Jean-Paul Faniel
En 2008, la crise alimentaire frappe de plein fouet les populations des pays du Tiers Monde, mais également la frange la plus pauvre des pays industrialisés. Résultant d’une spéculation éhontée des denrées de base comme les céréales, elle entraîne dans sa vague déferlante les autres produits alimentaires. On assiste ainsi, en un an seulement, à une augmentation de 57% du prix des aliments à travers le monde. Sans surprise, des émeutes éclatent un peu partout dans les pays les plus pauvres. On affame les gens et ceux-ci réagissent avec l’énergie du désespoir.
Chez nous, de 2008 à 2009, on observe une hausse globale de 10% des prix alimentaires, avec une hausse marquée des produits du panier de base : 54.9 % sur les pommes de terre, 27% sur les légumes et 20% sur les fruits frais. Or, ces hausses s’additionnent à celles précédentes, de 2006 à 2008, notamment en ce qui concerne les pâtes (72%), la farine (63%), le riz (28%) et le pain (20%).
Ces hausses vertigineuses de denrées essentielles surviennent dans un contexte où, par exemple à Montréal, on compte plus d’un demi million de personnes vivant sous le seuil de faible revenu, soit près du tiers de la population. Cette frange importante est certes composée d’assistés sociaux, soit 21% de la population, mais également de très nombreux travailleurs à emploi précaires, soit 43% de la population laborieuse. 43%, c’est effarant !
C’est donc dire l’impact dramatique de ces hausses de produits de première nécessité sur le budget de ces gens. Quand on ne gagne que 575.$ par mois, comme les prestataires de la sécurité du revenu, et qu’on soustrait les dépenses incompressibles du loyer, du chauffage, de l’électricité et du téléphone, il ne reste aucune marge de manœuvre pour absorber ces hausses de prix. Pas étonnant que les files d’attente pour les dons alimentaires se soient alors allongées.
Un an après, en 2009, c’est la crise financière mondiale, créée de toute pièce par l’appât du gain rapide sur des prêts hypothécaires non solvables, la spéculation de tout le secteur financier sur cette bulle gonflée artificiellement et l’irresponsabilité de nos gestionnaires de fonds collectifs qui plombent les économies des sociétés de partout dans le monde.
La crise économique suit aussitôt. Les banques n’ayant plus les liquidités pour financer le développement économique, des centaines d’entreprises ferment et des milliers de travailleurs se retrouvent à la rue. Les États, pour sauver leur économie en péril, empruntent des centaines de milliards de dollars qu’ils investissent massivement dans le secteur financier et industriel. Ils augmentent ainsi de façon himalayenne leur dette publique et alourdissent d’autant le fardeau fiscal de leur population.
Au Québec, la Caisse de dépôt, notre bas de laine collectif, perd ainsi 40 milliards, grevant de la sorte les finances de l’État déjà délestées de sommes faramineuses découlant des baisses d’impôt successives et de la corruption dans l’octroi de contrats.
Cependant, ce qu’on nous présente dans tous les médias comme une catastrophe collective, devient pour nos dirigeants une occasion de donner un coup d’accélérateur à leur plan de diminution de l’appareil d’État, de reprise par le privé des services potentiellement rentables et de délestage des services non rentables au communautaire.
La déconstruction de l’État de droit
Cette crise économique actuelle fournit en effet au gouvernement l’argument voulant que, pour réduire son déficit, encore le même argument, il faut maintenant, non pas hausser les impôts à nouveau pour faire payer ceux qui sont responsables de cette situation, qui en profitent et qui ont le plus les moyens de payer, mais plutôt tarifer les services publics et à nouveau diminuer les dépenses en coupant dans ces services. Ces changements, on le sait, plomberont encore plus la qualité de ces services et la situation de ceux qui y ont le plus recours, les plus pauvres.
N’ayant cessé dans tous les médias leur propagande vantant l’efficacité du secteur privé au détriment de ses propres employés, le gouvernement de Jean Charest n’en a que pour le partenariat public privé (PPP), non seulement dans le secteur de la construction ou de l’entretien des infrastructures, des services de santé et de l’éducation, mais également dans ceux du développement énergétique. Avec la tarification des services publics, la table est ainsi mise pour la privatisation de nouveaux secteurs de ces services, ceux-ci devenant bientôt plus rentables pour un secteur privé alléché par des gains assurés et importants.
Cette entreprise de démolition de l’appareil d’État, on le voit, a un sens et une direction, planifiée de longues dates. Il s’agit pour les dirigeants économiques et politiques d’obédience conservatrice de déconstruire l’État re-distributeur de la richesse collective qui répondait aux droits reconnus des citoyens, pour en faire, d’abord, un État vendant des services à des consommateurs, avant de devenir finalement un État facilitant la distribution des services les plus payants par des firmes privées et se gardant la portion congrue des interventions d’urgence.
Au bout du compte, les services offerts par l’État à partir de nos impôts diminueront tellement qu’on se rapprochera de plus en plus du modèle américain où les citoyens sont obligés de payer pour leurs soins de santé et d’éducation, et où les plus pauvres n’y ont plus accès faute de pouvoir se les payer. On passerait alors d’une société de droits à une société de privilèges, selon notre revenu.
Dans ce scénario, l’État et ses partenaires privés comme la Fondation Chagnon, cherchent également à modifier le financement et le contrôle du communautaire et, de la sorte, à lui faire jouer un nouveau rôle. Ainsi, pour certains services moins rentables, car s’adressant aux citoyens les plus pauvres, on tentera de plus en plus de les confier au communautaire, qu’on poussera ensuite à se transformer en entreprise d’économie sociale, histoire de les rendre encore plus autonomes.
Le positionnement du mouvement populaire
Face à cette déferlante, que faire, pour nous, du mouvement populaire ? Une première réponse pourrait nous venir en se référant aux droits fondamentaux reconnus par les Nations Unies et par nos deux paliers de gouvernements dans toutes les tribunes internationales : le droit à la santé, à l’éducation, à un logement décent, à un revenu suffisant pour se nourrir et nourrir sa famille, au droit à vivre dans la dignité, etc.
En la matière, la ligne de démarcation entre les responsabilités de l’État et les nôtres n’est cependant pas facile à situer. À mon avis, l’État doit assumer ses responsabilités afin que ses citoyens puissent jouir de tous ces droits et assurer directement tous les services qui les rendent effectifs.
Au niveau du communautaire, nous devrions nous concentrer sur ce qui nous distingue de l’appareil d’État et qui a toujours fait notre force : le soutien à l’organisation citoyenne afin d’aider les gens à reprendre du pouvoir sur leur vie. Dans la mesure où, dans les services que nous offrons, nous pouvons identifier un espace où cette approche d’«empowerment» nous est permis, nous pouvons alors nous réclamer du mouvement populaire.
Dans le cas où cet espace n’existe pas, nous devons affirmer la responsabilité de la fonction publique en la matière et se placer au côté des employés de l’État dans leurs efforts pour préserver leurs sphères et leur mission d’intervention auprès des citoyens.
En effet, ce n’est pas en étant complice de la privatisation et de la communautarisation des services publics que nous viendrons le mieux en aide aux populations pauvres. La fonction publique, bien qu’étroitement normée, offre aux citoyens des services universels que l’on se doit de maintenir à un haut niveau de qualité et de stabilité que seul le personnel qualifié et bien rémunéré d’un État responsable du bien collectif peut donner.
En ce sens, notre solidarité envers les plus pauvres d’entre nous doit s’inscrire dans la lutte de nos partenaires de la fonction publique contre la tarification, la privatisation et la communautarisation de leurs champs d’intervention. Il en va du type même de société dans lequel nous vivons, soit une société de droits reconnus par des services universels.
Cela dit, comment les groupes populaires peuvent-ils revenir et assumer effectivement leur fonction sociale distinctive. Par exemple, face au problème de l’insécurité alimentaire, c’est une chose de nourrir les gens par des dons alimentaires, afin qu’ils survivent dans leur pauvreté. Si on a du cœur, on ne peut pas les laisser ainsi, démunis. Par contre, c’en est une autre de soutenir des groupes d’achats coopératifs, des jardins collectifs et des cuisines collectives, afin que les citoyens appauvris et les autres intéressés reprennent du contrôle sur leur alimentation.
Autre exemple, l’intervention alimentaire dans les écoles. En 1991, lorsqu’on a fait une conférence de presse pour signaler le fait que des écoliers arrivaient en classe le ventre vide et avaient ainsi de la difficulté à se concentrer sur leur apprentissage académique, le gouvernement a répondu en mettant sur pied, à Montréal, les Mesures alimentaires en milieu scolaire qui fournit le dîner à certains enfants appauvris, tandis qu’un organisme communautaire mettait sur pied la formule des petits déjeuners à l’école. Pourtant, nous avions demandé que l’État soutienne les parents, afin de les aider à assumer leur responsabilité, pas qu’il remplace les parents.
Quelques organismes communautaires ont pourtant identifié le problème et ont mis sur pied, parallèlement aux Mesures Pagé, des interventions en milieu scolaire pour favoriser l’apprentissage nutritionnel et culinaire des écoliers et soutenir leurs parents dans des réseaux d’entraide pour les aider à assumer leurs responsabilités parentales.
La même distinction existe dans le logement entre les Habitations à loyer modique (HLM) et les coopératives d’habitation, dans la santé aussi, entre les CLSC et des cliniques communautaires comme commencent à s’en redonner certains villages éloignés et mal desservis. Dans un cas, on donne un service pour répondre à un besoin essentiel, ce qui est tout à fait légitime et même nécessaire. Dans l’autre, on soutient l’effort citoyen pour se doter d’un outil de reprise de pouvoir sur une partie de sa vie.
. La clé : l’expérimentation par le citoyen du pouvoir citoyen
Plus tard, on a vu apparaître une autre branche du mouvement communautaire, celle de l’économie sociale qui, soit dit en passant, n’a fait que reprendre la formule coopérative en la dotant d’un coup de pouce initial de l’État. Rapidement, on a cherché à tracer une ligne de démarcation entre elle et l’action communautaire alors que, là aussi, à mon avis, la ligne de démarcation se situe plutôt entre ceux qui n’offrent que des services et ceux qui permettent aux citoyens de s’organiser autour de ceux-ci pour reprendre du pouvoir sur d’autres aspects de leur vie.
De fait, dans notre relation à l’État, si nous ne réussissons pas à le faire fléchir plus souvent dans le sens de nos préoccupations, c’est que nous ne créons pas assez souvent un rapport de force qui est basée non pas sur nous, travailleurs communautaires, mais bien sur les citoyens eux-mêmes que nous desservons.
Ce qui fait la force du mouvement syndical, c’est l’organisation de ses membres. Ce qui fait parfois la force du mouvement coopératif, c’est quand il puise aux aspirations de ses membres.
Il en va de même dans le mouvement communautaire. Dans nos efforts pour préserver ce qui nous distingue, il nous faut comprendre que notre seule force est celle des citoyens que nous soutenons dans l’expérimentation de leur pouvoir sur leur vie. Si nous gardons le cap sur le soutien au développement et à l’épanouissement des personnes, on aura là un fil conducteur qui guidera nos choix et fera la différence.
Quatre conditions à mettre en place pour travailler au développement social
Mais, pour ce faire, il nous faudra, chacun dans nos organismes, mettre en place quatre conditions.
1) Se donner clairement la volonté politique de travailler au développement des personnes et de leur milieu. En effet, sans cette affirmation définie clairement dans les buts mêmes de l’organisme et repris concrètement dans ses objectifs annuels, il n’y aura pas de référence claire pour vérifier si les actions entreprises vont dans le sens voulu.
J’en veux pour preuve une intervention communautaire dans un quartier pauvre de Montréal où les gens n’avaient pas accès à de la nourriture fraîche, mais seulement à des dépanneurs. Les groupes en sécurité alimentaire du quartier avaient convenu ensemble d’appuyer un projet de marché public durant l’été et avaient engagé à cet effet un couple de jeunes agriculteurs qui s’installèrent devant le parvis de l’église paroissiale, en plein cœur des habitations à loyer modique. Cependant, faute de garantir le rachat en fin de journée de la nourriture non vendue, les groupes communautaires laissaient aux seuls agriculteurs le risque des pertes. Pourtant, chacun d’entre ces groupes achetaient quotidiennement de grossistes des quantités impressionnantes de nourriture et ils auraient pu très facilement absorber cet invendu et permettre ainsi aux agriculteurs « partenaires » d’y trouver leur compte. Évidemment, ce qui devait arriver, arriva. Ces agriculteurs renoncèrent l’année d’après à poursuivre le projet. On fit donc appel à de nouveaux agriculteurs, mais pour leur garantir une certaine rentabilité, on déménagea le marché à quelques deux kilomètres du site initial. L’été suivant, selon la même logique de rentabilité, on déménagea le marché public devant la bouche de métro, à quatre kilomètres de la paroisse démunie. Résultat, la population pour laquelle on avait prévu le projet n’était plus desservie et consommait toujours les aliments des dépanneurs. On avait perdu de vue le but initial pour poursuivre un objectif à court terme : mettre sur pied un marché public. Cela nous prouve que l’évaluation des interventions communautaires ne doit plus être perçue comme une menace gouvernementale à la survie des groupes, mais, au contraire, comme une occasion de vérifier le sens de leurs actions. Sans l’affirmation du but poursuivi, sans l’évaluation à cette aune du travail accompli, nous sommes condamnés à l’activisme sans fin face à la pauvreté et au découragement, en fin de compte, la pauvreté ne reculant pas, mais s’accentuant.
2) Passer du client au citoyen. La terminologie que nous avons empruntée aux services privés et publics n’est pas un hasard. Elle dénote une façon de voir et de faire. Elle révèle la façon que nous avons de regarder les usagers de nos services. Parler de client, c’est déposséder le citoyen qui nous paye par ses taxes de son pouvoir sur notre travail. C’est aussi le réduire à un simple rôle de consommateurs de services. Parler de citoyen, par contre, c’est reconnaître à la personne qui vient nous rencontrer son rôle actif dans la société et dans notre organisme. Parler de citoyen, c’est déjà l’inviter à prendre sa place dans cette société qui est la sienne.
3) Croire aux ressources des personnes et les aborder à partir de leur potentiel plutôt qu’à partir de leurs seuls problèmes. L’approche par problème est largement répandue depuis fort longtemps en médecine. Les professionnels de la santé abordent leurs patients à partir des symptômes qu’ils présentent et les traitent sur la base de ces problèmes. En service social, l’approche de plusieurs travailleurs de l’État est restée sensiblement la même. Les spécialistes abordent leurs « clients » sur la base des problèmes qui les affectent et leur prodiguent des soins appropriés. Le résultat a été documenté par plusieurs recherches scientifiques : les patients se perçoivent alors comme porteur d’un problème, quand ce n’est pas comme un problème eux-mêmes. L’important à retenir, c’est que l’approche initiale que nous développons auprès des personnes fragilisées par la vie est un message en soi. Ou nous les abordons sur la base de leurs problèmes, et alors on risque de les réduire à ces problèmes, ou on les aborde sur la base de leur potentiel et on leur transmet un message de confiance en eux. Justement ce dont ils ont besoin. De confiance !
4) Partager le pouvoir dans nos organismes avec les citoyens que nous desservons. Ce regard différent que nous avons sur nos usagers doit également se traduire par une autre façon d’organiser nos services. Si nous voulons vraiment que ces gens reprennent en main leur vie et redeviennent des citoyens à part entière, nous devons leur permettre d’expérimenter ce pouvoir, et ce, au sein même de nos organismes. En fait, nous devons partager avec eux le pouvoir que nous détenons dans nos organismes : pouvoir d’information d’abord ! Si nous partageons avec nos usagers l’information privilégiée que nous détenons, nous leur permettons de comprendre les tenants et aboutissants de notre travail collectif et d’influer sur lui en connaissance de cause. À la limite, si nous voulons réellement que notre organisation en soit une vraiment citoyenne, nous devons nous donner les structures organisationnelles pour permettre à nos usagers de prendre du pouvoir sur l’organisme lui-même. On ne parle plus alors d’usagers, mais de membres qui ont droit de vote aux assemblées et qui peuvent se présenter au conseil d’administration. Enfin, pour parfaire le tout, il serait même utile de proposer à ceux d’entre eux qui le désirent des sessions de formation pour qu’ils acquièrent les compétences qui leur permettront de mieux diriger l’organisme ou tout simplement de mieux comprendre l’environnement social qui nous englobe.
Conclusion
Le mouvement communautaire n’a pas été créé pour se substituer à l’État, mais pour soutenir le pouvoir des citoyens sur leur environnement social, économique et politique. Généralement, les gens s’organisent assez rapidement quand ils ont un problème criant comme nous le démontre l’exemple du Mont-Orford ou du Sirois. Évidemment, cela peut être plus long et plus difficile avec des personnes appauvries qui ont connu plusieurs échecs et qui ont peine à croire en eux-mêmes. Notre rôle en est alors un de soutien au développement du potentiel de ces personnes et de soutien à leur éventuelle mobilisation pour améliorer notre société.
Nos gouvernements perçoivent maintenant beaucoup mieux les pressions de la société civile qui mobilisent vraiment les citoyens et citoyennes de celles qui tablent uniquement sur les structures et les permanents communautaires. Si nous voulons réellement rééquilibrer en notre faveur le rapport de force avec l’État, nous devons retrouver nos racines populaires et nous inscrire dans la trame profonde des aspirations des gens. Dans les années 70, un slogan disait : « Si on ne s’organise pas, on va se faire organiser ». Cela demeure vrai! Travaillons donc à nous organiser. Mais faisons-le avec les citoyens de notre milieu et non pour eux.