Alberto Acosta *
Le 22 avril 2010 prenait fin – à Cochabamba en Bolivie – la Conférence mondiale des peuples sur le changement climatique et les Droits de la Terre Mère.
Dans sa Déclaration finale, il est affirmé: «Sous le capitalisme, la Terre-Mère [Pacha Mama] est strictement transformée en un puits de matières premières et les êtres humains en moyens de production ainsi que de consommation, en des personnes qui n’ont de valeur qu’au regard de ce qu’elles détiennent [comme «pouvoir d’achat»] et non pas pour ce qu’elles sont. Le capitalisme exige une puissante industrie militaire pour son processus d’accumulation [investissement renouvelé] et le contrôle de territoires comme de ressources naturelles, cela en réprimant la résistance des peuples. Il s’agit d’un système impérialiste de colonisation de la planète. L’humanité fait face à cette alternative: soit continuer à emprunter la voie du capitalisme, de la déprédation et de la mort ; soit s’engager sur le chemin de l’harmonie avec la nature et du respect de la vie. Nous voulons forger un nouveau système qui rétablisse l’harmonie entre la nature et les êtres humains. Il ne peut y avoir une relation équilibrée avec la nature que si s’instaurent des rapports équitables entre les êtres humains.»
Nous reviendrons sur les textes adoptés par la Conférence mondiale qui s’est tenue à Cochabamba. Elle constitue une première étape dans la construction d’un Mouvement mondial pour la Terre-Mère, avec une échéance: donner la parole «aux peuples» pour renforcer l’affirmation de propositions radicales (allant à la racine) et de larges initiatives ; cela, entre autres, à l’occasion de la Conférence sur le réchauffement climatique qui se tiendra fin 2011 à Cancun (Mexique), suite à l’échec de Copenhague.
C’est dans ce contexte que nous publions ici l’article de l’économiste équatorien Alberto Costa. Il a été écrit comme une contribution devant susciter la réflexion pour la conférence de Cochabamba. (Réd.)
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La construction complexe d’un projet de vie en commun
Toute Constitution synthétise un moment historique. Dans toute Constitution se cristallisent des processus sociaux accumulés. Et dans toute Constitution s’exprime une certaine compréhension de la vie. Néanmoins ce n’est pas une Constitution qui crée une société: c’est une société qui élabore une Constitution et qui l’adopte comme feuille de route. Au-delà de son indubitable importance juridique, une Constitution est avant tout un projet politique de vie en commun qui doit être concrétisé avec le concours actif de la société.
Dans cette perspective, la Constitution équatorienne – élaborée collectivement dans les années 2007 et 2008 et fidèle aux exigences accumulées dans la société suite aux attentes créées et en lien avec les défis globaux – devient un moyen, voire une fin, pour susciter des avancées vers des changements structurels. Elle contient toute une série de définitions qui ont pour objectif d’impulser des transformations de fond à partir de propositions élaborées durant plusieurs décennies de résistance et de luttes sociales [entre autres des «nationalités indigènes»].
Ces transformations sont souvent impossibles à accepter (et même à comprendre) par des constitutionnalistes traditionnels, outre le fait qu’elles mettent en danger ce que ces derniers estiment être leurs privilèges. Le concept de Droits de la Nature est justement une de ces «nouveautés».
La Nature au centre du débat
L’accumulation matérielle – mécanique et interminable de biens – qui se vautre, comme l’écrit l’Uruguayen Eduardo Gudynas dans «l’utilitarisme anthropocentrique en ce qui concerne la Nature» n’a pas d’avenir. Les limites des modes de vie entretenus dans cette vision idéologique du progrès sont de plus en plus évidentes et préoccupantes. On ne peut pas continuer à ne considérer la Nature que comme un facteur de production pour la croissance économique ou comme un simple objet soumis à desdites politiques de développement.
C’est ce qui nous amène à accepter que la Nature, en tant que terme conceptualisé par les êtres humains, doive être entièrement réinterprétée et révisée. Tout d’abord, l’humanité n’est pas extérieure à la Nature. La vision dominante – qui, entre autres, définit la Nature sans comprendre que l’humanité fait partie intégrante de celle-ci – a ouvert la porte à sa domination et à sa manipulation. C’est ainsi qu’on l’a transformée en ressource ou en «capital naturel» destiné à être exploité. Alors qu’en réalité la Nature peut exister sans les êtres humains…
Maintenant, il s’agit donc de récupérer les dimensions de durabilité, ce qui exige l’adoption d’une nouvelle éthique pour organiser la vie elle-même. Pour aller dans ce sens, un pas décisif consiste à subordonner les objectifs économiques aux lois de fonctionnement des systèmes naturels, sans pour autant perdre de vue le respect de la dignité humaine et l’amélioration de la qualité de vie des personnes.
Un processus historique d’élargissement des droits
Tout au long de l’histoire, chaque fois que des droits furent élargis, cet accroissement était auparavant impensable. Ainsi l’émancipation des esclaves ou l’extension des droits civils aux Afro-américains, aux femmes et aux enfants ont tous, à un moment donné, été repoussés par les groupes dominants. Ces derniers considéraient ces idées comme étant absurdes. Pour abolir l’esclavage, il fallait en effet reconnaître «le droit d’avoir des droits», ce qui exigeait un effort politique pour changer les lois qui déniaient ces droits. Pour libérer la Nature de cette condition de sujet dépourvu de droits ou de simple objet de propriété, il est également nécessaire de faire un effort politique pour reconnaître que la Nature est un sujet de droit. Cet aspect est fondamental si nous acceptons que tous les êtres vivants possèdent le même droit ontologique à la vie.
Cette lutte de libération est donc avant tout un effort politique qui commence par l’acceptation du fait que le système capitaliste détruit les conditions biophysiques d’existence. Doter la Nature de droits signifie ainsi encourager politiquement son passage d’objet à celui de sujet dans le processus centenaire d’élargissement des sujets de droit. Comme le notait en 1988 le juriste suisse Jörg Leimbacher, en assurant des droits à la Nature on consolide par la même occasion le «droit à l’existence» des êtres humains eux-mêmes.
Selon Eduardo Gudynas, nous devons passer de l’actuel anthropocentrisme au biocentrisme. Ce qui implique d’organiser l’économie en préservant l’intégrité des processus naturels, garantis par les flux d’énergie et de matériaux dans la biosphère, en préservant la biodiversité.
Cette manière de poser les problèmes situe clairement le chemin que devrait emprunter la construction d’une nouvelle forme d’organisation de la société. Mais cela ne sera pas facile, surtout dans la mesure où celle-ci affecte les privilèges des cercles de pouvoir nationaux et transnationaux. Ils feront l’impossible pour tenter de bloquer ce processus. Malheureusement cette réaction se nourrit également de certains actes et de certaines décisions du gouvernement de Rafael Correa [actuel président de l’Equateur]. Celui-ci a d’abord encouragé avec enthousiasme le processus constituant et l’approbation populaire de la Constitution de Montecristi [petite ville de l’Equateur]. Cependant certaines lois passées qui ont été passées par la suite, comme par exemple la Loi des Mines ou la Loi de Souveraineté Alimentaire, qui, sous la forme d’une sorte contre-révolution légale, portent atteinte à plusieurs des principes constitutionnels, sans tenir compte de la conformation de l’Etat plurinational.
Une déclaration pionnière à niveau mondial
En reconnaissant la Nature en tant que sujet de droit, dans cette nécessaire recherche d’équilibre entre la Nature et les besoins et les droits des êtres humains dans le cadre du principe du Bien Vivre, il est possible de dépasser la conception juridique classique. Et la meilleure manière d’y parvenir est, comme le propose Gudynas, de différencier les Droits Humains des Droits de la Nature.
C’est la personne qui est au centre des Droits Humains. Il s’agit d’une vision étroitement anthropocentrique. Avec les droits politiques et sociaux – c’est-à-dire avec les droits fondamentaux de la première et de la deuxième génération – l’Etat reconnaît ces droits comme faisant partie de la vision individualiste et individualisante de la citoyenneté. Les droits économiques, culturels et environnementaux font partie de la troisième génération de droits fondamentaux. Et ils incluent le droit pour les êtres humains de bénéficier de conditions sociales équitables et d’un environnement sain et non contaminé. Par ces droits on tente d’éviter la pauvreté et la détérioration environnementale.
Les droits de la première génération entrent dans le cadre de la vision classiste [démocratique bourgeoise] de la justice, et cherchent à assurer l’impartialité devant la loi, les garanties citoyennes, etc. Pour cristalliser les droits économiques et sociaux, il a fallu ouvrir la voie à la justice redistributive ou justice sociale, visant à résoudre la pauvreté. Les droits de la troisième génération incluent, de plus, la justice environnementale, qui répond surtout aux revendications de groupes pauvres et marginalisés pour défendre la qualité de leurs conditions de vie affectées par les dégâts environnementaux. Dans ces cas, lorsqu’il y a des dommages environnementaux, les êtres humains peuvent être indemnisés, et recevoir réparation et/ou compensation.
Dans les Droits de la Nature, c’est la Nature qui est au centre. Elle vaut pour elle-même, indépendamment de son utilité pour ou son utilisation par l’être humain qui, lui, fait partie de cette Nature. Il s’agit d’une conception biocentrique. Ces droits ne visent pas à défendre une Nature intacte, ce qui nous conduirait par exemple à arrêter les cultures, la pèche ou l’élevage. Ces droits défendent plutôt la conservation des systèmes de vie, les ensembles vitaux. Ces droits se focalisent non pas sur des individus, mais sur les écosystèmes, sur les collectivités. On peut continuer à manger de la viande, du poisson et des céréales, pour autant que cela permette aux écosystèmes de continuer à fonctionner avec leurs espèces natives [«originaires»].
On appelle les Droits de la Nature droits écologiques pour les différencier des droits environnementaux de l’option précédente. Dans la nouvelle Constitution équatorienne – contrairement à la bolivienne – ces droits apparaissent de manière explicite en tant que Droits de la Nature, tout comme des droits pour protéger les espèces menacées et les zones naturelles ou pour restaurer les zones dégradées. Un autre élément très important est l’introduction dans la Constitution du terme Pacha Mama, en tant que synonyme de la Nature, ce qui constitue une reconnaissance de l’interculturalité et de la plurinationalité.
La justice écologique cherche à assurer la durabilité et la survie des espèces et de leurs écosystèmes en tant que réseaux de vie. Cette justice est indépendante de la justice environnementale ; l’indemnisation des êtres humains pour les dommages environnementaux n’est pas de son ressort. Elle concerne la restauration des écosystèmes affectés. En réalité, il est nécessaire d’appliquer simultanément les deux types de justices: l’environnementale pour les personnes et l’écologique pour la Nature.
D’après les réflexions de Eduardo Gudynas, les Droits de la Nature à la fois impliquent et engendrent un autre type de définition de la citoyenneté, qui se construit dans le champ social, mais également dans le champ environnemental. Ces nouvelles citoyennetés seraient plurielles, puisqu’elles dépendent des histoires et des environnements. Elles admettent des critères de justice écologique qui dépassent la vision traditionnelle de la justice.
Le rayonnement des Droits de la Nature
Les Droits de la Nature pris en compte dans la Constitution équatorienne entraînent des décisions très importantes. Une des décisions clés concerne les processus de démarchandisation de la Nature qui devrait s’appliquer, par exemple, pour ce qui a trait à la privatisation de l’eau et de ses systèmes de distribution et d’approvisionnement. De même, les critères marchands devraient être supprimés dans le domaine de l’utilisation de services environnementaux. Une autre mesure révolutionnaire adoptée concerne la restauration intégrale des écosystèmes dégradés.
Par ailleurs, les politiques agraires, y compris la récupération du véritable patrimoine national qu’est la biodiversité, sont axés sur la souveraineté alimentaire. On revendique aussi la nécessité d’avoir une souveraineté énergétique, sans mettre en péril la souveraineté alimentaire ou l’équilibre écologique [par exemple, sous les effets de la «course au pétrole»].
Si nous acceptons qu’une nouvelle éthique soit indispensable pour réorganiser la vie sur la planète, il est essentiel d’ajouter à la justice sociale et environnementale, la justice écologique. En d’autres termes, les Droits Humains et les Droits de la Nature sont complémentaires.
Des Andes au monde entier
Le mandat des Droits de la Nature nous invite à penser et à réaliser une intégration régionale d’un nouveau genre. Il s’agira donc, à partir de Notre Amérique, de susciter l’idée d’élaborer une Déclaration Universelle des Droits de la Nature. Un tel engagement qui pourrait rencontrer un soutien dans le cadre de la Conférence Mondiale des Peuples sur le Changement Climatique et les Droits de la Mère Terre, convoquée par le président Evo Morales.
Notre responsabilité est importante et complexe. Tout en condamnant les systèmes et les pratiques déprédatrices forgées au sein du capitalisme du Centre, nous devons condamner et surmonter les diverses formes d’extractivisme [extraction minière, etc.] qui renforcent la soumission de nos pays dans le marché mondial en tant que producteurs et exportateurs de matières premières. Cet extractivisme, qui n’est pas du tout surmonté dans nos pays, continuera à plonger des peuples dans la misère, tout en aggravant les problèmes environnementaux.
En résumé, c’est le Bien Vivre (en quechua: sumak kausay et en aymara: suma qamaña) en étroite relation avec les Droits de la Nature, qui est en jeu. Ces droits, ajoutés aux Droits Humains, nous poussent à construire démocratiquement des sociétés soutenables. Et ces sociétés seront créées à partir des citoyennetés plurielles pensées aussi du point de vue environnemental, où l’être humain et les diverses collectivités d’êtres humains coexisteront en harmonie avec la Nature. (Traduction A l’Encontre]
* Alberto Acosta est un économiste équatorien. Professeur et chercheur de la FLACSO (Faculté latino-américaine de Sciences Sociales). Consultant international. Ex-ministre de l’Energie et des Mines. Ex-président de l’Assemblée Constituante de son pays.
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