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Société du malaise ou malaise dans la société ?

par Alain Ehrenberg [30-03-2010]

Pour Alain Ehrenberg, la lecture que Robert Castel a proposée de son livre dans La Vie des Idées repose sur un contresens. Loin d’ériger l’Amérique en modèle, sa démarche comparative vise à dégager les significations sociales de l’autonomie pour dépasser l’opposition libéralisme/antilibéralisme. Il s’agit alors de substituer à la sociologie individualiste une sociologie de l’individualisme.

Ce texte est une réponse au compte rendu de Robert Castel sur le livre d’Alain Ehrenberg (La Société du malaise, Odile Jacob, 2010), paru sous le titre « L’autonomie, aspiration ou condition ? », La Vie des Idées, 26 mars 2010.

Je suis plus qu’un autre sensible aux compliments que me décerne Robert Castel. Cependant l’étendue et le caractère systématique du contresens qu’il semble faire sur mon travail me poussent à tenter de construire avec lui une controverse que j’espère éclairante. Car c’est un contresens que tout le monde peut faire, et je le crains, fera [1], tellement, en France, les rôles sont distribués d’avance, et les habitudes de pensée enracinées dans les routines dès que l’on parle d’« individualisme », de « souffrance psychique », etc. Mon livre vise à bousculer ces routines, mais il faut bien reconnaître qu’il vient de subir un premier échec, et un échec cuisant, vu le prestige de Robert Castel.

Castel me prête la thèse suivante [2]. Je donnerais l’Amérique comme le modèle dont nous devrions nous rapprocher et j’aurais construit « une opposition entre une configuration américaine qui ferait le maximum pour réaliser une véritable autonomie et une configuration française qui s’acharnerait à la refuser ». Dès lors, je postulerais que « l’autonomie est en soi une prérogative du self et […] entérine[rait] le discours, effectivement libéral, selon lequel chacun doit être l’agent de son propre changement et agir comme un entrepreneur de lui-même ». Pour ce qui concerne les personnes en désarroi, victimes de « souffrance sociale » (voir les chapitres 7 et 8 de mon livre), je négligerais ce fait élémentaire qu’elles manquent des ressources minimales pour s’insérer. Et Robert Castel de m’objecter qu’« il est donc dès lors un peu léger de leur demander de se prendre en charge elles-mêmes sans voir que cette injonction d’autonomie risque d’aggraver leur condition d’échec ». Mon but théorique, de bon « libéral », je suppose, serait plus ou moins de remettre en cause les protections dont elles disposent, afin de les pousser à se prendre en charge, de telle sorte qu’elles puissent saisir des opportunités. Je cède donc « à la célébration inconditionnelle de l’autonomie décontextualisée » et j’« élude le poids des dynamiques économiques et des contraintes sociales qui détruisent l’autonomie ».

Avec cette lecture, chacun est bien à sa place dans un casting parfaitement hexagonal : le libéral de droite (moi), qui prône le culte de la performance, et l’antilibéral de gauche (Robert Castel), qui prône le culte de la protection. Chaque lecteur peut retourner dans son coin bien rassuré sur la distribution des rôles.

Seulement voilà, cette « lecture » n’a aucun rapport avec ce que je développe dans mon livre, dont les hypothèses de travail n’apparaissent nullement dans le compte rendu de Castel. Au contraire, tout mon argument vise à sortir du jeu de miroir libéralisme/antilibéralisme qui nous enferme dans ce que Marcel Mauss appelait la « mystique des mots ».

Les deux grands reproches [3] que m’adresse Castel portent en premier lieu sur mon usage de l’Amérique comme terme de comparaison pour la situation française (comme si je voulais aligner la France sur les États-Unis), et en second lieu sur « l’injonction d’autonomie » qu’il me prête, et qui consisterait à détruire des protections (en excès ?) pour favoriser la prise d’autonomie. Je vais d’abord lever ce que je crois être des malentendus graves sur ces deux points, puis terminer sur la question sociologique que pose mon livre.

Les raisons d’une comparaison : l’origine sociale des catégories et des concepts

« En somme, il est grand temps de nous rapprocher du modèle américain ! », voilà la leçon que je propose, selon Castel. Eh bien non !

La méthode comparative a pour but de faire ressortir une vérité par contraste. Cette méthode est tellement classique que je m’étonne de devoir rappeler son principe à un sociologue chevronné qui la confond avec un discours politique « libéral ». Elle ne vise nullement à dire que les Américains sont formidables et que nous sommes lamentables (je défie quiconque de trouver une phrase de ce type dans mon livre). Elle vise à nous aider à prendre un peu de recul à l’égard de débats trop franco-français (c’est peut-être pour cela que j’ai l’air tellement américain aux yeux de Robert Castel !). Ma comparaison repose sur une hypothèse : le self occupe aux États-Unis exactement la place que l’institution possède en France. Le self n’est pas d’abord une catégorie philosophique ou psychologique, mais une catégorie sociale, une catégorie d’origine sociale. Disant cela, je prends d’ailleurs le contrepied de Robert Castel, qui a promu, comme on sait, dès les années 1980, l’idée de « nouvelle culture psychologique ». Quant à l’autonomie, thème étroitement lié au self (pensez à la self-reliance) il faut préciser ceci : la référence à l’autonomie comme valeur suprême unit les Américains et divise les Français, mais ce n’est pas la même autonomie. Où Castel évoque-t-il ce point que je martèle dans mon livre ? Pourquoi n’en tient-il pas compte ? Car s’il mettait ceci au premier plan de son compte rendu, il verrait qu’il n’y a pas de « véritable autonomie » dans mon propos. Il n’y a donc guère de fausse autonomie non plus, mais des significations sociales différentes du mot des deux côtés de l’Atlantique, et des significations qui se transforment au cours de l’histoire de ces deux versions de l’individualisme, de ces deux manières de faire société. Là-bas, l’autonomie est caractérisée par trois aspects : l’indépendance, la coopération et la compétition ; ici, c’est l’indépendance qui en est la valeur principale. La méthode comparative sert à faire ressortir ces différences et leurs raisons d’être, mais nullement à les hiérarchiser.

Illustrons rapidement par deux points.

Si les questions de santé mentale et de souffrance psychique sont au centre de la vie sociale partout en Europe et en Amérique du Nord, le thème du malaise dans la société nous singularise. Il est étroitement lié à l’idée que la vie se précarise. La Société du malaise est donc un titre durkheimien : le malaise dans la société est une représentation collective que la société française se donne d’elle-même, elle parle à tout un peuple, alors que la formule ne dit rien à un Américain (mais pas plus à un Suédois), elle parle au mieux à des universitaires. Il est d’ailleurs frappant de noter à quel point les psychanalystes français se réfèrent au Malaise dans la civilisation de Freud et à quel point leurs collègues américains ignorent l’ouvrage. Suis-je en train de dire qu’il n’existe pas de malaise en France ? Que c’est un « effet de représentation » ? Pas du tout ! Je vais revenir sur les raisons de ce malaise, en montrant pourquoi les Français ont de solides raisons de se représenter leurs problèmes de cette façon. Mais cette représentation collective s’enracine dans une histoire spécifique.

Je compare donc dans les deux pays l’émergence du thème du narcissisme et de l’idée que les idéaux sociaux causent des souffrances psychiques. La comparaison montre que la signification attribuée ici et là-bas aux pathologies narcissiques est fort différente. Aux États-Unis, elles apparaissent à la fin de ce qu’on peut appeler un cycle libéral, qui va de Roosevelt à Johnson, et qui est caractérisé par une intervention forte de l’État fédéral, notamment pour réduire les inégalités. Elles sont conçues comme le symptôme d’un déclin de la responsabilité individuelle à l’aune d’un excès d’État et elles marquent la nostalgie d’une époque où régnait l’individualisme rugueux et la communauté autogouvernée. Elles expriment une crise de confiance de l’Amérique en elle-même. En France, au contraire, elles apparaissent comme le signe d’un excès de responsabilité individuelle résultant du retrait de l’État au cours des années 1980. Les « pathologies narcissiques » sont la manifestation d’une crise de leur libéralisme et d’une crise de notre anti-libéralisme. La comparaison fait donc ressortir des significations sociales différentes des mêmes concepts. Ce comparatisme donne un résultat intéressant pour la sociologie : il fait apparaître qu’il n’y a là aucune psychologisation du social, mais des usages sociaux divergents et asymétriques du vocabulaire psychologique. Arrêtons donc de croire que la Société est morte et que l’action politique serait devenue mystérieusement impuissante !

De l’autonomie comme aspiration à l’autonomie comme condition : le grand changement des inégalités

Mais allons plus loin. Car ce que ne voit pas Robert Castel, ce sont les conséquences finalement pratiques, donc politiques, de mon analyse, le déplacement du regard qu’elles appellent de leur vœu, et qui touchent au thème, qui lui est particulièrement cher, des inégalités.

Dans le cas français, l’autonomie comme aspiration (qui correspond en gros aux Trente Glorieuses) apparaissait comme une indépendance. L’autonomie est désormais notre condition, mais a acquis une nouvelle signification : c’est une autonomie de compétition et de coopération. Or il se trouve que c’est la compétition qui divise la société française. Et c’est ce mouvement que j’analyse. Je n’appelle pas à une autonomie comme condition pour la simple raison qu’elle est aujourd’hui, de fait, la condition commune.

Le « malaise » se résume dans la double idée que le lien social s’affaiblit et qu’en contrepartie l’individu est surchargé de responsabilités et d’épreuves qu’il ne connaissait pas auparavant. La preuve de ce malaise se trouve dans ces pathologies sociales, ces maladies du lien qui se développent dans notre monde moderne. « Les symptômes ont-ils changé ? Les personnalités se sont-elles modifiées ? » Ces questions sont récurrentes chez les cliniciens et interroger les présupposés sociaux et historiques de ces questions, voilà mon fil conducteur. Le point de douleur porte en France sur l’opposition entre la notion de personne, de personnalité ou de personnel et celle d’institution. L’appel à la personnalité apparaît comme le résultat d’un processus que les sociologues français ont appelé de « désinstitutionalisation ». Mais aux États-Unis, le concept de personnalité est, au contraire, une institution. Ce concept est, comme je le montre, une marque de fabrique des sciences sociales américaines – tandis que l’institution est un concept clef de l’École sociologique française. Nos sociétés sont confrontées à des problèmes de cohésion sociale résultant de la perte d’efficacité des systèmes de protection et de lutte contre les inégalités instaurées au cours du XXe siècle. En cela, je ne vois pas du tout à quoi s’en prend Robert Castel, parce que je ne nie nullement que la protection à la française est en crise. Mais la difficulté sociologique et politique majeure tient au brouillard entourant le changement de paradigme dans les inégalités, vis-à-vis duquel nos arrangements institutionnels habituels sont démunis. Car la façon française de concevoir l’égalité est une égalité de protection sous la houlette de l’État, qui représente la solidarité de la société à l’égard de chacun. C’est la tradition française de l’État « instituteur du social » qui met en mouvement la société, celle-ci n’ayant pas de valeur en elle-même. C’est ce qui fait que nous sommes une société antilibérale ou illibérale : nous nous méfions de la confrontation des intérêts des acteurs dans la société.

Le ressort qui fait du « malaise dans la société » une représentation collective que la société française se donne d’elle-même est le suivant. L’argument paraît complexe, mais c’est parce qu’il contredit des routines de pensée. Nous avons affaire à une crise de l’égalité à la française parce que l’égalité d’aujourd’hui tend plutôt vers une égalité d’opportunité dans laquelle il s’agit de rendre les individus capables de saisir des opportunités en les aidant à entrer dans la compétition – la focalisation des politiques publiques sur la seule protection ayant abouti à une balkanisation de l’emploi. La nature des inégalités d’aujourd’hui engage une responsabilité personnelle parce que, dans des économies de la connaissance, l’égalité des chances dépend de ses propres capacités relationnelles et cognitives (voir notamment les travaux de G. Esping-Andersen [4]). Cette situation implique le développement universel de pratiques consistant à aider les gens à s’aider eux-mêmes, pratiques que les Américains appellent empowerment [5]. Elles jouent sur la confiance que les individus peuvent avoir (ou ne pas assez avoir) en eux-mêmes. Ces pratiques existent, et même de façon massive, en France. Ce sont celles auxquelles fait allusion Castel en me critiquant (p. 7-8). Or je montre qu’elles constituent un empowerment à la française : un empowerment parce qu’elles redonnent du pouvoir d’agir à ceux qui n’en n’ont plus, et visent à les rendre capables de faire face aux nouvelles contraintes d’insertion ; à la française, parce que ceux qui les emploient les pensent comme des compensations à la désinstitutionalisation alors qu’elles montrent le nouvel esprit des institutions, celui de l’autonomie-condition. Contrairement à ce qu’écrit Castel, je ne pense nullement que ces professionnels de l’empowerment sont déclinologistes. En revanche, je soutiens que les sociologies théorisant leurs pratiques comme compensation à la perte de substance des institutions, elles, le sont. Et l’un de mes objectifs est de proposer aux professionnels de santé mentale, qui sont en première ligne des tensions de la société française, une sociologie alternative à celle de Pierre Bourdieu ou de Robert Castel, affranchie du pessimisme hypercritique.

Il en ressort un des malentendus les plus sérieux entre Robert Castel et moi. Parler d’« agent de son propre changement », ce n’est pas un discours libéral (au sens français, car au sens américain, le terme désigne l’intervention de l’État fédéral) demandant aux individus de se débrouiller par eux-mêmes. C’est une idée sociale et politique qui en appelle aux capacités d’agir dans le cadre de l’autonomie-condition, de sorte qu’elle ne soit pas exclusivement subie. Pour sortir de la mystique des mots (libéralisme vs antilibéralisme), je plaide donc pour une politique de l’autonomie, c’est-à-dire une politique centrée justement sur la capacité d’agir des personnes, et plus particulièrement sur celle des couches sociales qui subissent les inégalités. Le débat n’est pas : ou la protection ou l’opportunité, mais l’intégration des deux modèles en France. Ce qui suppose une réflexion sur leurs limites réciproques.

Et c’est là que la comparaison nous aide à réfléchir en nous faisant sortir de notre nombrilisme. J’écris en conclusion (je suis obligé de me citer face à la lecture de Castel qui dénie ce que j’apporte) : « Si nous avons un problème avec l’opportunité, ils [les Américains] ont un problème avec la protection, comme le montrent les débats de l’année 2009 sur la réforme de l’assurance maladie dans lesquels le point majeur de conflit concerne la place de l’État fédéral. […] Mais chez eux, comme chez nous, les mythologies nationales sont au cœur des débats : la rationalité des arguments échangés en est imprégnée, manifestant ainsi la force de la dimension rituelle dans la vie sociale et du dressage logique qu’est le fait d’être socialisé dans telle ou telle société nationale » (p. 342). Les États-Unis et la France représentent deux pôles de l’individualisme (et non deux entités qui s’opposent), l’un plaçant l’accent sur l’opportunité, l’autre sur la protection. « Aux États-Unis, l’intervention publique (fédérale) doit rester subordonnée à la responsabilité morale de l’individu. En France, à l’inverse, l’appel à la responsabilité individuelle doit, pour avoir une valeur positive et emporter l’adhésion de l’opinion, être subordonnée à la protection de l’État qui manifeste la solidarité collective de la société » (p. 343). Le concept de capacité, notamment tel qu’il a été mis en avant par Amartya Sen, mais aussi de manière différente par des sociologues comme le Danois Esping-Andersen ou le Français Jacques Donzelot, permet de redéfinir la substance de la solidarité sociale dans le monde de mobilité et de concurrence généralisée qui s’est imposée en trente ans – et si je suis un « libéral », comme le pense Castel, que sont ces auteurs ? La « capacité » donne une large place à la responsabilité individuelle, ce qui est un thème de droite, mais, et c’est là une ressource pour la gauche, il implique la responsabilité collective en déplaçant l’accent placé sur la protection vers celui d’égale distribution des moyens d’agir. C’est cette dernière qui relève de la solidarité de la société à l’égard des plus faibles, et donc d’un État-animateur qui rend capable, comme le dit Donzelot depuis si longtemps. Il y sans doute peu de thèmes qui soient aussi décisifs pour clarifier la vie en commun et la recherche du bien public dans un contexte global où les concepts employés pour la société industrielle ne sont plus en prise sur les dilemmes humains engendrés par le cours du monde. Cette approche constitue le langage de l’action politique dont nous avons besoin pour agir en vue d’améliorer la société.

Toute la fin de mon livre est très claire sur ces points qui sont formulés très explicitement, mais Robert Castel, s’il a lu ces pages, est prisonnier d’une psychologie collective qu’il reproduit. Mon grand regret est que la conclusion de mon livre souligne la nécessité de clarifier les rapports entre protection et opportunité. Robert Castel aurait pu y contribuer. Mais je crains qu’il ne valide ma thèse selon laquelle une bonne partie des intellectuels français a succombé au « paradigme de l’affliction » (p. 145 de mon livre) et exploite une peur réelle en lui fournissant une justification « savante » sans lui apporter d’éclairage et sans ouvrir la voie à l’action.

Car la critique de Castel est, à mon avis, un symptôme de la crise de la sociologie contemporaine qui est marquée par l’extrême difficulté à formuler ce qu’est aujourd’hui une vie en commun. Or c’est justement là le fond du livre que de clarifier en quoi cette vie consiste dans la société de l’autonomie généralisée, qu’on l’aime ou non. Il me faut en dire quelques mots car Castel est muet sur une question qui intéresse la sociologie au plus haut point.

Une alternative au discours du malaise et à la sociologie individualiste

Il faut repartir de l’opposition entre institution et personne. Le concept de personne est généralement considéré par la sociologie française selon une série où « personnel » est identifié à « psychologique » (la psychologisation des rapports sociaux) et à « privé » (la privatisation de l’existence). Les sociologies qui s’en réclament sont individualistes. Elles sont prisonnières du grand problème qui condamne l’individualisme à la confusion : l’opposition entre l’individu et la société.

Le but du livre est de passer d’une sociologie individualiste à une sociologie de l’individualisme. Pour ce faire, je propose une conception alternative qui s’attaque à la fois au thème du malaise dans la société et à celui de l’individualisme, car ils sont solidaires.

La sociologie individualiste peut se formuler dans les termes d’une équation récurrente depuis deux siècles : « montée de l’individualisme = déclin de la société », ou de ses équivalents : le lien social, la solidarité, la communauté, les repères, la politique, etc., qui renvoient tous à la vie en commun qui est la condition de l’homme. La souffrance psychique et la santé mentale sont aujourd’hui le test mesurant le degré de ce déclin. La crainte de la dissolution sociale est un trait des sociologies individualistes. Mais c’est parce que c’est aussi une idée commune dans ces sociétés, une idée sociale. Il faut donc à la fois intégrer cette crainte, comme trait de nos sociétés, et la dépasser, comme sociologie de l’individualisme.

Castel confond ma critique de la souffrance comme catégorie avec un mépris des situations sociales de désarroi, d’exclusion, d’injustice ou d’inégalité : que les pauvres se prennent en charge, voilà mon supposé message « libéral ». Mon propos consiste bien au contraire à situer sociologiquement la place nouvelle de l’affect dans la vie sociale en élaborant des critères permettant déjà de savoir comment parler de ce souci social et politique pour l’affect, et en parler autrement que par les stéréotypes de la « perte des repères », du « capitalisme globalisé », de la « post-modernité » et autres concept-slogans.

Mon hypothèse globale sur la souffrance psychique est la suivante : nous avons affaire à un changement de statut social de la souffrance psychique – et non, comme on en fait depuis dix ans le contresens sur ma Fatigue d’être soi, d’une aggravation psychologique de la condition des gens dans je ne sais quelle « société dépressive » ! Si l’on accepte l’idée simple que nous sommes à la fois les agents et les patients de la vie sociale, je développe l’idée qu’aux changements dans la manière d’agir qu’est l’autonomie correspondent des changements dans la manière de subir, ce qu’exprime le concept de souffrance psychique. Avec la santé mentale, on a assisté à la généralisation de l’usage d’idiomes personnels pour donner forme et résoudre des conflits de relations sociales. Ce qui veut dire que l’expression de problèmes, conflits ou dilemmes sociaux dans les termes de la souffrance est une déclaration qui compte, qui a une valeur telle qu’elle est une raison d’agir en elle-même. Les différends doivent s’exprimer dans ce langage, car ce langage fait désormais autorité. Nous avons affaire à une expression obligatoire des émotions et des sentiments (on reconnaîtra une référence à l’article classique de Marcel Mauss). L’infortune, le malheur, la détresse, la maladie sont les éléments de ce langage qui consiste à mettre en relation malheur personnel et relations sociales perturbées à l’aune de la « souffrance psychique », unissant ainsi le mal individuel et le mal commun. Il s’agit en somme d’un langage de l’adversité, et ce langage n’est pas spécifique à l’individualisme, toutes les sociétés en possèdent. J’ai donc étudié dans ce livre deux langages de l’adversité et les problèmes qu’ils nous permettent de résoudre.

Dans nos sociétés, ce langage permet de formuler ce que j’appelle « l’inquiétude individualiste » qui est justement celle de la déliaison sociale. Cela implique de préciser ce qu’il faut comprendre par « individualisme ». On prononce le mot « individualisme » comme s’il s’agissait de quelque chose d’individuel, alors qu’il s’agit d’un esprit commun. Pour le dire en un mot, l’individualisme est cette manière de faire société qui attribue la même valeur à chaque individu, à soi-même comme à un autre, parce que l’égalité fait de tout homme un semblable.

Mais il faut en même temps rendre compte de la croyance car elle nous dit quelque chose de vrai en soulignant le côté destructeur de l’individualisme. La difficulté à faire société fait structurellement partie de l’individualisme et n’est pas un mal qui risque de la détruire inexorablement. Pourquoi ? On ne peut pas avoir de société individualiste, c’est-à-dire de société qui donne la même valeur à tout être humain, et donc sa chance au premier venu de se faire par lui-même, si on ne brise pas les liens de dépendance entre les gens, mais on ne peut pas avoir de société en général si les gens sont séparés par l’abîme de leur liberté. C’est la tension démocratique même qui se formule dans l’opposition individu/société.

La conséquence du changement de raisonnement est très concrète : le discours du malaise confond un faux problème, celui de la cohérence sociale, avec un vrai problème, celui de la cohésion sociale. Ce discours voit une incohérence dans la modernité parce qu’il pense la vie en commun dans les termes individualistes de l’opposition entre l’individu et la société. Si on emploie l’alternative du raisonnement hiérarchique de Louis Dumont, c’est-à-dire le fait fondamental que l’individualisme englobe sa valeur contraire, le holisme, en lui donnant une place subordonnée, alors nos sociétés apparaissent aussi cohérentes que n’importe quelle société dite traditionnelle : l’institution des significations sociales qui donnent à chaque individu la valeur suprême implique de subordonner les valeurs de l’interdépendance. Cette position subordonnée peut conduire acteurs et observateurs à la perdre de vue – et c’est même une attitude absolument récurrente –, mais c’est fort loin d’être une raison suffisante pour penser qu’elle a disparu et que nous ne faisons plus société.

Terminons sur la politique. Je n’appelle pas à une autonomie comme condition qui serait façonnée sur le « modèle américain » (et lequel, celui de Bush ou celui d’Obama ?), mais à tenir compte de la réalité de cette condition qui nous condamne moins au démantèlement de l’État social qu’à la recherche du dépassement de ses limites dans un nouvel État-providence. Contrairement au chapeau introduisant le compte rendu de Robert Castel, mon propos conçoit l’autonomie de façon totalement dépendante de ses conditions sociales [6]. Pouvait-il y avoir pire malentendu ? J’espère que les clarifications que l’on vient de lire lèveront les malentendus afin que vive un authentique débat d’idées.

Aller plus loin

Le compte rendu de Robert Castel sur le livre d’Alain Ehrenberg (La Société du malaise, Odile Jacob, 2010), paru sous le titre « L’autonomie, aspiration ou condition ? », La Vie des Idées, 26 mars 2010.

Documents joints

Société du malaise ou malaise dans la société ? (PDF – 277.1 ko)

par Alain Ehrenberg

Notes

[1] À preuve le débat entre le psychanalyste Roland Gori et moi-même dans Le Nouvel Observateur, 25-31 mars 2010.

[2] En mettant de côté les contresens sur mon précédent livre, le plus courant étant que j’aurais mis en relief une modification de la structure psychique des individus, alors qu’il s’agissait de comprendre comment, via la dépression, la souffrance psychique pouvait occuper une telle place dans la vie sociale.

[3] Je signale quelques erreurs qui montrent déjà l’ampleur du malentendu. Ainsi, l’autonomie aux États-Unis est celle de l’individu et de la communauté (cette dernière, pourtant une constante du discours politique américain, a été oubliée par Castel). Autre erreur, la psychologie du moi n’est pas le culturalisme (de Karen Horney, Fromm, etc.), mais l’école développée par Anna Freud, Heinz Hartmann, etc., dans laquelle, au contraire de ce que Castel affirme, la pulsion garde toute sa valeur et qui s’est opposée fortement au culturalisme sur ce point. Je ne parle pas non plus d’autonomie comme condition aux États-Unis, car, pour le dire dans la formulation de Saul Bellow, « … l’Amérique, sous la juridiction des Exousiaïs, ou Esprits de la Personnalité, a produit les individus autonomes modernes avec toute la légèreté et le désespoir des gens libres et infectés par des centaines de maux inconnus au temps des longues époques paysannes » (cité p. 68 de mon livre ; voir S. Bellow, Humboldt’s Gift, Penguin Books, 1996, p. 292.).

[4] G. Esping-Andersen, Trois leçons sur l’État-providence, Paris, Seuil/République des Idées, 2008.

[5] Sur lesquelles Jacques Donzelot (avec C. Mevel et A. Wyvekens) a écrit un livre remarquable, Faire société. La politique de la ville aux États-Unis et en France, Paris, Seuil, 2003.

[6] Comment d’ailleurs pourrais-je analyser des significations sociales, comme l’indique le chapeau, sans qu’il y ait des conditions sociales ? Il y a là un mystère logique (NDLR : le chapeau introduisant l’article de Robert Castel a été rédigé par La Vie des Idées).

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