par Jacques Wajnsztejn
Aujourd’hui il faut oser dire que si le capitalisme ne s’est pas encore écroulé, c’est parce qu’il ne constitue pas un « système » comprenant des contradictions internes qui le conduiraient automatiquement à une mort programmée. Ces contradictions internes avaient été spécifiées, dans le marxisme premièrement comme contradiction du mode de production capitaliste (tendance à la baisse du taux de profit et à la surproduction), deuxièmement comme contradiction du rapport social capitaliste (l’antagonisme irréductible entre bourgeoisie et prolétariat), enfin ce qui reliait les deux premières, comme contradiction entre le développement des forces productives d’un côté et l’étroitesse des rapports sociaux de production de l’autre. Or si toutes ces contradictions ont bien joué un rôle historique, force est de reconnaître qu’elles ont épuisé leurs forces d’antagonisme, qu’elles ont été englobées.
La question du salariat
On peut remarquer que chaque grande crise du XXe siècle a inclus dans son déroulement une profonde transformation du salariat, indiquant que le capital est bien un rapport social. La crise des années 30 a vu, malgré une période de fort chômage et les destructions de la Deuxième Guerre mondiale, une extension sans précédent du salariat. La crise des années 70 a été marquée et en partie provoquée par un mouvement général de remise en cause des formes tayloristes et fordistes de travail par les travailleurs et une partie de la jeunesse développant une critique du travail, alors que parallèlement le salariat continuait à se développer au cœur des capitaux dominants, par exemple dans le secteur des services mais aussi dans les pays émergents.
À partir de la fin des années 90 et pendant les années 2000, c’est à une crise du salariat que nous assistons avec une inessentialisation accrue de la force de travail dans le procès de valorisation. Substitution du capital au travail dans le procès de production, dégraissage des effectifs dans les usines s’accélèrent alors qu’interviennent des mises hors travail d’une partie de la population active même si cela se réalise encore sur la base du salariat : chômage et allocations, développement des formes institutionnalisées de chômage partiel comme en Allemagne après l’exemple plus ancien de l’Italie, précarisation, pré-retraites, emplois « aidés ».
Alors que parallèlement le processus de globalisation s’est intensifié, c’est tout ce mouvement qui donne l’impression d’une déconnexion entre le monde de la finance et le monde « réel », apparence sur laquelle nous reviendrons largement pour dévoiler, justement, non pas une déconnexion mais une conjonction.
D’une manière générale et au niveau mondial, on assiste à une paupérisation qui ne peut pas être définie comme une prolétarisation reformant une « armée industrielle de réserve » prête à servir. Plus il y a, d’un côté de nouveaux prolétaires intégrés dans le salariat, plus il y a de l’autre et à un niveau quantitatif plus important encore, production de surnuméraires absolus du point de vue du capital. Ce phénomène s’accompagne d’une peur du développement de nouvelles « classes dangereuses » (le thème de l’insécurité) et des craintes d’une surpopulation mondiale. Le premier phénomène entraîne une orientation plus sécuritaire de la part des États ; le second engendre le retour en force des thèses malthusiennes ou eugénistes dans les cercles les plus divers du pouvoir y compris au sein des partis écologistes.
Les insuffisances des théories des crises
L’analyse en termes de déconnexion de « l’économie réelle » par rapport au monde de la finance (c’est la plus courante) décrit ce qui serait devenu un « capitalisme de casino » avec formation de bulles financières spéculatives. Elle conduit à une tentative de moralisation du capital sous sa forme industrielle parfois par ceux-là mêmes qui en critiquaient les pratiques d’exploitation. La finance doit donc être maintenue à sa place et limitée à sa fonction qui est de financer la croissance, si possible à des taux d’intérêt très bas ou même négatifs, ce qui a été le cas durant les deux siècles de développement industriel. Le capital fictif n’est vu que comme un dysfonctionnement conjoncturel qui se traduit par des crises financières et non comme une composante structurelle, présente dès la période des Trente Glorieuses au cours de laquelle il a joué un rôle de soutien important à un rythme de croissance élevé sur longue période.
Or, le cycle de croissance précédent était fondé sur une dépendance réciproque entre capital et travail dans le cadre d’un « mode fordiste de régulation » défini comme un compromis de classe induisant une productivité de plus en plus forte d’un côté contre une augmentation constante du revenu réel de l’autre, y compris sous sa forme de revenu social, le tout orienté et arbitré par l’État-Providence. Le financement de cette croissance reposait sur un crédit rendu bon marché par une inflation de longue durée. C’est cette donnée qui change à partir du début des années 80 avec l’importance nouvelle prise par le capital fictif depuis une croissance devenue explosive des marchés financiers. C’est un signe de la tendance à l’auto-présupposition du capital en dehors de son rapport au travail et, au-delà, de la forme productive industrielle. En effet, le capital fictif est une forme qui cherche à supprimer le temps de circulation en réalisant l’unité de la production et de la consommation. Cette unité apparaît bien dans le fait qu’aujourd’hui, très souvent, ce n’est ni le producteur ni le consommateur qui domine mais un tiers, le revendeur. La puissance nouvelle d’une entreprise comme Wal-Mart en fait foi. À chaque époque une entreprise prototype représente un ensemble novateur de structures économiques et de relations sociales. À la fin du XIXe siècle, la Compagnie des chemins de fer de Pennsylvanie se considéra comme la référence du monde ; au milieu du XXe siècle, General Motors représenta le symbole d’une gestion bureaucratique et perfectionnée et d’une production en série tirant profit des nouvelles technologies. Ces dernières années, Microsoft parut être le modèle d’une économie du savoir post-industrielle. Mais au début du XXIe siècle, Wal-Mart semble incarner à son tour le type d’institution économique qui transforme le monde en imposant un système de production, de distribution et d’emploi transnational et fortement intégré. Cette fois le revendeur global est le centre, le pouvoir, alors que le fabricant devient le serf, le vassal.
Le capital devient totalité parce qu’il conjugue alors substance et fictivité, stocks et flux. Dans ce processus, il dépasse des catégories plus immédiates qui tentent encore de distinguer ce qui est matériel de ce qui est immatériel. Dans la fictivité, le capital fuit l’objectivation et se fait capital en procès. Le temps y est nié et bien évidemment y est également niée une de ses composantes, le temps de travail et avec lui la loi de la valeur. Ce faisant il s’auto-présuppose en anticipant le profit futur comme une donnée déjà présente. Le capital virtualise la valeur.
La crise actuelle bouleverse les rapports entre économie et politique
L’épuisement des forces productives du capitalisme industriel a nécessité sa reprise en main par un capitalisme du sommet seul à même d’effectuer une restructuration qui représente pour nous une véritable « révolution du capital ».
Tout cela devait porter le capitalisme au-delà de sa crise, mais pour le moment cela a seulement permis de porter ses contradictions du niveau de la production à celui de la reproduction d’ensemble. C’est pour cela que nous parlons de la crise actuelle comme d’une crise de la reproduction des rapports sociaux : crise du travail et du salariat qui, au moins dans les pays dominants, manifeste un troisième niveau de « la reproduction rétrécie » dans cette incapacité à sortir de cette tendance à l’inessentialisation de la force de travail et même à son irreproductibilité. Cette tendance n’est que partiellement contredite par le développement d’une « reproduction élargie » dans les pays émergents. En effet, la vitesse de rattrapage de ceux-ci tend à épuiser ses effets « progressistes » et à produire toujours plus de surnuméraires absolus par le vidage des campagnes de leur population active sans que cette dernière ne puisse majoritairement retrouver une activité au sein du nouveau salariat urbain.
Cette crise de reproduction apparaît souvent comme systémique parce que chaque dysfonctionnement donne l’impression que tout l’édifice va s’écrouler alors qu’il est soutenu et alimenté par son organisation en réseau et une forme liquide qui irrigue l’ensemble des trois niveaux. Sa préférence actuelle pour la liquidité est inséparable du processus de totalisation du capital. Il en est ainsi, par exemple, d’un « système » monétaire international devenu introuvable, dans lequel le dollar entretient la contradiction entre son statut de monnaie dépendante de la puissance publique américaine et celui de forme monétaire privée pour les agents de la communauté financière.
La crise actuelle n’a pas atteint un degré de gravité extrême parce que, justement, elle s’est limitée aux liquidités financières sans toucher les liquidités monétaires. Pourquoi cela ? Tout simplement parce qu’il y a des limites à la privatisation des fonctions monétaires car la monnaie moderne se rattache toujours à la puissance, à la souveraineté, à l’État. Par exemple, la confiance en la puissance des États-Unis et du dollar demeure. La première qualité de la puissance est en effet son pouvoir d’attraction, qu’il s’exerce sur les hommes (les courants migratoires) ou sur les choses (les courants financiers, le dollar et le financement des déficits américains par l’extérieur). Un surcroît de méfiance vis-à-vis du dollar pourrait devenir déstabilisateur s’il amenait les détenteurs de dollars à effectuer des ventes souterraines que la FED ne pourrait prévoir ou endiguer. D’où une contradiction entre d’un côté des taux d’intérêt à long terme que les Américains devraient baisser pour soutenir leur économie et l’économie mondiale par ricochet et, de l’autre, la crainte que dans ce cas les détenteurs extérieurs de dollars ne s’en débarrassent.
La seule régulation financière par le marché s’avère donc impossible ou au moins incomplète. Bien conscientes de cela, les institutions financières et monétaires multiplient les actions d’interdépendance pour réduire les possibilités de dépendances. Par exemple, l’action financière accrue des banques (gestion de portefeuilles d’actions) accompagne et ne détruit pas leur action monétaire (création de monnaie par le crédit). On assiste plutôt à une fusion des fonctions de l’argent (échange, épargne, investissement) qu’à une concurrence entre ces fonctions. Là aussi, c’est cohérent avec notre idée de totalisation du capital.
Au-delà de la crise
C’est dans les interstices de cette dynamique chaotique qui ne passe ni par une crise finale ni par un parachèvement de la domination, qu’il faut se glisser pour en accentuer, dans les luttes à venir, les dysfonctionnements. Il n’y a donc rien à restaurer et surtout pas une économie de producteurs, même associés, alors que ces producteurs ne représentent qu’une minorité, au niveau national comme mondial, et que ce qu’ils produisent a perdu sa valeur d’usage ou même n’en a jamais eu, sauf pour le capitalisme. Il ne faut donc pas réorganiser l’économie sur la base d’une « vraie » production (la production matérielle), sur la base de la « vraie » valeur, celle qui induirait l’égalité et la justice de l’échange et du contrat (un travail « payé à sa juste valeur » comme on entend dans les syndicats). Il ne s’agit pas non plus d’organiser rationnellement ou autogestionnairement un capital qu’on pourrait encore s’approprier (« rien n’est à eux tout est à nous. Tout ce qu’ils ont, ils l’ont volé », clament des militants de la CNT), mais décapitaliser nos corps et nos têtes.
Extrait d’un article paru dans Temps critiques, janvier 2010