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Contrer l’hégémonie du libéralisme noir

Norman Ajari[1]

 

« Le radicalisme noir est fait pour créer l’inconfort, non seulement chez les Blancs, mais chez nous tous. » Kehinde Andrews, Back to Black, p. XVII.

 

L’esthétique du radicalisme noir se porte à ravir. Le poing noir, symbole du Black Power, s’affiche fièrement sur les t-shirts floqués du slogan Black lives matter. On se plait à citer Malcolm X, les Black Panthers, Assata Shakur, entre autres figures du mouvement. Mais au-delà de l’image et de la rhétorique, que faisons-nous aujourd’hui du contenu de cet héritage politique ? Sommes-nous bien les continuateurs de ce que l’historien québécois noir David Austin a nommé « la longue période du Black Power[2] », qui comprend l’antiesclavagisme, le nationalisme noir, le panafricanisme – c’est-à-dire tous les mouvements significatifs de l’histoire de la diaspora ? Qu’il nous soit permis d’en douter. En effet, cette cosmétique radicale dissimule bien souvent une politique intégrationniste et libérale qui n’a rien en commun avec les revendications de nos prédécesseurs : un « libéradicalisme » trompeur et sans contenu.

Le mouvement Black Lives Matter aux États-Unis est emblématique de cette trahison. Critiquée par de nombreux militants locaux, la direction centrale, dite « Black Lives Matter Global Network Foundation », a engrangé une somme astronomique de dons gérée en toute opacité[3]. Lors de la dernière campagne présidentielle étatsunienne, l’auto-consacrée directrice exécutive de la Fondation, Patrisse Cullors, a soutenu sans condition le ticket Biden-Harris – deux politiciens pro-police au bilan désastreux pour les communautés noires. La rhétorique des alliances et des coalitions est mobilisée dans le seul but de braconner les votes et de phagocyter les énergies militantes noires. L’émotion suscitée par les crimes policiers semble offrir des opportunités politiques à tous les groupes démographiques nord-américains, à l’exception de ceux qui en sont de loin les principales victimes : les hommes noirs. De fructueuses carrières militantes se bâtissent à l’ombre de leurs cadavres empilés.

Quand l’idée d’une autonomie politique noire a-t-elle cessé d’appartenir au domaine du concevable ? Quand avons-nous commencé à douter de la capacité d’action des noirs, au point de ne pouvoir les imaginer qu’à la remorque des autres ? Au mieux comme alliés des progressistes blancs, au pire comme leurs aides de camp, voire leurs larbins. Nous sommes aujourd’hui invités à considérer notre héritage militant comme un échec pur et simple et à croire que le salut des Noirs se situerait fatalement en-dehors d’eux-mêmes.

Pourtant, avec des variations, la longue durée du Pouvoir Noir repose surtout sur le diagnostic que « le Noir est universellement opprimé sur des bases raciales et que tout programme d’émancipation devait être bâti sur la question de la race d’abord[4] ». Il serait aujourd’hui malavisé de s’en tenir strictement à cette doctrine du « race first » et de négliger l’importance des questions de genre et de la lutte de classes pour une politique noire conséquente. Toutefois, l’orientation dite « intersectionnelle » systématiquement choisie pour résoudre ce problème s’est révélé être le cheval de Troie par excellence du libéralisme : une machine de guerre qui délégitime tout ce qui fut accompli politiquement au nom des Noirs.

Un féminisme noir dépourvu de consciences de race et de classe solide a été érigé en standard moral. Ainsi l’étatsunienne bell hooks, qui ne manque jamais une occasion de flétrir le nationalisme et le radicalisme noirs, décrit-elle sa politique comme un « engagement à construire la sororité, à faire de la solidarité politique féministe entre femmes une perpétuelle réalité […] par-delà race et classe[5] ». Sous prétexte d’articuler race, classe et genre, c’est d’une pierre deux coups le Black Power et le socialisme qu’on assassine, au bénéfice d’un féminisme essentiellement moral, incapable d’envisager la transformation sociale radicale dont les vies noires ont tant besoin.

Le féminisme noir en tant que tel n’est pas l’ennemi – c’est l’orientation libérale aujourd’hui hégémonique qui surinvestit les questions de genre pour éclipser les conflits de race et de classe. Ainsi l’intellectuel britannique Paul Gilroy fait-il du fondateur du nationalisme noir Martin Delany « le père du patriarcat de l’Atlantique noir[6] ». La politique des genres en vigueur a imposé l’idée d’une rupture historique profonde. Nous quitterions un passé maléfique et honteux : celui d’un militantisme outrancier, dominé par d’intempérants afro-masculinistes. Par contraste, nous vivrions un présent radieux où l’émergence de l’intersectionnalité est décrite comme salvation et sortie des ténèbres. La suprématie blanche est la principale bénéficiaire de cette nouvelle conception de l’histoire. Au nom du progressisme, le libéralisme noir a propagé la rhétorique même qui justifie la mise à mort des hommes noirs dans l’idéologie de la police et des racistes : elle les décrit comme de violents, tyranniques et insensibles aspirants patriarches[7].

L’autodestruction du radicalisme est en grande partie le produit de la suspicion morale systématique que nos intellectuels noirs ont fait peser sur l’aspiration à l’autonomie raciale ; la question du genre y est un prétexte parmi d’autres. Aveugle à leur surexposition à la violence d’État, le philosophe de Harvard Tommie Shelby écrit que depuis la fin de la lutte pour les droits civiques, les Africains-Américains n’ont pas davantage d’intérêts en commun qu’avec d’autres groupes sociaux[8]. Cette analyse prouve surtout que la classe moyenne supérieure noire est largement déconnectée des expériences la grande majorité de la communauté.

Le consensus mondial est aujourd’hui encore que les vies des Africains et des Noirs la diaspora sont sans valeur car ils ne sont pas véritablement humains. L’héritage de la « longue période du Black Power » n’a donc rien perdu de sa pertinence. Organiser les Noirs autour des idées d’autonomie et de souveraineté. Combattre la violence sexuelle subie par les femmes et les hommes noirs. Prendre le parti de la classe ouvrière noire en critiquant impitoyablement les compromissions d’une lumpenbourgeoisie ivre d’intégration et de coalition. Travailler à l’unité politique de l’Afrique au nom d’un programme anti-impérialiste. Tous ces points de doctrine, souvent boudés par le libéralisme noir à la mode, sont à l’ordre du jour. Ils sont la colonne vertébrale de la lutte pour la dignité noire.

[1] Professeur de philosophie à Villanova University (Pennsylvanie) et membre du bureau international de la Fondation Frantz Fanon.

[2] David Austin, Nègres noirs, nègres blancs, Montréal, Lux, 2015 [2013], p. 18.

[3] Maya King, « Black Lives Matter power grab sets off internal revolt », Politico,  https://www.politico.com/news/2020/12/10/black-lives-matter-organization-biden-444097.

[4] Tony Martin, Race first, Dover, The Majority Press, 1976.

[5] bell hooks, Feminism is for everybody. Passionate politics, Cambridge, South End Press, 2000, p. 17.

[6] Paul Gilroy, L’Atlantique noir: Modernité et double conscience, trad. Charlotte Nordmann, Paris, Éditions Amsterdam, 2010 [1993], p. 50.

[7] Tommy J. Curry, The Man-Not: Race, class, genre, and the dilemmas of Black manhood, Philadelphie, Temple University Press. 2017, p. 206-207.

[8] Tommie Shelby, We who are dark: The philosophical foundations of Black solidarity, Cambridge, Harvard University Press, 2005, p. 129-130.

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