Décoloniser le savoir

Vendredi 12 août 2016 à 9 h, à l’UQAM, DS-2520

 

C’est pourquoi l’on pourrait dire que tous les hommes sont des intellectuels ; mais tous les hommes n’exercent pas dans la société la fonction d’intellectuel.

Gramsci *

Dans une époque pas si lointaine, la science et la technique « modernes » étaient des religions : croissance économique, individualisme possessif, instrumentalisation des humains et de la nature. Des experts proclamaient alors la « fin de l’histoire » et le « triomphe définitif du capitalisme ». Mais il ne suffit pas, explique Boaventura de Sousa Santos, de critiquer les impacts dévastateurs du capitalisme globalisé. Il faut aussi remettre en question les idées à la base de ce système. Il faut déconstruire le « monosavoir » qui domine et qui ne reconnaît qu’une sorte d’appropriation du réel, en niant la science des dominés, des premiers peuples, des femmes. Dans les forêts d’Amazonie, les populations ont des connaissances ancestrales sur la flore et la faune, que les entreprises comme Monsanto cherchent à leur arracher. À la base, il y a une autre conception du temps, qui n’est pas linéaire comme dans la pensée issue du capitalisme. Le rapport à la nature n’est pas compris par ces premiers peuples comme un lien de « propriété » imposant une domination humaine totale. Au contraire, tout ce qui se trouve sur la terre, humains et non-humains, éléments naturels y compris, forment une totalité, comme un ensemble de composantes qui est indispensable pour la survie de tout un chacun. L’écologie commence à nous rapprocher de cette vision du monde qui résiste dans les marges du système.

 

Boaventura de Sousa Santos

Boaventura de Sousa Santos

Mireille Fanon-Mendès-France

Mireille FanonMendès-France

* Gramsci, « Problèmes de civilisation et de culture », Cahiers de prison (1930-35), < https://www.marxists.org/francais/gramsci/intell/intell1.htm#sdfootnote7sym >

Décoloniser les savoirs et construire la sociologie des émergences

Boaventura de Sousa Santos

 

Le mode de pensée dominant dans les pays occidentaux est établi sur une approche monoculturelle.

  • Monoculture du savoir et de la rigueur : le seul savoir rigoureux est le savoir scientifique, et d’autres formes de connaissance n’ont par conséquent pas la validité ni la rigueur de la connaissance scientifique.
  • Monoculture du temps linéaire : l’histoire a un sens, une direction que les pays développés avancent.
  • Monoculture de la naturalisation des différences, celles qui occultent les hiérarchies dont la classification raciale, ethnique, sexuelle, et de castes.
  • Monoculture de l’échelle dominante : il existe une échelle dominante des choses qui a historiquement deux noms : universalisme et mondialisation.
  • Monoculture du productivisme capitaliste : la croissance économique et la productivité, mesurée dans un cycle de production, déterminent la productivité du travail humain ou de la nature, tandis que tout le reste ne compte pas.

Comment renverser cette impasse théorique ? Comment rebâtir une autre écologie du savoir  ? Il faut explorer d’autres pistes.

  • Écologie des savoirs : promouvoir un usage contre-hégémonique de la science hégémonique, ce qui ouvre à celle-ci la possibilité de fonctionner non comme une monoculture mais comme une partie d’une écologie plus large des savoirs, où le savoir scientifique peut dialoguer avec le savoir ordinaire, le savoir populaire, le savoir des indigènes, le savoir des populations urbaines marginales et le savoir des paysans.
  • Écologie des temporalités : l’important est de comprendre que si le temps linéaire est une forme du temps, il en existe aussi d’autres.
  • Écologie de la reconnaissance : décoloniser nos esprits pour pouvoir produire quelque chose qui distingue ce qui est produit de la hiérarchie de ce qui ne l’est pas ; car nous devons accepter seulement les différences qui restent une fois que les hiérarchies sont rejetées.
  • Écologie de la transéchelle : la possibilité d’articuler dans nos projets les échelles locales, nationales et globales.
  • Écologie des productivités qui consiste en la récupération et la valorisation des systèmes alternatifs de production, des organisations économiques populaires, des coopératives ouvrières, des entreprises autogérées, de l’économie solidaire, etc., que l’orthodoxie capitaliste productiviste a occultés ou discrédités.

 

Tout cela construit une sociologie insurgée, une sociologie des émergences, qui contracte l’avenir pour pouvoir rendre visible le « pas encore », l’inattendu et les possibilités « autres » qui émergent du présent. La raison, par rapport à la sociologie des absences,  matérialise des expériences disponibles, mais qui sont produites comme absentes et qu’il faut rendre présentes. La sociologie des émergences produit des expériences possibles qui ne sont pas données parce qu’il n’existe pas pour cela d’alternative, mais qui existent déjà en tant qu’émergences.

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