée non pas comme la « fin du capitalisme », mais la fin d’un cycle et d’un mode de régulation spécifique du capitalisme. On comprend enfin que dans le sillon du keynésianisme et du fordisme, le capitalisme post-crise a effectivement restructuré le système en créant un cercle « vertueux », basé sur l’accumulation du capital, la consommation de masse et la disciplinisation des classes populaires par l’État libéral-démocratique.
Aujourd’hui la « crise des crises »
C’est ce système « keynésien-fordiste » qui entre lui-même en crise au tournant des années 1970. C’est une crise qui reflète les contradictions à la base même du système capitaliste, mais également l’acuité des conflits « inter-impérialistes » où rivalisent des puissances dominantes mais déclinantes (les États-Unis) et des États « émergents ». C’est une crise propulsée également par plusieurs décennies de « mal développement » qui conduit à l’épuisement de certaines ressources et qui met fin à une économie basée sur l’énergie fossile à bon marché. C’est une crise enfin qui est le résultat des grandes révoltes prolétariennes et populaires qui courent à travers le monde pendant les « trente glorieuses ». Cette crise des crises détruit toutes les visions simplistes monocausales qui s’imposent encore dans le discours dominant.
De cette crise émerge un nouveau paradigme, le néolibéralisme qui relance le « turbocapitalisme » à travers l’expropriation massive des ressources auparavant redistribuées par le keynésianisme. Cette relance produit une formidable poussée de l’accumulation qui doit se « réaliser » par la déstructuration et la restructuration des rapports de production à une échelle inédite, planétaire. Mais l’accumulation devient suraccumulation, comme l’avait prédit Marx. La porte de sortie « temporaire » est le déplacement de cette masse de capitaux vers l’économie spéculative, celle des « bulles ». D’où l’importance énorme que cette économie-casino acquiert pour valoriser les actifs des dominants (et secondairement, des dominés). Au Québec et au Canada, le processus est le même. Les impacts au niveau des classes populaires est déjà et sera encore plus dramatique. C’est d’autant plus inquiétant que la crise environnementale, composante « organique » de cette crise, ne cesse de s’étendre.
Devant cette évolution à la fois lente et rapide, divers « possibles » se rouvrent, comme il a été dit précédemment. Les dominants ne sont pas prêts –le pourraient-ils tout en préservant l’essentiel, à savoir l’accumulation du capital ?- à revenir au « grand compromis » qui avait permis la sortie de la grande crise précédente. La « solution » est de faire payer, aux dominants, de gré ou de force, le démantèlement du « filet de sécurité » keynésien (au « Nord »), y compris aux États-Unis et l’aggravation de la famine et de la misère au « Sud ».
La version social-démocrate de ce plan de sortie de crise, qu’on perçoit de façon inégale, en Amérique du Sud, en Chine et en Europe, respecte les contours essentiels de cette stratégie « néo néolibérale », quitte à en « bonifier » certains aspects, comme par exemple, en augmentant les prestations pour les chômeurs, mais en ne soulevant pas la possibilité de changer de cap, comme par exemple, en nationalisant les banques. On est loin, très loin même, de Keynes. Quant au « green capitalism », il ne semble pas, pour le moment en tout cas, que cela aille plus loin que des mesures compensatoires, quitte à diminuer les émissions de carbone, sans toucher au cercle vicieux du productivisme et de la consommation sans fin.
Entre-temps, les dominés, comme toujours, s’entêtent et résistent. Des victoires partielles comme celle de l’UQÀM, des défaites amères comme à York, des résistances opiniâtres comme à Holiday Inn interpellent les militants et les militantes, surtout que se profilent pour la fin de l’année de puissantes confrontations dans le secteur public. De tout cela émerge, ici et ailleurs, des pistes pour non seulement résister à la crise, mais aller au-delà de la crise.