Parti Pris, une anthologie

Parti-Pris-Pelletier-LuxCe recueil de grande valeur est extrêmement bien fait, en offrant un éventail de textes qui permet de suivre l’évolution d’un projet intellectuel-politique dont l’importance a été si grande dans l’évolution politique du Québec. D’autre part, l’ouvrage permet de lever le voile sur l’histoire encore largement méconnue de la gauche québécoise. Parti Pris, sans nul doute, a été une des fondations de ce marxisme québécois frais et créatif, ce qui fait qu’aujourd’hui, 60 ans plus tard, on a une gauche qui se tient debout dans ce (presque) pays. L’ouvrage dispose de six parties, dont les premières sont des interpellations directement politiques. Dans les chapitres subséquents sont abordées les thématiques de la culture, de la laïcité, de la littérature, avec des contributions de plumes qui deviendront célèbres par la suite : Gaston Miron, Gérard Godin, Hubert Aquin, Paul Chamberland et plusieurs autres.

 

Une révolution : pourquoi et pour qui ?

 

Les années 1960 sont le théâtre d’une série de bouleversements qu’on a retenu dans l’histoire sous le nom tiède de « révolution tranquille ». Quand Parti Pris prend forme en 1963, des mouvements populaires sont relancés dans le domaine syndical, communautaire, étudiant. Le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) cherche à constituer un espace politique de centre gauche axé sur le projet d’indépendance. Le Front de libération du Québec (FLQ) se propose de ramener au Québec les stratégies des mouvements de décolonisation à l’œuvre dans le tiers-monde. Dans la tradition du socialisme, mais également en rupture avec les partis socialistes et sociaux-démocrates, se situe le Mouvement de libération populaire (MLP), auquel se joint une bonne partie des rédacteurs de Parti Pris, et ce dans le but d’animer une « révolution nationale démocratique accomplie sous l’impulsion des classes travailleuses » (p.15). Jean-Marc Piotte met en garde dès le premier numéro (octobre 1963) contre un projet d’indépendance qui ne remettrait pas en question une économie dirigée par des capitalistes étrangers. Un an plus tard, Parti pris célèbre la dissolution du Parti républicain du Québec (droite) et l’essor d’un RIN « libéré » d’un ancien nationalisme réactionnaire.

Tout en saluant ce tournant vers le gauche, Parti Pris critique vivement l’action du FLQ, condamnée à « l’anarchie et au terrorisme » (p. 62). La tâche des révolutionnaires, « c’est de rejoindre les classes populaires» (p. 68). Les intellectuels sont appelés à « dépasser l’abstraction et l’idéologie », à faire des enquêtes, et à « remplir le mouvement de libération nationale d’un contenu populaire et socialiste » (p. 69).  En 1965, Parti Pris lance un manifeste d’allure plutôt léniniste : prendre le pouvoir, se structurer selon le centralisme démocratique, et former des militants. La polémique continue contre le FLQ, contre lequel Parti Pris préconise le travail d’organisation et d’éducation populaire.

Rapidement s’impose une discussion sur le lien entre l’indépendance et le socialisme. Pour certains, la gauche doit accepter de se subordonner à l’objectif de l’indépendance, une étape nécessaire. Lorsque René Lévesque crée le Mouvement souveraineté-association (MSA) en 1967 (duquel émerge le PQ l’année suivante), l’opinion majoritaire est qu’il faut se rallier à ce que Jean-Marc Piotte appelle la « fraction la plus progressiste des masses populaires » (p. 146), et ce, tenant compte que « la politique n’est pas une question de pureté, mais d’efficacité ».

Assez rapidement cependant, une autre voie s’exprime. Selon Bourque, Dostaler et Racine, le projet du MSA émane d’une nouvelle couche petite-bourgeoise et projette un simple « changement d’élite » (p. 156) plutôt qu’une transformation révolutionnaire : « Le MSA est l’ultime tentative de la petite bourgeoisie québécoise de faire l’indépendance politique. Ce sera également le chant de cygne d’une classe qui a toujours fait appel aux travailleurs pour mieux les tromper » (p. 159). Quitte à appuyer le MSA selon la conjoncture, un véritable projet socialiste doit prioriser un patient travail d’organisation. Contrairement au MLP qui avait voulu aller « trop vite en affaires », la nouvelle gauche doit s’enraciner dans les luttes et les mouvements populaires.

 

L’héritage

 

En 1968, Parti Pris est liquidé, mais le Québec militant est en marche. La grève étudiante de l’automne est suivie de la plus grande manifestation de l’histoire contemporaine du Québec contre l’université McGill, une institution coloniale et réactionnaire. Plusieurs des rédacteurs de Parti Pris, dont Jean-Marc Piotte et Gilles Bourque, deviennent profs dans la nouvelle UQÀM, qui devient l’épicentre intellectuel de la gauche, et de laquelle émergent de nouvelles générations qui s’investissent dans l’organisation populaire. Dans cette même UQÀM, la grève des employés (printemps 1971) et celle des profs (automne 1971) distillent dans le mouvement syndical une nouvelle approche qui débouche sur la grève générale et les mobilisations massives du printemps 1972. Les anciens jeunes lecteurs de Parti Pris deviennent à leur tour intellectuels, organisateurs et stratèges avec des revues tels Mobilisation et Socialisme québécois, où la jonction avec les luttes dépasse le caractère théorique qui était celui de Parti Pris.

Les mouvements sont nourris de recherches et de publications qui cherchent à faire la fameuse jonction entre la théorie et la pratique, la « praxis ». Entre-temps, l’évolution du PQ se poursuit jusqu’à la victoire de 1976, qui crée tout un émoi à gauche. Les organisations les plus radicales se délitent. Les mouvements populaires sont prêts à « donner la chance au coureur » à un parti qui parle de grandes réformes sociales. Une fracture survient alors entre les mouvements dits « marxistes-léninistes » qui veulent se distancier du projet indépendantiste et des organisations comme le Regroupement pour le socialisme et le Mouvement socialiste. En 1980 cependant, l’échec du premier référendum révèle les angles morts du projet du PQ qui en gros, fait exactement ce qu’avaient prévu les rédacteurs les plus perspicaces de Parti Pris. Devant l’impossible négociation entre élites québécoises et canadiennes, le projet péquiste vire à droite. Pendant une bonne dizaine d’années, la gauche est en hibernation.

Au tournant des années 1990, les défaites des années 1970 commencent à être digérées. Les chimères d’une révolution « totale et absolue » sont laissées de côté. De même qu’un répertoire marxiste atrophié et sectaire. L’initiative est reprise par le mouvement des femmes (Marche des femmes contre la pauvreté et la violence de 1995), les jeunes altermondialistes (Sommet des peuples des Amériques de 2001), puis par une nouvelle génération de militants des syndicats et des groupes populaires et étudiants (manifestations de masse de 2003-2005). Le tout continue jusqu’aux Carrés rouges, dans une atmosphère où le mouvement populaire construit sa propre identité, sans état d’âme par rapport au PQ, et avec un projet qui s’articule autour de Québec Solidaire, et qui est nourri par un faisceau de publications et de recherches (Nouveaux Cahiers du socialisme, À bâbords, IRIS, etc.). Dans ce contexte, la voix de Parti Pris reste très actuelle :

La parole pour nous a une fonction démystificatrice ; elle nous servira à créer une vérité qui atteigne et transforme à la fois la réalité de notre société. C’est dire que pour nous, l’analyse, la réflexion et la parole ne sont qu’un des moments de l’action : nous ne visons à dire notre société que pour la transformer. Notre vérité, nous la créerons en créant celle d’un pays et d’un peuple encore incertains.

3 avril 2014


[1] Parti Pris, vol. 1, no. 1, octobre 1963, p. 2-4, repris dans l’anthologie, p. 29.

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