par PERCHELLET Sophie
Le séisme du 12 janvier a très clairement amplifié les problèmes socio-économiques structurels d’Haïti, tout en y ajoutant de nouvelles difficultés liées à cette conjoncture exceptionnelle : pertes en vies humaines et handicaps, dégâts matériels, choc psychologique… A l’heure actuelle, différentes stratégies sont proposées pour la reconstruction d’Haïti. Pourtant, ces projets ne reflètent pas les préoccupations et les besoins réels de la population. Cela dit, de tous les plans qui surgissent du gouvernement, de la classe politique, du secteur privé des affaires ou encore de la communauté internationale, pas un seul ne donne la parole au peuple haïtien, et en particulier aux mouvements sociaux. Il en ressort un décalage énorme entre ce que souhaitent les Haïtiens et ce qui est mis sur pied notamment par la communauté internationale.
La classe paysanne, moteur de l’économie haïtienne, est tout simplement exclue bien qu’elle représente près de 70% de la population. Il y a une raison à son exclusion des processus de décision et des choix politico-économiques. Le modèle capitaliste et néolibérale imposé à Haïti par les grandes puissances impérialistes (Etats-Unis, France, Canada…) et par les institutions financières internationales (Banque mondiale, Fonds monétaire international, Banque interaméricaine de développement…) repose sur la théorie des avantages comparatifs, chère à David Ricardo. Dès l’indépendance, Haïti a été forcée de produire non pas pour sa consommation interne, c’est-à-dire pour la satisfaction des besoins de sa population, mais pour exporter vers le marché mondial, en particulier vers le marché de ces pays impérialistes. Aujourd’hui, rien n’a réellement changé. Les petits producteurs haïtiens subissent la concurrence déloyale des produits agricoles subventionnés des pays du Nord, Etats-Unis en tête. Ainsi, le riz en provenance des Etats-Unis a fini par détruire la production nationale à la suite de la vague de libéralisation des années 1980, ainsi que la production avicole (œufs et poulets). Aujourd’hui, le pays vit une dépendance alimentaire insupportable puisqu’il est obligé de mobiliser environ 70% des ressources de ses exportations pour l’importation de produits alimentaires.
Les nouvelles stratégies de reconstruction post-séisme se cachent derrière une certaine idée de modernisation de l’agriculture haïtienne, c’est-à-dire une agriculture capitaliste productiviste avec des capitaux étrangers et le remembrement des terres pour achever de bouter les paysans hors de leur terre. Il en résulte une dépossession des paysans qui n’auront d’autres choix que de venir renforcer les rangs des ouvriers des zones franches du secteur textile, dans la foulée des lois Hope I et II qui encouragent l’investissement privé états-unien dans ce secteur. Bien que Bill Clinton ait reconnu il y a peu le rôle néfaste des politiques imposées par la communauté internationale (comme la réduction des droits de douane de 50% en 1980 à 3% aujourd’hui), les plans de reconstruction évitent soigneusement de mettre l’accent sur l’agriculture paysanne. Cette dernière est mise de côté au profit du développement des zones franches du secteur textile et du tourisme, considérés tout deux comme le meilleur moyen de développer le pays.
Ces zones franches sont clairement des zones de non-droit, où les patrons peuvent à leur guise exploiter les ouvriers. La République Dominicaine était jusqu’à récemment le pays où les zones franches du secteur textile étaient les plus développées. Désormais, les autorités dominicaines se tournent plutôt vers le développement des nouvelles technologies et le rôle d’« atelier textile défiscalisé » est transmis à Haïti. Construite sur des terres arables, seule la zone franche de la Compagnie de développement industriel (CODEVI), à Ouanaminthe, est en activité dans le pays pour l’instant. Mais les projets d’en créer d’autres sont bien réels. Pour la communauté internationale et le gouvernement haïtien, les zones franches de sous-traitance représentent l’avenir d’Haïti, comme l’illustre bien le rapport Paul Collier, professeur d’économie à l’université d’Oxford. Cette logique opposée aux intérêts du peuple haïtien sert ceux des multinationales étrangères qui trouvent en Haïti une main d’œuvre « très bon marché », proche du marché nord-américain. Ces ouvrier(e)s travaillent par quotas. Ils sont payés à la tâche donc leur journée peut aller jusqu’à 12h de travail, et cela pour environ 580 gourdes par semaines (soit environ 5 dollars). De plus, la zone n’est pas du tout adaptée pour accueillir autant de nouveaux travailleurs et les habitations de fortune, sans eau ni électricité, se multiplient aux alentours. Enfin, ces ouvriers sont payés chaque semaine, si bien que dès qu’ils reçoivent leur paie, ils doivent déjà rembourser leur dette accumulée pendant la semaine, notamment pour se nourrir le midi. En général, après les dépenses vitales, il ne reste que 10 gourdes à chacun. Autant dire qu’il est impossible d’avoir une vie décente dans ces conditions.
Il n’y a pas que les ouvriers et les paysans qui souffrent du modèle économique imposé depuis des lustres. Les étudiants, et notamment ceux de la Faculté des sciences humaines, sont mobilisés pour faire prendre conscience des inégalités criantes engendrées par le capitalisme. Le secteur de l’éducation, notamment le secteur universitaire public, a été dévasté par le séisme du 12 janvier. Pourtant, ces étudiants sont toujours debout et se battent pour qu’émerge un nouveau modèle de société, où les besoins réels de la population haïtienne sont pris en compte. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils subissent une importante répression, notamment de la part de la Minustah, force d’occupation de l’ONU aussi illégitime qu’inefficace.
L’enjeu de ce que l’on appelle à tort « la reconstruction » n’est autre pour les Haïtiens que de déconstruire l’ancien système avant même de jeter les bases d’une logique radicalement différente. Les luttes des mouvements sociaux haïtiens convergent vers un nouvel Haïti, débarrassé du modèle capitaliste néolibéral à l’origine de l’appauvrissement et de l’exclusion de la majeure partie des Haïtiens. Malheureusement aujourd’hui, on ne peut pas dire que les Haïtiens aient leur mot à dire. Aucune consultation populaire n’a été effectuée, contrairement à ce que réclament les mouvements sociaux et les Haïtiens. Au lieu de cela, le gouvernement haïtien et la communauté internationale préparent l’approfondissement de la logique néolibérale tout en légitimant une occupation militaire et humanitaire du pays. Mais le peuple haïtien, bien que meurtri, n’est pas prêt à se laisser faire. La souveraineté politique, économique et alimentaire, mais aussi l’égalité des chances et le droit à une vie décente, ne sont pas que des slogans : ils sont des revendications fortes, porteuses des combats à venir.
Sophie Perchellet
* Sophie Perchellet est vice-présidente du CADTM France (www.cadtm.org).
Elle a effectué une mission à Haïti centrée sur le thème de la reconstruction, du 17 mars au 1er avril 2010.