Démocratiser la démocratie[1]

La démocratie n’est pas seulement une méthode, elle constitue en réalité le lieu du véritable processus révolutionnaire. C’est en démocratie que les processus révolutionnaires latino-américains se déploient, tant par le développement des capacités d’organisations autonomes de la société que par le développement du pouvoir de participation et d’intervention dans la chose publique. La revendication de la démocratie comme lieu inévitable et indispensable de la révolution exige qu’on réinvente et qu’on refonde la démocratie, au lieu de la voir seulement comme une façon d’élire le gouvernement ou un moyen de respecter l’associativité, la pensée et l’activité politique. Il faut concevoir la démocratie dans son essence même, comme étant la participation toujours plus grande dans la prise de décisions de la société. Nous voyons la démocratie au-delà d’une conception statique qui nous vient, en général, des pays du Nord, traditionnellement appelés démocratiques. Dans ces pays, souvent moins de la moitié de la population participe aux élections. Ces démocraties statiques ne sont pas pour nous des modèles à imiter ou à suivre. La démocratie dont nous parlons en Amérique latine, c’est une démocratie du peuple, de la rue, de l’action collective et de la mobilisation. Dans le fond, le socialisme, c’est la radicalisation absolue de la démocratie, au travail, au parlement, dans le pouvoir de l’État et dans la vie quotidienne elle-même.

Faut-il « prendre » le pouvoir ?

John Holloway a demandé à la gauche de « transformer le monde sans prendre le pouvoir[3] ». Il ne faut pas, dit-il, remplacer des élites par d’autres, ni monopoliser et concentrer les décisions, comme le fait habituellement l’État. Cette proposition consiste à refuser de prendre le pouvoir en se retirant dans de petits groupes affinitaires, dans des communes semi-autonomes. Ces entités peuvent alors construire le socialisme et le communisme à une plus petite échelle. Mais de cette manière, on oublie une chose terriblement importante : quand on s’éloigne du pouvoir, sous prétexte de ne pas se salir les mains avec le pouvoir, cela ne fait pas disparaître ce pouvoir. Le pouvoir de l’État continue et continuera d’exister sous la formule traditionnelle d’un monopole centralisé, où des oligarchies assurent à tour de rôle la gestion de l’administration publique. En nous isolant et en refusant d’intervenir, nous finissons par cautionner une situation où quelques-uns continuent d’exercer le pouvoir contre la majorité, de désorganiser la société et de perpétuer la dépossession des richesses communes. Il faut éviter ce piège de même que celui de concevoir l’État comme un lieu à conquérir. De fait, l’État n’est pas un objet, mais un rapport social. L’État, c’est une relation entre les personnes, une manière d’établir des relations entre les personnes dans des domaines qui nous concernent : le transport, l’éducation, l’échange, la santé, le respect, la sociabilité.

L’État illusoire

Ainsi, l’État, c’est l’espace et la gestion du commun, de l’universel, du collectif. C’est aussi sa concentration, sa monopolisation. Marx résumait ce paradoxe de l’État par une expression fantastique, celle de la « communauté illusoire[4] ». L’État est illusoire parce qu’il n’est pas objectivement construit par la rencontre de personnes librement associées. L’État administre le commun, mais en même temps il le monopolise. C’est une relation paradoxale, matérielle et idéale, collective et monopolisée, universelle et individualisée. C’est là toute sa magie. Alors si l’État, c’est ça, il faut s’en emparer ! Il faut s’emparer de cette relation, il faut la conquérir. Mais la gauche doit comprendre qu’elle ne peut se contenter de « prendre » le pouvoir. Elle est obligée, avant, pendant et après la prise de pouvoir, de transformer ce pouvoir, de le démocratiser, de le reconstruire. Si nous nous contentons de prendre le pouvoir sans le transformer, sans construire un pouvoir social qui démocratise la prise de décisions, nous deviendrons alors une nouvelle élite. Si nous nous contentons de construire le pouvoir à l’extérieur de l’État, nous permettons aux élites de gouverner pendant encore 500 ans. Le destin d’une révolution se joue dans cette dialectique de la construction et de la prise du pouvoir, de l’ouverture et de la concentration du pouvoir.

La construction hégémonique

Il ne peut y avoir une conquête du pouvoir, ni une transformation du rapport de forces dans l’État s’il n’y a pas d’abord un changement des paramètres et des perceptions relatifs à l’organisation du monde et de la société. En Amérique du Sud, le néolibéralisme a constitué pendant près de deux décennies le paradigme dominant. La privatisation, les investissements étrangers allaient nous sauver. C’est ce que nous croyions. Et puis, nous avons vu les résultats. Ainsi, peu à peu, cette vision néolibérale du monde, qui organisait la vie quotidienne, a été rejetée par les mouvements, les intellectuels, les femmes, les étudiants. Les sociétés latino-américaines connaissent une secousse spirituelle, mentale et culturelle; parfois à cause d’une intervention militaire, parfois grâce à un mouvement collectif contre les propriétaires de l’eau ou une mobilisation contre un gouvernement qui trompait son peuple. Il s’agit d’une brisure culturelle, symbolique. Certes, cette transformation culturelle, qui a créé des identités et des prédispositions au changement, n’est pas suffisante. En réalité, la lutte continue.

Álvaro García Linera[2] est né à Cochabamba en Bolivie. Ancien guérillero avec l’Ejército Guerrillero Túpac Katari, il a rallié Evo Morales et le Movimiento al socialismo (MAS) pour devenir en 2005 le vice-président de l’État plurinational de Bolivie.


  1. Ce texte est un extrait d’une allocution de Linera lors de la Deuxième Rencontre latino-américaine progressiste, tenue à Quito en septembre 2015. Il a servi de base à la présentation de Linera lors du Forum social mondial de Montréal. Traduction par Yves Laneuville.
  2. Linera est né à Cochabamba en Bolivie. Ancien guérillero avec l’Ejército Guerrillero Túpac Katari, il a rallié Evo Morales et le Movimiento al socialismo (MAS) pour devenir en 2005 le vice-président de l’État plurinational de Bolivie.
  3. John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir. Le sens de la révolution aujourd’hui, Paris, Syllepse, Montréal, Lux, 2008.
  4. Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande, 1845, <http://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_Marx/ideologie_allemande/ideologie_allemande.html>.

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