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Comment des militants et militantes ont pu devenir le sable dans l’engrenage d’Amazon

BILAN DE LUTTES - Nouveaux Cahiers du socialisme - No. 32 - Atomne 2024

Le 13 mai 2024, le Syndicat des travailleuses et travailleurs d’Amazon Laval a été officiellement accrédité. Il s’agit du premier et du seul syndicat d’Amazon au pays. La nouvelle a fait le tour des médias, mais on a donné très peu d’attention à l’organisation du syndicat sur le terrain et aux motivations des membres à s’organiser. À Lachine, à Vancouver et à Toronto, les campagnes de syndicalisation n’ont pas mené à une accréditation, alors pourquoi les militantes et militants syndicaux ont-ils gagné à l’entrepôt DXT4 de Laval ?

Cet article a d’abord pour but d’offrir un aperçu des spécificités de l’exploitation chez Amazon, puis d’exposer les méthodes qui ont mené les syndicalistes à une première réussite. Sera ensuite abordée la question de l’organisation syndicale de nouveaux arrivants et arrivantes qui forment une majorité dans l’entrepôt nouvellement syndiqué.

Ce texte s’appuie d’abord sur deux entretiens approfondis que j’ai eu la chance d’avoir avec Jean-François, un ancien travailleur d’Amazon licencié durant la campagne de syndicalisation, et avec Jacques, un ancien militant de la Fédération autonome de l’enseignement qui s’est fait embaucher à l’entrepôt DXT4 pour des raisons pécuniaires, mais surtout politiques. L’article est aussi le fruit de nombreux échanges avec des membres de l’exécutif du nouveau syndicat, avec d’anciennes et anciens commis qui ont travaillé dans différents entrepôts de la région de Montréal, avec des militantes et militants impliqués au Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (IWC-CTI) et avec des journalistes qui ont couvert le dossier.

Au Canada, Amazon compte environ 45 000 employé·e·s et a franchi le cap des 50 entrepôts en 2022. Au Québec, on en comptera bientôt une vingtaine, dont huit dans la grande région de Montréal. La plupart sont des centres d’expédition, désignés par le sigle DXT, mais les plus impressionnants sont les centres de distribution, désignés par le sigle YUL.

Le premier entrepôt qui a fait les manchettes sur le plan de la syndicalisation fut YUL2 situé à Lachine. Un travailleur, Manuel Espinar Tapial, avait fait signer environ 80 cartes de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) dans ce centre de distribution. Une offensive antisyndicale de la part d’Amazon est cependant venue à bout de cette campagne[1].

C’est dans cet entrepôt que le CTI a aussi commencé à s’impliquer dans la lutte contre Amazon. Le Centre a depuis formé un comité dédié aux aspects du travail dans les entrepôts de la multinationale, lequel organise des événements et fait pression pour qu’Amazon respecte les normes du travail. Le Comité Amazon du CTI demande entre autres que, conformément à la loi, l’employeur cesse de renvoyer les employé·e·s qui sont prosyndicat en guise de représailles et qu’il forme un comité de santé et de sécurité au travail. La force du CTI, habitué à accompagner les travailleurs et travailleuses d’entrepôt, se situe sur le plan de l’intervention dans des cas d’abus ou de blessures professionnelles.

Des conditions propices à la syndicalisation

On ne peut pas dire que les conditions de travail sont bonnes dans un entrepôt Amazon. Le travail est ardu physiquement et commande de répéter les mêmes gestes des centaines de fois chaque jour. À DXT4, les travailleurs et les travailleuses passent une partie de la journée devant un convoyeur qui leur dicte le rythme de travail et émet une alarme si les colis ne sont pas ensachés assez rapidement.

L’autre occupation principale d’une ou d’un employé de centre d’expédition impose de soulever des charges allant jusqu’à 50 lb (22 kg). Récemment, les chariots sur lesquels les lourds sacs de colis doivent s’empiler ont été munis de bras hydrauliques qui assument une partie de l’effort de soulèvement des sacs, mais, selon Jacques, ces bras ralentissent en fait le travail.

Les aides technologiques qui ont pour effet d’« allonger le travail » sont mal vues car chez Amazon, seule la cadence de travail compte. La travailleuse ou le travailleur est en effet constamment surveillé. Durant la « cueillette », c’est-à-dire le moment du quart de travail où les sacs de colis sont placés sur les chariots, le taux de complétion des commandes (« les rates » dans le jargon) est constamment calculé. Les commis sont munis de lecteurs de codes QR et doivent sans cesse numériser des codes pour que le système informatique puisse fournir en temps réel les variations en productivité des employé·e·s.

Dans un article de Radio-Canada, un travailleur d’Amazon du Québec avait exprimé ainsi cette condition : « On a littéralement un cellulaire accroché à notre main qui nous dit quoi faire, avec un scanner au bout du doigt. On est l’extension d’un robot[2] ». À la supervision numérique s’ajoute la supervision humaine de la part des cadres de l’entrepôt, qui vont, par exemple, aller avertir ceux et celles qui passent trop de temps aux toilettes.

Selon Jacques, ce n’est pas tellement qu’Amazon veut voir sa main-d’œuvre être la plus rapide possible, mais qu’elle garde une vitesse de travail constante. Même s’il demeure un employé parmi les plus rapides, quand il est relativement moins efficace qu’à l’habitude, Jacques se fait questionner par ses superviseurs. Les salarié·e·s sont, en effet, beaucoup plus facilement transformés en données managériales si le nombre de colis qu’ils traitent dans un temps donné est stable.

Il y a cependant deux exceptions à cette règle générale : lorsque l’équipe du quart précédent a pris du retard ou lorsque la quantité de colis est anormalement élevée. Durant la haute saison qui va de la mi-octobre jusqu’au début de janvier, on témoigne de rythmes beaucoup plus intenses, ce qui amène une augmentation des blessures[3]. Celles-ci sont d’ailleurs un fléau dans l’entreprise. Le travailleur interviewé par Radio-Canada affirmait qu’en « un an de travail, je pense que tout le monde a une blessure[4] ».

Les employé·e·s à qui j’ai parlé s’accordent sur le fait que le travail d’entrepôt chez Amazon n’est pas à classer parmi les pires au Québec et que nous ne sommes pas ici dans une situation des plus dramatiques, mais qu’il s’agit certainement de conditions qui usent rapidement le corps et les nerfs des travailleurs et travailleuses. Bien que Jacques trouve une certaine satisfaction à accomplir ce travail éreintant, il ne croit pas pour autant qu’il soit normal qu’il faille quotidiennement déplacer des tonnes de colis pour payer le loyer[5].

Au Québec, les pires conditions de travail chez Amazon sont réservées aux livreurs et livreuses qui sont à l’embauche de sous-traitants, ce qui dédouane Amazon de toutes les infractions aux normes du travail et d’autres abus lorsqu’ils adviennent.

Il est notable d’ailleurs qu’Amazon, suivant les préceptes du management à la mode, prenne des initiatives pour tenter que les salarié·e·s se sentent partie prenante de l’entreprise et que leur exploitation soit maquillée. On parle de nourriture offerte par les cadres, de séances collectives d’étirement, du spectacle occasionnel d’employé·e·s de bureau qui viennent maladroitement aider sur le plancher et, dans un cas spécifique, d’une séance surréelle de motivation où une gérante sautillait en encourageant les travailleurs et travailleuses. Somme toute, Jacques estime que les cadres de l’entrepôt ont du succès à créer une certaine complicité avec leurs subordonné·e·s.

Des conditions de travail dictées par le marché

Selon Jean-François, les conditions de travail dans les entrepôts sont juste assez bonnes – en comparaison des emplois les plus précaires de la province – pour qu’Amazon réussisse facilement à recruter des commis. Les offres d’emploi affichées par Amazon sont normalement comblées en quelques jours et la compagnie reçoit toujours des dizaines de candidatures quand elle ouvre des postes. Les salaires – par exemple, les commis débutent à 20 dollars de l’heure – sont corrects pour quelqu’un qui n’a pas la possibilité d’obtenir un emploi qualifié ou syndiqué.

Cet engouement pour les emplois chez Amazon est, en fait, l’un des piliers de la stratégie économique du géant. L’objectif de la compagnie est de toujours avoir le strict minimum de main-d’œuvre, et ce, au point où l’entreprise préfère licencier en grand nombre des membres du personnel dans un moment de faible demande pour engager à nouveau quelques mois plus tard. Contrairement à beaucoup d’entreprises qui favorisent le délestage ou la réduction des heures individuelles travaillées plutôt que de prendre le risque de briser des liens d’emploi en période morte, Amazon ne craint pas la pénurie de personnel.

L’instabilité de la main-d’œuvre dans les entrepôts est telle que le New York Times a rapporté en 2021 que le taux moyen de roulement de l’ensemble de la main-d’œuvre du comté de Richmond dans l’État de New York avait dépassé le cap des 100 % dans l’année qui a suivi l’ouverture d’un entrepôt d’Amazon dans la région[6]. L’entreprise se comporte, de fait, en capitaliste commercial exemplaire qui a orienté sa stratégie de gestion du personnel sur le principe que « la quantité d’ouvriers, emballeurs et transporteurs, etc., dépend de la masse des marchandises, objets de leur activité, et non l’inverse[7] ».

Encore une fois comme capitaliste exemplaire, Amazon a mis en place tout un appareil administratif et légal qui lui permet de faire des congédiements massifs sans pour autant inquiéter les autorités du travail comme la Commission des normes, de l’équité, de la santé et sécurité du travail (CNESST). Les commis sont ainsi classés en deux catégories : les badges bleus et les badges blancs. Les premiers sont des employé·e·s permanents alors que les seconds se savent sous la constante épée de Damoclès du congédiement sans raison autre que les pressions du marché.

Le renvoi de badges blancs sert aussi de représailles de la part des patrons. Radio-Canada rapportait en 2019 qu’un licenciement massif de 300 personnes aux États-Unis avait eu lieu pour punir les travailleurs et travailleuses qui avaient une productivité trop basse[8]. À DXT4, l’octroi de badges bleus a été suspendu peu après la syndicalisation de l’entrepôt.

Cette catégorie de commis plus précaires, constamment inquiets de se faire congédier s’ils n’en viennent pas à obtenir un badge bleu, sert d’ailleurs de tampon protecteur pour Amazon en ce qui concerne une possible syndicalisation. Les travailleurs interviewés sont unanimes : les badges blancs ont peur de s’impliquer dans le syndicat à cause de leur situation. Certaines personnes souhaitaient même attendre d’avoir le badge bleu pour signer leur carte d’adhésion.

Si les badges blancs sont les plus vulnérables au renvoi, les badges bleus peuvent eux aussi être mis à la porte par Amazon avec une relative facilité. Les statistiques constamment recueillies sur chaque employé·e servent à la ou à le discipliner par rapport à son travail, mais aussi à donner une justification pour le renvoi de certains « éléments à problème », au nombre desquels on compte les syndicalistes ou les gens qui se sont déjà blessés au travail.

Jean-François est d’avis qu’Amazon pratique un « eugénisme de la main-d’œuvre » en « purgeant » sournoisement la main-d’œuvre des commis à risque de se blesser. Selon lui, un premier accident de travail constitue une garantie soit de se faire renvoyer, soit de se blesser une deuxième fois à brève échéance. Les blessé·e·s, explique-t-il, reçoivent d’abord une assignation temporaire, comme il se doit de la part d’un capitaliste exemplaire, où ils exécutent des travaux moins difficiles. Ceux-ci sont cependant réintégrés assez rapidement au travail régulier, où ils font face à un choix difficile : ne pas atteindre la productivité d’avant leur accident de travail ou bien procéder trop vite par rapport à ce qu’exigerait leur réadaptation.

Ainsi, selon un employé de l’autre entrepôt de Laval, DXT5, un travailleur s’est forcé à maintenir sa productivité malgré qu’il ait été en rémission d’un cancer, ce qui l’a amené à faire une crise cardiaque. Cependant, la situation optimale pour Amazon est que le commis baisse la cadence et qu’il soit renvoyé pour des raisons de productivité, car s’il se blesse, il fera plutôt augmenter les cotisations à la CNESST.

L’ensemble de ces éléments constitue, sur le fond, plus l’essence de la grossière exploitation à la sauce Amazon que les bas salaires et l’ardeur du travail physique qu’on retrouve dans tant d’autres milieux de travail au Québec.

Ce qui a fait gagner le syndicat de Laval

Quand j’ai demandé à Jean-François ce qui a permis de remporter la victoire à DXT4, il semblait d’abord peu inspiré : « On a juste fait signer des cartes ». Comment a-t-on syndiqué ce qui n’avait jamais été syndiqué au Canada ? En faisant signer des cartes ?

La vérité, précise-t-il, est que du point de vue des tactiques proprement dites, rien n’était vraiment nouveau dans la campagne de syndicalisation de DXT4. Les militants ont appliqué ce qui constitue l’ABC de la mobilisation et de l’organisation. D’abord, il faut faire enquête, « parler au monde » dans les termes de Jean-François. Ensuite, il faut identifier des meneurs et des meneuses dans l’entrepôt. Finalement, il faut créer des comités pour embarquer ces contacts dans le mouvement de syndicalisation et les pousser à faire signer des cartes par leurs collègues proches.

À ces fondations solides s’ajoutent la distribution de matériel d’agitation, des barbecues et divers autres événements pour rallier les travailleurs au mouvement de syndicalisation. Les ressources de la CSN ont été utiles en cette matière, notamment pour permettre de multiplier les interventions à l’extérieur de l’entrepôt et pour ainsi épauler la part principale du travail qui se fait entre collègues dans l’entrepôt.

La syndicalisation est en effet le fruit du travail d’employé·e·s de l’entrepôt, et non celui d’une centrale syndicale ou d’un groupe politique qui intervient depuis une position externe. Législation oblige, la signature des cartes et la « sollicitation » se fait en dehors du lieu de travail, mais la mobilisation se fait néanmoins entre collègues et non pas entre un intervenant syndical et un travailleur.

La combinaison ultime entre le travail externe et le travail interne est venue de la part de militants syndicaux qui ont réussi à recruter d’autres militants et militantes syndicalistes pour que ceux-ci rejoignent également la force de travail d’Amazon et qu’ils fassent signer des cartes d’adhésion à la CSN. La tactique est vieille comme la lutte des classes ; il a été assurément bénéfique que quelques militants de gauche sans emploi aient bien voulu aller au cœur de la bête pour faire œuvre utile[9].

Là où il y a nouveauté, c’est en ce qui concerne la stratégie à plus long terme. L’envoi de militants dans un milieu de travail pour le syndiquer, ce qu’on appelle dans le jargon le salting, est quelque chose de tout à fait commun et, encore une fois, il s’agit d’une tactique éprouvée, mais les militants qui donnent actuellement du fil à retordre aux sous-fifres de Jeff Bezos ne sont pas des salts.

Ce groupe de militants n’est pas dans l’entrepôt de manière temporaire. L’objectif de ses membres est l’organisation à long terme des travailleurs et travailleuses d’Amazon au Canada et non pas seulement de syndiquer un nouveau milieu de travail. Dans un événement organisé en juin dernier par le collectif Archives Révolutionnaires, un membre du syndicat, questionné sur le futur de son implication militante dans le syndicat nouvellement formé, sur ce qu’il fera « après », a rétorqué : « C’est ma vie ».

Cette position surprend chez la gauche syndicale parce que l’« infiltration » d’un milieu de travail est généralement une chose de courte durée. Par exemple, un des grands succès du Syndicat industriel des travailleurs et travailleuses (SITT-IWW) de Montréal fut la syndicalisation du restaurant Frites Alors! sur la rue Rachel à Montréal en 2016. Trois membres du SITT avaient noyauté le personnel du restaurant et avaient pu en quelques mois organiser leurs collègues selon les lignes stratégiques de leur syndicat anarchosyndicaliste. Aucun des activistes n’est cependant resté plus de quelques mois supplémentaires au restaurant et le syndicat disparut rapidement[10].

Selon Jean-François, lui-même un militant entré chez Amazon pour la lutte syndicale, faire entrer des alliés à son travail pour faire signer plus de cartes n’est pas ce qui permet de bâtir un syndicat fort qui s’appuie sur ses membres. La stratégie du SITT était, au fond, la version anarchiste de la stratégie adoptée par les Travailleurs unis de l’alimentation et du commerce pour syndiquer des hôtels : former un syndicat avec des militants et militantes qui s’engagent temporairement, puis laisser les syndiqué·e·s se débrouiller.

L’idée que les militants syndicaux puissent être des activistes venant principalement de l’extérieur des milieux de travail et qu’ils infiltrent temporairement un endroit, si nécessaire, est radicalement différente de celle qui anime les syndicalistes d’Amazon de Laval. Jacques croit que les élu·e·s syndicaux devraient par exemple pouvoir être libérés une demi-journée par semaine, mais qu’ils devraient travailler la majorité du temps « sur le plancher ».

La volonté des militants d’Amazon de s’engager pour une longue période dans la lutte pour améliorer les conditions de travail d’un endroit médiocre peut, selon certains à gauche, être rapprochée de la tradition de l’« implantation ». Apparue à la fin des années 1960, mais peut-être davantage popularisée par le Parti communiste ouvrier et En lutte ! dans les années 1970, cette pratique consistait à joindre un milieu de travail ouvrier et à y organiser les travailleurs selon des lignes révolutionnaires. Le phénomène n’a pas eu lieu seulement au Québec, mais il a aussi été observé dans le mouvement antirévisionniste international.

Bien qu’on la croyait jadis rangée dans le placard du folklore marxiste-léniniste, l’implantation est récemment réapparue dans les débats de gauche au Québec. Certaines publications comme L’Établi de Robert Linhart[11] ont ravivé des discussions entre de jeunes militants prêts à se jeter dans la lutte ouvrière et des vétérans qui ont connu l’époque où il était courant pour un révolutionnaire d’aller travailler à l’usine.

Il n’est pas tellement surprenant, en fait, de retrouver de plus en plus de militants radicalisés au sein du mouvement étudiant qui soient prêts à plonger dans l’organisation en milieu de travail ouvrier. Il se trouve que beaucoup de jeunes prolétaires destinés à une ascension de classe ont finalement été obligés de remettre leur projet et d’occuper un emploi au bas de l’échelle « en attendant », voire de simplement abandonner leur plan de carrière pour aller vers un diplôme d’études professionnelles (DEP) ou un diplôme d’études collégiales (DEC). Une statistique parlante à ce sujet, c’est que près de 10 % de la main-d’œuvre du domaine de la construction au Québec possède un diplôme universitaire[12].

Le travail d’implantation présente d’ailleurs un attrait certain pour les militants et militantes qui croient que le pouvoir vient du peuple (populistes de gauche, démocrates radicaux, maoïstes, etc.). Les mots d’ordre, les tracts, les discours visent assurément plus juste s’ils sont rédigés par des gens qui connaissent intimement une réalité que s’ils sont rédigés par des acteurs externes. De la même manière, il est beaucoup plus aisé d’établir un lien de confiance avec des travailleurs en vue d’organiser un syndicat si on travaille à leurs côtés. « On est complices, on est dans la gang », exprime Jacques.

Un ancien travailleur d’un entrepôt de Lachine donnait comme exemple qu’il a fait signer sa première carte grâce à des discussions qu’il a eues en faisant du covoiturage. L’employé d’une centrale syndicale qui distribue des tracts aux portes de l’entrepôt ne peut pas avoir ce type de discussion mi-politique mi-papotage qui permet de saisir comment convaincre quelqu’un d’adhérer au syndicat.

Le plus dur est à venir

Établir ces liens solides avec les autres travailleurs et travailleuses est d’autant plus important que tous les militants et militantes de DXT4 s’entendent sur une chose : la lutte ne fait que commencer et le plus dur est à venir.

Amazon est prêt à tout pour ne pas reconnaitre le syndicat légalement constitué. Aux États-Unis, la multinationale conteste carrément la validité du National Labour Relations Board, tandis qu’ici elle essaie de contester le principe de l’accréditation automatique quand plus de 50 % des employé·e·s ont signé une carte d’adhésion. La tactique d’Amazon devant le Tribunal administratif du travail a même été de se présenter en défenseur de la démocratie[13].

Aussi stupide que soit l’attaque légale d’Amazon, elle sert avant tout à retarder le processus de négociation et à laisser plus de temps à ses experts en démantèlement syndical pour faire leur sale besogne. À l’entrepôt de Staten Island (New York), cette approche patronale a réussi : le syndicat, pris à poireauter en attendant que l’appareil judiciaire s’occupe des diversions légales d’Amazon, a vu des conflits internes émerger[14].

La lutte dans les entrepôts d’Amazon constitue donc obligatoirement une lutte prolongée. Les bases organisationnelles qui ont permis à faire adhérer une majorité d’employé·e·s au syndicat doivent, suivant cette idée, devenir encore plus solides. Les « relais » qui avaient comme tâche de faire signer les cartes parmi les travailleurs doivent devenir des assises du syndicat. Les mots d’ordre, les objectifs, les tactiques doivent venir de tout le monde qui travaille dans l’entrepôt et pas seulement des quelques éléments qui ont une expérience militante. C’est seulement en refusant le « dirigisme » et en mettant de l’avant les membres de la base que l’unité du syndicat peut être préservée.

L’unité est déjà rudement mise à l’épreuve puisque les patrons s’évertuent à faire de la propagande antisyndicale. Jacques ou d’autres travailleurs doivent souvent prendre la parole pour contredire les gérants durant les réunions quotidiennes, car ceux-ci glissent d’habiles mensonges à l’encontre du syndicat dès qu’ils le peuvent. Ces mensonges sont d’autant plus faciles à propager qu’une grande majorité des employé·e·s de DXT4 sont immigrants et ne connaissent pas nécessairement leurs droits.

Manœuvrer en territoire multiculturel

On a vu ces dernières années un essor de l’intersectionnalité et de la décolonisation sur le plan théorique, mais bien peu de travail pratique de la gauche s’est tourné vers l’exploitation des « damnés de la terre » sur leur lieu de travail, hormis l’imposant travail du CTI. Cependant, la limite du CTI est qu’il n’est pas un syndicat ; il ne mène donc pas directement une lutte entre exploiteurs et exploités. Des ONG – on a nommé le CTI, mais il y a aussi le Front de défense des non-syndiquéEs – veillent sur les usines, les manufactures et les entrepôts où on retrouve une forte proportion de migrantes et migrants mais la gauche n’est généralement pas présente à l’intérieur des murs.

Ce n’est pas qu’on ne rencontre pas de travailleurs ou de travailleuses de gauche dans ces milieux, mais personne n’a su les intégrer au mouvement progressiste québécois. Par exemple, on retrouve chez Amazon des commis indiens qui ont participé au mouvement de révolte agricole qui a secoué leur pays en 2020 et 2021, mais ils n’ont jamais été sollicités par la gauche d’ici avant de rencontrer les militants d’Amazon.

L’isolement auquel font face beaucoup de travailleurs précaires migrants sera dur à rompre tant qu’il n’y aura pas dans leurs quartiers et leurs lieux de travail des militants québécois prêts à les mobiliser. Jean-François soulignait lors de notre discussion que depuis la désindustrialisation et la lente réindustrialisation qui s’en est suivie, les milieux ouvriers de grande ampleur n’ont généralement pas été syndiqués. Les usines et entrepôts bâtis dans les dernières décennies offrent ainsi des conditions de travail plutôt médiocres au point où un poste de commis chez Amazon apparait comme un emploi de choix pour beaucoup de travailleurs migrants.

L’abandon par la gauche des secteurs qui constituaient traditionnellement les châteaux forts des partis communistes, comme l’industrie manufacturière ou la construction, est parfois justifié par l’argument qu’il faut s’éloigner de la classe ouvrière blanche et masculine qui constitue la majorité dans plusieurs de ces secteurs. Cependant, ces secteurs sont ceux où, dans les dernières années, l’on voit la main-d’œuvre migrante augmenter et la main-d’œuvre canadienne diminuer[15]. La gauche s’est ainsi, par souci d’inclusivité, partiellement détournée des milieux où se développe l’exploitation des migrants et migrantes.

Jacques estime que plus de 90 % de ses collègues à DXT4 sont des personnes immigrantes, dont beaucoup de réfugié·e·s et d’étudiants et étudiantes. Le fait de travailler côte à côte avec eux et elles fut, selon les syndicalistes rencontrés, un facteur décisif pour gagner la confiance de certains meneurs organiques des microcommunautés migrantes présentes dans l’entrepôt.

Car, pour des raisons de langue notamment, les membres de différentes nationalités se regroupent habituellement ensemble dans les entrepôts Amazon. Pour gagner la confiance des nombreux travailleurs et travailleuses qui s’expriment peu en français ou en anglais, pour briser la barrière culturelle qui peut nuire aux échanges, les syndicalistes d’Amazon ont dû faire un effort d’inclusivité qui n’était pas sur le plan du discours, mais sur celui des actes, soit s’inclure dans les conditions de vie de ces gens. L’atomisation, les divisions culturelles ne peuvent être vaincues qu’en faisant partie du quotidien de ceux et celles qu’on souhaite voir se libérer.

Par André-Philippe Doré, boulanger et ancien délégué syndical à l’Alliance de la fonction publique du Canada


  1. David Savoie, « Syndicalisation : le cas d’Amazon porté devant le Tribunal administratif du travail », Radio-Canada, 10 février 2024.
  2. David Savoie, « Amazon, c’est l’exploitation avec le sourire », Radio-Canada, 29 mars 2023.
  3. Comité de Montréal, « La haute saison d’Amazon tue », L’Étoile du Nord, 19 janvier 2024, <https://etoiledunord.media/un-travailleur-meurt-pendant-la-frenesie-des-fetes-de-fin-dannee-la-haute-saison-damazon-tue/>.
  4. Savoie, op. cit., 29 mars 2023.
  5. L’Étoile du nord avance qu’au centre de distribution YUL2, les travailleurs et travailleuses soulèvent de 2 à 7 tonnes de colis par jour, suivant la période. Voir Comité de Montréal, op. cit., 19 janvier 2024.
  6. Jodi Kantor, Karen Weise et Grace Ashford, « The Amazon that customers don’t see », New York Times, 15 juin 2021, <https://www.nytimes.com/interactive/2021/06/15/us/amazon-workers.html>.
  7. Karl Marx, Le capital, livre 3, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 288.
  8. Radio-Canada, « Amazon procède au licenciement d’employés à l’aide d’un système automatisé », 26 avril 2019.
  9. Aucun parmi eux n’était un employé ou un militant de la CSN avant d’aller travailler chez Amazon.
  10. « Solidarity and power in the face of a terrified employer : the IWW campaign at Frite Alors », Organizing Work, 2019, <https://organizing.work/2019/02/solidarity-and-power-in-the-face-of-a-terrified-employer-the-iww-campaign-at-frites-alors/>.
  11. Robert Linhart, L’Établi, Paris, Minuit, 1981.
  12. Guichets-Emploi (Gouvernement du Canada), Construction: Profil sectoriel (SCIAN 23) et perspectives 2023-2025 au Québec, <https://www.guichetemplois.gc.ca/analyse-tendances/rapports-marche-travail/quebec/construction>.
  13. Comité de Montréal, « Amazon achète du temps au Tribunal administratif du travail », L’Étoile du Nord, 20 juin 2024, <https://etoiledunord.media/amazon-achete-du-temps-au-tribunal-administratif-du-travail/>.
  14. Alex N. Press, « As Amazon refuses to bargain, divisions have emerged in the Amazon labor union », Jacobin, juillet 2023.
  15. Ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration, Les personnes immigrantes et le marché du travail québécois, 2020, <https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/immigration/publications/fr/recherches-statistiques/ImmigrantsMarcheTravail2020.pdf>.

 

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