En quoi Marx et Spinoza peuvent-ils encore nous servir à penser la servitude dans le capitalisme actuel ? En injectant les logiques affectives dans l’analyse du travail salarié, répond Frédéric Lordon, qui entend ainsi renouveler, voire contester, le concept d’aliénation.
Recensé : Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique, 2010, 213 p., 12 €.
Par ses seuls titre et sous-titre, le dernier ouvrage de Frédéric Lordon se rapporte à une tradition philosophique bien enracinée en France depuis Althusser et qui consiste à lire ensemble Marx et Spinoza, que ce soit en s’aidant de Spinoza (plutôt que de Hegel) pour mieux lire Marx ou bien en s’aidant de Marx (plutôt que de Descartes) pour mieux lire Spinoza. La première démarche peut s’autoriser de ce qu’il y a effectivement eu une lecture de Spinoza par Marx, et de ce qui subsiste dans le texte de Marx, surtout du jeune Marx, des traces de cette lecture, notamment dans ses conceptions anthropologiques (l’homme comme Teil der Natur ou pars naturae) et ontologiques (la nature comme totalité productive, l’histoire humaine comme continuation de l’histoire naturelle). Quant à la seconde démarche (user de Marx pour lire ou en lisant Spinoza), elle paraît évidemment plus aventureuse et risquée, mais elle peut par exemple se justifier de ce que, avec Spinoza comme avec Marx, on a affaire à deux des très rares philosophes qui, dans toute la tradition occidentale, se soient revendiqués partisans de la démocratie. Cela dit, le livre de F. Lordon n’est pas un travail d’historien de la philosophie et le lecteur ne doit s’attendre à une lecture interne détaillée ni de Marx ni de Spinoza (encore que : un lecteur qui en serait complètement ignorant apprendra beaucoup de choses sur Spinoza dans le livre de F. Lordon). Ce n’est pas là une critique de ma part, ni même une réserve : il s’agit seulement de dire que le propos de F. Lordon n’est pas l’étude des pensées de Spinoza et Marx pour elles-mêmes, ni celle de leurs rapports. Le propos de l’auteur est de produire une compréhension des transformations du capitalisme engagées depuis 25 ou 30 ans et toujours en cours actuellement. Marx et Spinoza sont donc convoqués ici en ce qu’ils peuvent aider à produire cette compréhension. On peut cependant constater que la référence à Spinoza est nettement plus présente que la référence à Marx, que la langue et les concepts spinozistes (à commencer par des concepts techniques tels ceux d’affect, d’affection, de conatus et de puissance) y sont bien davantage mis à contribution que les concepts proprement marxiens.
Mais ce déséquilibre apparent a quelque chose de trompeur dans la mesure où le cadre de la réflexion de F. Lordon sur le capitalisme est en réalité directement emprunté à Marx : à très juste titre, l’auteur part de l’idée selon laquelle ce qui, en définitive, est central dans le capitalisme, et ce qu’il a proprement inventé, c’est le salariat ou le travail salarié. C’est bien là en effet une thèse majeure de Marx : dans tous les modes de productions et dans toutes les formations sociales antérieurs au capitalisme, les structures de la domination étaient constituées en dehors du travail ou bien elles encadraient le travail du dehors ; dans le capitalisme, au contraire, le rapport social de domination est intérieur et immanent au travail. C’est ici la forme prise socialement par le travail qui engendre d’elle-même et à l’intérieur d’elle-même le rapport social de domination. Cela a notamment pour conséquence que, dans les formations sociales non capitalistes, les rapports de domination sont manifestes, tandis qu’ils sont inapparents sous le capitalisme. Ou plutôt, les rapports de domination apparaissent dans le capitalisme pour le contraire de ce qu’ils sont : ils apparaissent comme n’étant pas des rapports de domination, ils prennent la forme de rapports non imposés, non forcés, librement consentis et librement choisis. C’est ainsi que le rapport entre le travail et le capital apparaît comme un rapport d’échange entre deux partenaires également libres et autonomes qui se mettent d’accord sur le prix auquel l’un accepte librement de vendre à l’autre la marchandise dont il est propriétaire, à savoir sa capacité ou force de travail. Cette apparence d’un échange somme toute équitable (travail contre salaire) entre deux individus également libres est comprise par Marx comme une apparence réelle : les choses ne font pas que se présenter ou apparaître comme cela, elles fonctionnent réellement comme cela. Mais ce n’est pas parce que l’apparaître correspond à l’être qu’on est pour autant dans le vrai, au contraire : quand c’est l’être lui-même qui est faux, l’apparaître qui lui correspond est une mystification.
L’intenable servitude volontaire
L’objectif visé par F. Lordon dans son livre est de comprendre comment cette mystification peut fonctionner, et les moyens en vue de parvenir à cet objectif sont puisés par lui dans l’arsenal conceptuel forgé par Spinoza : il s’agit de « reprendre le problème salarial par les passions » (p. 11), c’est-à-dire de se situer en « ce lieu où l’anthropologie spinoziste des passions croise la théorie marxiste du salariat » (p.13). Mais il faut d’abord récuser la première explication qui se présente, à savoir celle de la servitude volontaire. En vertu de cette « explication », il faudrait dire ceci : le travailleur sait bien qu’en échangeant l’usage de sa force de travail contre un salaire, il s’est déjà livré pieds et poings liés au capital dans la mesure où, en acceptant l’échange et les termes de l’échange, il a en réalité déjà accepté que le travail qu’il effectuera ne soit plus son travail mais soit l’activité du capital par laquelle celui-ci accroît sa propre valeur. Le travailleur saurait donc parfaitement tout cela, il en serait pleinement conscient, mais il l’accepterait quand même et il se soumettrait volontairement, acceptant que son activité propre ne soit plus la sienne et qu’elle soit entièrement mise au service du capital s’autovalorisant par l’usage qu’il fait du travail qu’il est parvenu à mettre à son service.
Ce que F. Lordon voit très clairement, c’est que cette « explication » n’en est pas une, et ce qu’il voit encore plus clairement, c’est que Spinoza et Marx sont d’accord pour la récuser. Et si Marx et Spinoza sont d’accord pour la récuser, c’est parce que c’est une explication relevant entièrement d’une métaphysique de la subjectivité avec laquelle l’un et l’autre rompent radicalement. Il faut donc, comme le fait F. Lordon, commencer par rappeler que la servitude volontaire n’explique rien. De deux choses l’une en effet : soit la servitude est une véritable servitude, et alors on ne peut que la subir, ce qui veut dire qu’on ne peut ni choisir de s’y plier, ni choisir de la récuser ; soit la servitude est volontaire, mais alors cela veut dire que, l’ayant acceptée, on peut aussi à tout moment la récuser, et donc que ce n’est pas une vraie servitude. Les difficultés insurmontables inhérentes à ce « concept » de servitude volontaire lui viennent de la conception du sujet ou de la subjectivité sur laquelle il repose. Donnons-nous donc un sujet, et un vrai, c’est-à-dire un sujet qui sait ce qu’il fait et pourquoi il le fait, et constatons dans quel embarras nous nous trouvons face aux situations suivantes : « il suit un gourou mais nul ne l’y force ; elle porte le voile mais elle est seule à l’avoir voulu ; il/elle s’enchaîne à son travail 12 heures par jour mais personne ne l’y contraint » (p. 80). Devant des cas de ce genre, on est amené à protester, essentiellement de deux façons : soit en disant qu’il y a des choses auxquelles aucun sujet digne de ce nom ne devrait consentir, soit en disant que le consentement de ces sujets a été frauduleusement obtenu. Dans le premier cas, il faudra expliquer pourquoi certains sujets y consentent quand même, ce qui conduira sans doute au second cas (consentement frauduleusement obtenu) : mais alors il faudra qu’on nous explique comment il se fait que le sujet – qui, par hypothèse, sait ce qu’il fait et pourquoi il le fait – peut être si facilement abusé et berné : « n’est-ce pas sa qualité même de sujet qui se trouve alors mise en cause puisqu’elle connaîtrait d’étranges intermittences ? » (p. 80).
Contrainte et consentement
On ne peut vraiment sortir de ces difficultés et de ces apories qu’en renonçant à la fiction du sujet autonome, souverain et doté de vie intérieure, ce qui conduit à récuser également toute opposition entre une contrainte extérieure et un consentement libre et intérieur. L’alternative entre contrainte et assentiment est fausse parce qu’en réalité il n’existe pas autre chose que de la contrainte extérieure : il est dans la nature des modes finis que nous sommes d’être déterminés à agir par des causes extérieures. La contrainte externe est première et elle est la règle : celui qui consent n’est donc pas moins déterminé que celui qui est contraint. Celui qui consent, et qui croit consentir librement, est en réalité déterminé à consentir : simplement il est ignorant des causes qui le déterminent à consentir. Il croit se mouvoir de lui-même alors que, comme tout le monde, il est mû et mis en mouvement par autre chose que lui-même. Mais il sera d’autant plus enclin à ignorer qu’il est mû par autre chose que soi que cette cause extérieure engendrera en lui des affects de joie : comme l’écrit F. Lordon, « l’oubli de l’exodétermination est encore plus profond quand ce sont des affects joyeux dont il y a à ignorer les causes », tout se passant comme s’il y avait « une sorte d’autosuffisance de la joie » qui rend « la félicité peu questionneuse » (p. 120).
On pourrait se penser ici assez éloigné de la question du salariat : F. Lordon montre qu’on est en réalité en plein dedans car le salariat, explique-t-il, est un dispositif servant à produire du consentement, donc un dispositif visant à produire de la détermination joyeuse. Un salarié, c’est essentiellement un individu qui a été déterminé à se mettre au service d’un autre, au service de la réalisation des projets et de l’entreprise d’un autre, mais de telle sorte qu’il vive joyeusement cet enrôlement de sa puissance d’agir au service du conatus d’un autre, à savoir le conatus patronal ou le désir-maître. Longtemps le conatus patronal a produit des salariés heureux en leur ménageant l’accès aux joies de la consommation ; mais le conatus patronal néolibéral veut aller plus loin, il ne veut plus se contenter de produire de la joie salariale par le biais transitif de choses extérieures à consommer et du moyen de le faire (l’argent) : « la force de la forme néolibérale du rapport salarial tient précisément à son projet de réinternaliser les objets du désir, et non plus sous la seule espèce du désir d’argent mais comme désir d’autres choses, de nouvelles satisfactions intransitives, c’est-à-dire inhérentes à l’activité salariale elle-même » (p. 85-86). Il s’agit donc pour le désir patronal en quelque sorte de se brancher sur le désir salarial et de parvenir à produire directement en lui des affects de joie : c’est là « une visée de prise de contrôle si profonde, si complète » qu’elle ne peut s’accomplir sans « la soumission entière de “l’intériorité” », sans « une possession intégrale des individus », sans « une subordination de la vie et de l’être entiers du salarié » et une « captation totale de sa puissance d’agir » (p.107). Il s’agit que les salariés soient le plus complètement possible envahis par l’entreprise et que celle-ci parvienne par là à produire directement « en eux » les affects de joie qui garantissent leur complète participation à l’entreprise, c’est-à-dire leur complète aliénation à elle.
L’aliénation contestée
Voilà qui conduit justement F. Lordon à renouveler radicalement les termes dans lesquels a pu être pensé jusqu’ici, notamment dans la tradition marxiste, le lien entre salariat et aliénation. Parvenu à ce point, je ne peux que dire mon accord complet avec F. Lordon sur un point essentiel : dès lors que le dispositif libéral et néolibéral repose sur la fiction de sujets autonomes qui consentiraient par eux-mêmes à entrer dans le rapport salarial, il ne peut en aucun cas être question de prétendre sortir de l’aliénation du rapport salarial par une « réaffirmation de la souveraine autonomie des sujets qui commandent à nouveau librement à leurs vies » ; F. Lordon a entièrement raison de dire que « des discours de ce genre méconnaissent la solidarité intellectuelle profonde qui les unit à la pensée libérale qu’ils croient combattre » (p. 174). Mais F. Lordon va plus loin puisqu’il considère qu’au fond le concept même d’aliénation devient tout bonnement inutile dès lors qu’on commence par reconnaître que le fait de la contrainte externe, le fait d’être déterminé par autre chose que soi désigne non pas un accident qui arriverait à des êtres par ailleurs libres en eux-mêmes, mais le trait le plus fondamental de notre condition même. À quoi bon parler encore d’aliénation si on n’entend plus par là la perte de quelque chose d’essentiel au sujet (sa liberté, son autonomie), mais une condition inévitable (celle de la servitude passionnelle) à laquelle il n’y a pas d’homme qui échappe initialement ? L’aliénation n’est au fond pas autre chose « qu’un mot différent pour dire l’hétérodétermination, c’est-à-dire la servitude passionnelle, condition même de l’homme » (p. 82).
Le sort du concept d’aliénation serait tellement intimement lié à la métaphysique de la subjectivité qu’il serait impossible, quand on en maintient l’usage, de ne pas réintroduire quelque chose de cette dernière : cela arriverait même aux spinozistes, et aux meilleurs d’entre eux, tel Deleuze comprenant l’aliénation comme le fait pour un individu d’être séparé de sa puissance d’agir, d’être empêché de l’actualiser. De sorte que sortir de l’aliénation, ce serait encore – pour un individu qui ressemble encore beaucoup à un sujet – se réapproprier quelque chose de lui-même et chercher à coïncider avec lui-même, en l’occurrence avec sa propre puissance d’agir. D’accord en cela avec Pascal Sévérac (Le devenir actif chez Spinoza, Champion 2005), F. Lordon rappelle qu’il n’y a pas chez Spinoza de puissance qui soit séparée de son actualisation : toute puissance, finie ou infinie, est à chaque fois complètement en acte, elle est toujours tout ce qu’elle peut être, sans réserve et sans détournement possible, donc sans pouvoir être victime d’une perte qui serait son « aliénation ». Si l’on veut continuer à utiliser le concept d’aliénation, ce ne peut être qu’à la condition de cesser de le penser sous le schème de la perte et de la séparation, et de le penser selon le schème de la fixation et de la limitation : une puissance d’agir aliénée, en ce sens, ce n’est pas une puissance dont un sujet serait séparé ou qu’il serait empêcher d’actualiser, c’est une puissance dont les effectuations sont limitées en nombre et fixées à un seule genre ou une seule forme. On dira ainsi que l’aliénation du salarié tient à ce que ses effectuations sont limitées à la seule sphère de la consommation : « c’est cela l’aliénation, non pas la perte, mais la fermeture et le rétrécissement » (p. 185).
Intéressant est le fait – non signalé par F. Lordon – que Marx semble bien avoir eu cette conception-là de l’aliénation vers 1844, c’est-à-dire à une époque où son texte porte les marques les plus évidentes de spinozisme : il explique, notamment dans ses manuscrits parisiens, que l’activité humaine est faite pour prendre une très grande variété de formes et que son aliénation consiste en sa limitation et sa fixation à une seule forme d’activité. Mais plus tard, en pensant la séparation de la capacité subjective de travail d’avec les conditions objectives de son actualisation comme étant la condition de possibilité du salariat, il serait revenu à une conception de l’aliénation que l’on pourrait être tenté de qualifier de subjectiviste. Ce serait pourtant une erreur : comme Spinoza, Marx pose qu’en réalité il n’existe pas de sujet mais seulement des individus hétérodéterminés ; il ajoute que l’aliénation ne consiste en rien d’autre que dans le fait même de se croire être un sujet ou de se penser comme sujet, et il entreprend de comprendre par quels types de dispositifs sociaux quelque chose comme des sujets ou de la subjectivité est engendrée à titre de condition indispensable à la production et à la reproduction de la formation sociale qui est la nôtre. Marx dirait donc que l’aliénation n’est pas quelque chose qui arrive à un sujet, mais qu’elle consiste dans le fait même de se penser comme sujet et, par là, d’être mobilisable comme tel, en tant que sujet, par le procès de valorisation du capital. Mais ce procès n’aliène pas des sujets qui lui préexistent : il produit les sujets dont il a besoin, et c’est en étant produits comme sujets qu’ils sont des individus aliénés.
Au-delà de quelques nuances dont on voit qu’elles sont de détail, il demeure qu’on ne peut qu’être admiratif devant la manière dont F. Lordon démontre que la pensée de Spinoza non seulement peut produire, à plus de trois siècles de distance, une compréhension des enjeux les plus vifs de notre temps, mais aussi qu’elle persiste à ouvrir des horizons de libération qui peuvent encore être les nôtres.