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Le mouvement étudiant et la question de la justice sociale

L’idée de cet échange entre Jocelyn Maclure et moi-même résulte d’un constat. Le débat intellectuel au sujet des grands chantiers politiques du gouvernement Charest et, plus précisément, au sujet de la hausse des droits, souffre d’une polarisation qui a pour résultat de gommer les nuances du discours de chaque camp. J’ai moi-même tenu des propos qui ont paru à plusieurs comme étant trop tranchés pour inviter à l’échange. Même si ce n’est pas ce que je recherche, je ne peux pas refuser leur perception des choses à certains de mes interlocuteurs.

Ce texte me donne l’occasion d’expliciter mes idées sur ce sujet. Quelques précautions méthodologiques s’imposent d’abord. Ni Jocelyn ni moi-même n’avons voulu écrire un texte savant, et encore moins un exposé complet des thèses philosophiques sous-jacentes au débat sur la hausse des droits de scolarité ou un relevé des informations factuelles pertinentes. Dans mon cas, mon intervention se limite à tenter d’éclairer les principes et les valeurs qui nous permettent d’évaluer telle ou telle politique publique, ou encore de les proposer ou de les réfuter. On peut discourir sur les chiffres longtemps – et cela est à la fois juste et nécessaire – mais il faut nous montrer le plus clair possible sur les normes en fonction desquelles nous jugeons les choix publics faits ou à faire.

1. Une prise de position nécessaire

Dans ma compréhension des enjeux liés à la hausse des droits de scolarité, mon point de départ est que toutes les personnes liées au domaine de l’éducation devrait prendre position, ou au moins être en mesure d’expliquer pourquoi elles ne le peuvent pas. Je crois qu’idéalement, tout citoyen devrait se faire une idée fondée sur des arguments à ce sujet, mais le milieu de l’éducation est le premier concerné. Bon nombre de mes collègues professeurs ont préféré une opposition molle, ou un appui très prudent jusqu’à l’absurde, ou pire encore l’indifférence totale, face à un mouvement social qu’ils ont voulu voir comme étant l’affaire des seuls étudiants.

Cette prise de position—car même l’indifférence est un geste politique dans un contexte comme celui que nous connaissons actuellement—est selon moi intenable. Limiter le débat sur la hausse des droits à un combat mené par et pour les seuls étudiants revient à s’aveugler volontairement. On ne peut pas circonscrire de manière artificielle la question de la hausse des droits de scolarité en en faisant une question corporatiste.

Ceci étant dit, cela ne signifie pas pour autant que tous les professeurs devraient être contre la hausse. J’ai invité les professeurs à l’être, mais sur la base d’arguments que l’on peut ou non adopter. Mais quelle est la nature de ces arguments? J’ai présenté les miens dans la perspective de la justice sociale.
2. Une question morale?


Avant même d’exposer ces arguments, il est tout à fait légitime de se demander s’il est pertinent de situer ce débat dans une perspective morale. S’agit-il bien d’une question morale? Si oui, en quel sens? Je pense qu’il s’agit en effet d’une question morale dans la mesure où elle indique un conflit de valeur, dont émergeront des choix sociaux qui ne sont pas réductibles à des contingences économiques, démographiques ou plus généralement sociologiques.

La problématique de la hausse des droits de scolarité, comme celle des autres grands enjeux sociaux au Québec en ce moment, pensons à la question de l’environnement, à l’aide apportée aux agriculteurs, au problème du logement, et plusieurs autres dont il est impossible de rendre compte ici, on ne saurait répondre à toutes ces interrogations sans une compréhension des principes et des valeurs en présence. Ces débats sociaux ne se bornent pas à de simples rapports de force entre politiciens, ni ne se réduisent non plus à de simples faits qu’il est impossible de modifier.

La hausse des droits de scolarité est un choix politique et social, même s’il est tout à fait vrai que ce choix n’a pas été fait sur la seule base d’une simple idéologie ou d’une vision morale, mais qu’il repose aussi sur une analyse de ce que nous pouvons nous permettre comme modèle d’accessibilité aux études. Mais rien ne nous permet d’affirmer que le gouvernement actuel n’avait pas d’autres choix et que toute autre option était impossible. Il est utopique par exemple de vouloir que la rareté des biens n’existe plus et qu’ils soient en quantité infinie partout sur la Terre. Mais la rareté des ressources et des biens est toujours évaluée à l’aune de plusieurs critères qu’il faut interroger, surtout lorsque nous en déduisons des politiques publiques qui affectent l’ensemble de la population. Tout ce que je peux faire comme chercheur en philosophie morale et politique est de m’attarder sur les critères moraux qui guident ou justifient ces choix publics.

3. L’égalité pour et par l’éducation

Cette seule question mériterait à elle seule un livre entier. Je me bornerai seulement à dire qu’il faut penser l’égalité en amont et en aval de l’éducation. L’éducation est un vecteur d’égalité sociale, mais une telle chose est impossible sans une égalité des chances, et donc à une réelle accessibilité aux études. Je pense que la majorité des intervenants du débat sur la hausse des droits serait d’accord sur ce point. Mais nous ne sommes pas d’accord sur les exigences et les conditions du principe d’égalité.

4. La juste part

L’argument de la «juste part», présenté par le gouvernement Charest, est l’un des critères moraux employés pour justifier la hausse des droits de scolarité. Certes, il n’est peut-être pas aussi développé conceptuellement que nous pourrions l’espérer. Mais si nous sommes d’accord pour mettre de côté l’idée selon laquelle ce genre de vocabulaire est pure rhétorique et qu’il n’y a rien d’autre, en dernière instance, que des rapports de force sur un terrain miné par les contingences, si nous refusons cette réduction à l’absurde du discours politique, alors nous devons essayer de donner un sens à de telles notions, et un sens que pourraient accepter les auteurs de ces formules. Ils n’accepteront pas les conclusions que nous tirons de leur propos, mais ils devraient au moins pouvoir accepter la manière dont nous les reconstruisons, sans quoi nous affrontons des hommes de paille. Encore une fois, on ne doit pas réduire tout discours politique aux idées. Mais s’il est un secteur où les idées ne sont pas des entités platoniciennes, c’est bien celui de la politique.

Je crois sincèrement que malgré ses défaillances et sa logique claudicante, l’argumentaire de la « juste part » n’est pas seulement un slogan ou une propagande d’un Jean Charest ou d’un Raymond Bachand. En premier lieu, il me semble tout à fait cohérent avec les autres phases du gouvernement. L’idée de juste part implique une accentuation des investissements individuels ou du secteur privé. Ce principe a déjà été utilisé lors de la mise en avant de nombreux partenariats public-privé. Il s’agissait alors de penser une réforme fondamentale des services publics. En réalité, Bachand espère réaliser sur le tard ce que Monique Jérôme-Forget a tenté de faire dès les premières années qui ont suivi la prise du pouvoir par le Parti libéral.

L’idée de juste part repose sur la critique de l’État providence et sur une volonté de mettre de l’avant les initiatives et les ressources du secteur privé. Si le but affiché est la prospérité du plus grand nombre, les résultats escomptés ne peuvent présumer aucune garantie. L’initiative privée, celle des individus ou celle des entreprises, repose sur des décisions indépendantes de toute contrainte publique. Si un individu cesse de faire des efforts, c’est son droit. Il devra assumer son choix. Il en va de même pour une entreprise. Fonder une politique publique sur une telle logique nous conduit tout droit vers l’arbitraire le plus complet. Nous quittons le domaine de l’administration publique pour celui du management de bas étage.

Si nous ne nous dotons pas de règles structurelles et collectives, tout ce que nous bâtissons est à la merci des aléas du marché et des allégeances politiques et économiques, lesquelles fluctuent selon les circonstances.

5. L’argent et l’université

Nous pouvons être en d’accord ou non sur le manque de financement de l’université. J’ai personnellement des doutes sur la gestion des universités, d’autant plus qu’elles sont de plus en plus soumises à des conseils d’administration composés pour l’essentiel de personnes issues du monde des affaires. Ces instances de surveillance me semblent jouer de plus en plus un rôle décisionnel, ce qui ne va pas sans entrainer beaucoup de problèmes de gouvernance.

La nouvelle manière de concevoir l’administration des universités est cohérente avec l’ensemble des politiques publiques du gouvernement actuel, mais elle est critiquable précisément parce qu’elle repose sur des bases très fragiles. Je ne peux pas développer cette idée ici.

Quittons maintenant le domaine de la gestion pour nous pencher sur celui du financement. À mon avis, si le financement des universités est d’abord et avant tout une question de justice sociale, le seul moyen équitable est l’impôt progressif sur le revenu. Moduler les droits de scolarité en fonction des secteurs reviendrait à réserver certains domaines d’études, par exemple celui de la médecine, aux mieux nantis, car plus les droits seront élevés, plus ces domaines seront perçus comme des options trop risquées pour les étudiants les plus démunis.

En outre, en pensant que certains secteurs devraient couter plus cher aux étudiants, nous envoyons aussi un message très clair sur le sens à donner à des domaines d’études comme la médecine ou le droit. En gros, nous leur envoyons le message qu’ils ont choisi ces disciplines pour s’enrichir personnellement et non servir l’intérêt commun. Devenir avocat pour une organisation caritative ou choisir la médecine générale et familiale plutôt que des secteurs lucratifs, comme celui de la chirurgie esthétique, serait découragé de facto. Bien entendu, tout n’est pas aussi simple, mais ces craintes me semblent légitimes.

6. La hausse compensée par des prêts?

À l’heure où j’écris ce texte, la Ministre Beauchamp semble vouloir tendre la main aux étudiants, probablement pressée par les députés de son propre parti qui espèrent ne pas tout perdre lors des prochaines élections. Il est vrai qu’une très modeste proposition du gouvernement pourrait entrainer la fin de la grève. La division au sein du mouvement étudiant accélèrerait le processus et les cours pourraient reprendre rapidement. Les étudiants ont raison de se méfier des propositions tièdes, voire opportunistes, de la Ministre Beauchamp. En outre, l’idée selon laquelle la hausse pourrait être maintenue en échange de meilleures conditions d’accès au programme des prêts et bourses ne règle pas du tout le problème, à moins de ne plus parler de prêts, mais bien de bourses substantielles, ce qui a très peu de chances de se produire, pour le dire dans ces termes.

7. Qu’est-ce que l’université?

Je terminerai par un souhait. Nous devons tous ensemble réfléchir à ce que nous attendons de nos universités. Je reviens un instant à l’idée d’égalité. Si nous pensons l’université comme un vecteur d’égalité sociale, c’est en grande partie parce que l’université est un laboratoire démocratique où se partage le savoir. Le partage ici est synonyme de distribution—chacun reçoit quelque chose du savoir—et de participation—chacun bonifie le savoir, de l’étudiant de première année aux enseignants. Il n’y a pas de dichotomie entre la recherche et l’enseignement, car celui-ci est un lieu de recherche comme cette dernière est le moteur de l’enseignement. L’université est un projet social, mais elle est aussi un projet de vie, comme l’ont dit nos étudiants dans un texte récent. Selon eux, «nous travaillons pour apprendre, bien avant d’apprendre pour travailler» (Le Devoir, 23 février 2012). Les étudiants nous offrent non seulement un formidable message de justice, mais aussi, pour qui veut l’entendre, une très belle leçon sur la vie. •

Christian Nadeau est professeur au département de philosophie de l’Université de Montréal depuis 2002. Il travaille en histoire des idées politiques et en philosophie contemporaine. Il est l’auteur de Contre Harper, paru en 2010 au Boréal.

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