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Quelques leçons féministes marxistes pour penser l’intelligence artificielle autrement

DOSSIER - Nouveaux Cahiers du socialisme - No. 31 - Hiver 2024

Dès le début, les féministes marxistes qui voulaient une émancipation féministe et antiraciste se sont heurtées aux limites que représentaient les contre-propositions socialistes au régime capitaliste. Plus tard, elles ont aussi dû considérer des courants anti-technologiques qui tendaient à essentialiser le lien des femmes à la nature. Ces réflexions se sont consolidées dans le courant théorique de la reproduction sociale. Dans le présent texte, je reviens sur certains des travaux qui en sont issus afin d’envisager d’autres voies aux technologies d’intelligence artificielle (IA) qui dévalorisent le travail reproductif. Ils permettent de critiquer simultanément le rôle des technologies dans la précarisation des activités de soin tout en ne masquant pas les insuccès de leur contrôle par l’État. J’illustrerai ces avenues à partir des propositions que j’ai formulées dans le cadre d’une étude publiée par l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) qui explorait les conditions de production de l’IA dans le secteur de la santé[1]. J’envisagerai de quelle manière, en se référant aux théories de la reproduction sociale, on pourrait penser et produire des innovations respectant les objectifs de réduction des inégalités en santé dans le réseau public.

Le numérique comme vecteur de marchandisation

Dès les années 1970, les théories de la reproduction sociale ont traité de l’organisation du travail en usine, de la bombe atomique et même des ordinateurs. Plus récemment, les travaux sur les biotechnologies ont ramené cet horizon théorique à l’avant-plan. Dans son plus récent ouvrage, Silvia Federici, figure de proue de ce courant, offre une courte réflexion sur les nouvelles technologies numériques et les robots de soins. Elle affirme : « Les techniques – et plus particulièrement les techniques de communication – jouent incontestablement un rôle dans l’organisation des tâches domestiques et constituent aujourd’hui un élément essentiel de notre vie quotidienne[2] ». À l’image d’autres marxistes avant elle, Federici voit les technologies de communication comme des moyens de production, à la différence qu’elles s’intègrent directement dans l’organisation du travail reproductif. Celui-ci est considéré comme l’envers du travail productif. Sa dévalorisation systématique est l’une des clés de voûte de l’organisation de l’exploitation capitaliste. Il comprend des activités comme préparer les repas, s’occuper des personnes vulnérables ou assurer le maintien des relations affectives. Pour Federici, les technologies de communication sont des outils de travail parce qu’elles sont mobilisées dans le cadre de ces activités économiques essentielles de reproduction matérielle et sociale de la vie humaine même si elles sont souvent peu ou pas rémunérées.

Sarah Sharma, une autrice qui s’intéresse aux enjeux de genre et de race liés à la valorisation du temps, accorde elle aussi un rôle économique au numérique dans le cadre du travail reproductif. Dans un essai sur l’économie de plateforme[3], elle s’attarde à TaskRabbit, une application mobile qui organise très précisément la vie quotidienne. Celle-ci permet de déléguer l’exécution de certaines tâches ordinaires à des inconnu·e·s, moyennant rémunération. Les utilisateurs/employeurs affichent en ligne de menus travaux à faire comme aller chercher un objet acheté sur la plateforme d’échange MarketPlace, promener le chien ou aller nettoyer les planchers avant une réception. Historiquement, ce type de travail a été inégalement réparti au sein des ménages. Il tend désormais à être externalisé vers des personnes socioéconomiquement précaires qui sont, de manière croissante, des personnes racisées. Grâce à des technologies de communication comme TaskRabbit, certains groupes favorisés se délestent de l’ennui et du stress qui accompagnent la réalisation de tâches socialement dévalorisées. Ils en profitent pour vivre, selon les mots utilisés par la compagnie, « la vie qu’ils devraient vivre » :

TaskRabbit accomplit le travail, mais vous sauve aussi d’une dépendance envers autrui en dehors d’un échange économique. L’application vous met en relation avec des groupes de personnes pour qui le travail domestique n’est pas si ennuyant[4].

Ils laissent à d’autres cette vie à ne pas vivre. Dans des cas de ce type, les technologies participent à la marchandisation des tâches reproductives. Elles remplacent la figure de la ménagère par celle du tâcheron enthousiaste et flexible. La pensée de la reproduction sociale sur les technologies ne s’arrête cependant pas à leur capacité d’externalisation du travail reproductif.

Données, logique productive et économie spéculative

Les années 1990 ont été marquées par l’implantation de techniques visant à quantifier et à mesurer le travail d’exécution des soins de santé. Ce faisant, ce type de tâche reliée à la sphère reproductive devait respecter une logique productive qui implique de pouvoir calculer le plus précisément possible le rapport entre les intrants et les extrants du processus de production. Dans le cas des services publics, l’objectif consiste à augmenter l’efficience de la production. La manifestation la plus concrète de cette vision a probablement été le déploiement des méthodes de la nouvelle gestion publique, désormais appuyées par des technologies capables de capter et d’analyser des quantités monstrueuses de données. Cette quantification extrême des données est portée par le fantasme de surmonter l’improductivité d’activités comme le soin des personnes en rationalisant leur caractère intuitif et affectif. Encore aujourd’hui, la volonté de quantifier le produit des soins persiste, mais demeure un défi inachevé.

Pourtant, cette ambition n’est pas nouvelle. Dès les années 1970, les théoriciennes féministes ont examiné cette volonté de rationalisation du reproductif. Elles ont élaboré leur critique à partir du concept d’« usinification » de la reproduction. Alors que l’usine est associée à la domination d’intérêts marchands, la critique de l’usinification de la reproduction formulée par Nicole Cox et Silvia Federici[5] ne porte pas sur la privatisation de la reproduction, au contraire. Elle vise directement l’étatisation de certains services jusqu’alors offerts par les femmes. En effet, l’État est l’acteur central de la « mise en usine » de la reproduction. Dans la pensée socialiste de l’époque, la production industrielle, une fois retirée du contrôle bourgeois, représente un progrès. Après tout, elle résulte d’une collectivisation des moyens de production. La coopération dans le processus de travail augmente l’efficacité et réduit la quantité de travail socialement nécessaire pour assurer la survie des humains. La machine matérialise l’espoir de la fin du labeur physique dur et répétitif. Qui ou quoi exécute la tâche n’a réellement d’importance. Qu’il soit atteint par une machine ou par un humain, le résultat est le même. Dans la pensée socialiste, la même logique peut s’appliquer à toutes les tâches, dont les tâches reproductives.

La robotisation de certaines tâches ménagères n’est pas complètement loufoque. Le lave-vaisselle en est bien la preuve. Cependant, la robotisation de certaines tâches domestiques parait absurde pour celles qui les exécutent. Comment mécaniser « l’action de donner le bain à un enfant, de le câliner, de le consoler, de l’habiller et de lui donner à manger, de fournir des services sexuels ou d’aider les malades et les personnes âgées dépendantes[6]? » demande Federici. Pour elle, non seulement la mécanisation de ce travail de nature relationnelle est peu probable, mais elle ne représente pas un horizon post-capitaliste désirable. En effet, la collectivisation et la rationalisation de la reproduction signifient de soumettre davantage ce travail aux pressions de la performance mesurable. L’usinification du travail reproductif signifie qu’il se plie à une vision machinique du travail qui évacue la spécificité des tâches reproductives pour faire dominer la mesure et l’efficacité.

Pour les féministes de la reproduction, la collectivisation du travail reproductif par l’État n’a jamais constitué une voie d’émancipation. Dans la pensée socialiste, le travail reproductif est rétrograde et obsolète, ce qui constitue un problème majeur. Son étatisation a pour objectif de contrer son inefficacité, sans tenir compte de ses qualités non productives. En cela, ces théoriciennes se sont distinguées très tôt des autres marxistes : la répartition de la richesse ne constitue pas le problème fondamental du capitalisme. Pour éliminer les formes de domination imposées par le capitalisme, il faut selon elles abolir son mode de fonctionnement qui dévalue fondamentalement tout ce qui ne se plie pas à la rationalité productive. Cette vision industrielle des soins a aussi été appliquée dans des pays non socialistes. C’est le cas par exemple des centres d’hébergement de soins de longue durée (CHSLD) qui représentent désormais l’antithèse d’un lieu de vie épanouissant pour les personnes âgées et dont le modèle s’est révélé absurde durant la pandémie de COVID-19.

Les expériences japonaises d’intégration de robots pour les soins aux ainés démontrent que pour assumer les coûts élevés d’acquisition, les établissements de soins doivent être de grande taille et très standardisés[7]. Le travail humain, lui, ne diminue pas, mais il devient plus routinier. Si l’avenir politique des soins est celui des robots et d’une intelligence artificielle pensée comme pour une usine, cet avenir sera celui de mégastructures industrielles de soins. L’intégration actuelle des machines respecte la logique productive appliquée à l’organisation des soins. Si cette logique continue de dominer la façon de penser et d’intégrer l’IA, cette technologie dévalorisera les activités reproductives, qu’elles soient soumises à l’échange marchand ou qu’elles soient produites par l’État.

Valorisation des savoirs reproductifs

Avec le développement de l’intelligence artificielle, on peut constater une modification du rapport entre sphère productive et sphère reproductive. La tendance historique vise à dépasser l’improductivité du champ reproductif, soit en intégrant ses activités dans le circuit marchand, soit en les rationalisant de façon à les plier à la logique de production. Désormais, ces tentatives sont exacerbées par l’émergence d’une industrie des données ancrée dans une économie spéculative. Des entreprises comme TaskRabbit ne font pas qu’offrir des services. Leur modèle d’affaires repose en majeure partie sur la promesse de revenus futurs décuplés. Elles doivent croitre rapidement afin d’attirer l’attention d’une masse critique d’investisseurs. Elles seront ensuite acquises par une plus grande corporation ou, plus rarement, elles feront leur entrée sur le marché boursier. Par exemple, après avoir récolté près de 50 millions de dollars d’investissements privés en six ans, TaskRabbit a été rachetée par IKEA. L’entreprise offre désormais des services d’assemblage de ses meubles vendus en pièces détachées sans avoir à s’encombrer de la responsabilité d’être un employeur. Alors que le travail industriel de montage a été délocalisé à l’intérieur des foyers individuels pour être accompli gratuitement, celui-ci redevient rémunéré, mais très précaire.

Dans le secteur de la santé, un champ d’activités plus près de la sphère de la reproduction que le montage de mobilier, j’ai pu observer un foisonnement de nouvelles entreprises qui profitent d’un accès privilégié aux institutions publiques de santé pour commercialiser des technologies d’IA destinées au marché international. Le système public de santé sert de terrain de mise au point et d’expérimentation de produits. Cette exploitation des activités de soins outrepasse leurs limites productives en ne cherchant pas à agir directement sur elles. Or, bien qu’elles ne participent pas de prime abord à marchandiser ou à « usinifier » les soins, ces technologies pourraient avoir une incidence sur leur orientation. Déjà, on voit un accroissement des approches médicales axées sur les traitements complexes et invasifs. On observe une adéquation entre le développement de l’IA et les priorités des géants pharmaceutiques. Les ressources sont orientées vers la production de technologies hyperspécialisées en oncologie ou en génétique. Pourtant, la recherche montre que des politiques orientées vers des investissements massifs dans des traitements curatifs sont inefficaces du point de vue de la santé publique. Des actions préventives axées sur l’environnement ou le logement le sont significativement plus. C’est une vision de l’efficacité que ceux qui sont à l’origine des initiatives en IA en santé ne partagent pas.

Mesurer sobrement

Serait-il possible d’intégrer des technologies comme l’IA dans l’organisation des soins de santé sans procéder à une hyperrationalisation congruente à la logique de la sphère productive ? Une posture prudente reste de mise face à ces technologies qui quantifient, mesurent, analysent et dirigent la prise de décision de façon schématique. Cela est d’autant plus vrai qu’actuellement les structures organisationnelles complexes et hiérarchiques des régimes publics se révèlent avides de données. Elles exercent aussi une surveillance accrue des travailleuses et des travailleurs. Sachant que l’accumulation des dispositifs alourdit le travail et entraine toujours des résistances qui peuvent se solder par du désistement face à la perte du sens au quotidien, les technologies doivent éviter d’attiser une soif insatiable de données quantitatives.

Par ailleurs, une collecte extensive de données pourrait aussi nuire à la relation de soins, en particulier celle avec des personnes qui vivent des situations de marginalité ou qui sont criminalisées. Pour ces dernières, la relation interpersonnelle de confiance est fondée sur la confidentialité. Au printemps 2023, une nouvelle loi a été adoptée pour favoriser la circulation des données des patientes et patients du Québec. Plusieurs ordres professionnels ont publiquement dénoncé de nombreuses dispositions qui mettent à mal le secret professionnel. Ceux-ci craignent que certains patients puissent refuser des soins ou évitent de livrer les informations essentielles à une intervention professionnelle réussie par peur de s’exposer à d’autres regards.

Des principes de sobriété technologique et de sobriété quant à la quantité de données constituent des priorités pour éviter une approche surrationalisante, prête à tout pour réduire les actes reproductifs à des entités comparables. Cette sobriété permettrait de freiner les ambitions économiques qui accompagnent la montée de la production de données depuis déjà plus de 10 ans.

Pour un autre contrôle des outils

Rejeter en bloc l’adoption de technologies ou de savoirs contemporains soulève néanmoins deux problèmes majeurs. D’abord, cette posture est façonnée par le déterminisme technologique. Elle ne prend pas en compte le fait que l’usage d’une même technologie peut varier selon les intérêts qui contrôlent sa production ou ses infrastructures. Ensuite, une opposition catégorique participe à la naturalisation du travail reproductif. L’anthropologue féministe marxiste Paola Tabet soutient que la dévalorisation du travail des femmes, et la dévalorisation des femmes elles-mêmes, se sont construites par le contrôle masculin des outils techniques spécialisés[8]. En ne pouvant pas créer les outils performants par et pour elles-mêmes, elles ont été astreintes à des tâches inutilement harassantes. Ce faisant, certains travaux considérés comme typiquement féminins ont aussi été connotés comme plus naturels. Exclure des technologies sous prétexte qu’elles ne respecteraient pas l’essence de la sphère reproductive perpétuerait la division sexuelle du travail par les outils.

Ainsi, il faut faire le pari que l’IA n’est pas foncièrement en opposition aux soins de santé, mais qu’elle ne doit pas être contrôlée par des intérêts étrangers aux soins. En sortant son développement du circuit marchand de la spéculation pour remettre la prise de décision de ses orientations dans les mains de celles et ceux qui sont au plus près des activités de soins, la production de l’IA pourrait correspondre à une conception radicalement différente.

Bientôt, les besoins en soins à domicile et la privatisation des services en cours depuis vingt ans s’accéléreront probablement. Les plateformes de type Uber centrées sur les soins à domicile risquent alors de devenir d’usage commun. Le discours promotionnel se fera autour des capacités algorithmiques de la prédiction des besoins, de l’optimisation des trajets et de l’établissement de prix concurrentiels. Malgré la demande, ce type de plateforme n’améliorera pas les conditions d’exercice du travail de soin. Pourtant, il sera quand même possible de trouver des personnes pour qui sortir un grand-père malade du lit ne sera « pas ennuyant » parce que cela lui permet de gagner sa vie. De quoi pourrait avoir l’air une telle plateforme si le contrôle de l’organisation du travail était laissé aux mains des bénéficiaires et des travailleuses et travailleurs au sein d’un système public ? Pourrait-elle, dans de bonnes conditions structurelles, soutenir une démarche de valorisation du reproductif ? Ces questions exigent des expérimentations pour y répondre. Pour que les technologies ne soient pas seulement au service de ceux et celles qui ont le luxe de « vivre la vie qu’ils devraient vivre », une réflexion profonde sur le temps de travail et le rapport aux tâches relationnelles s’imposera inévitablement.

Par Myriam Lavoie-Moore, chercheuse à l’IRIS et professeure adjointe à l’École de communications sociales de l’Université Saint-Paul


  1. Myriam Lavoie-Moore, Portrait de l’intelligence artificielle en santé au Québec. Propositions pour un modèle d’innovation au profit des services et des soins de santé publics, Montréal, IRIS, 2023.
  2. Silvia Federici, Réenchanter le monde. Le féminisme et la politique des communs, Genève/Paris, Entremonde, 2022, p. 258.
  3. Sarah Sharma, « TaskRabbit : the gig economy and finding time to care less », dans Jeremy Wade Morris et Sarah Murray  (dir.), Appified. Culture in the Age of Apps, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2018.
  4. Ibid.p. 64. Ma traduction.
  5. Nicole Fox et Silvia Federici, Counter-Planning from the Kitchen : Wages for Housework, a Perspective on Capital and the Left, New York, New York Wages for Housework Committee et Bristol, Falling Wall Press, 1975.
  6. Silvia Federici, Le capitalisme patriarcal, Paris, La Fabrique, 2019, p. 94.
  7. James Wright, « Inside Japan’s long experiment in automating elder care », MIT Technology Review, 9 janvier 2023.
  8. Paola Tabet, Les doigts coupés. Une anthropologie féministe, Paris, La Dispute, 2018.

 

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