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Bienvenue à l’ère post néolibérale

La dernière entourloupette budgétaire du gouvernement Harper a probablement réussi à tromper l’opinion encore une fois. Tout le monde voulait entendre que la situation n’était pas si pire et qu’on en pourrait s’en sortir, avec un peu d’efforts et un peu de chance ! Nos médias berlusconisés l’ont dit sur tous les tons, «il faut se serrer la ceinture, mais pas trop».  Même l’opposition, au-delà de ses critiques de circonstances, se résigne à la chose. En réalité, le Canada, comme les autres pays capitalistes, reste profondément enfoncé dans une crise structurelle, qui va bien au-delà des turbulences que l’on constate à tous les jours.

Par Pierre Beaudet

Le trou noir

Depuis l’explosion de la dernière bulle financière à l’automne 2008, les dominants ont essentiellement poussé les problèmes vers l’avant. Les milliards de crédits et prêts consentis aux responsables du crash (les institutions financières) seront portés dans un avenir pas si lointain par les mêmes personnes qui subissent déjà les impacts de la crise, via les pertes d’emplois, les saisies, les baisses de revenus de toutes sortes. Aux États-Unis, dans l’épicentre de la crise si on peut dire, plus de 17% des salarié-es sont sans emploi présentement. Et c’est sans compter les deux millions d’adultes masculins qui sont en prison et les deux autres millions qui sont dans les forces armées. En tout et pour tout, on peut calculer que plus de 25% des gens sont présentement en dehors du «marché du travail». Plus du tiers des capacités productives du pays est suspendu.  Selon le FMI, la valeur des actifs a perdu 55 000 milliards de dollars, ce qui équivaut à environ un an de production de biens et de services. Toujours selon le FMI, ces pertes pourraient atteindre 400 000 milliards d’ici une reprise «réelle». Au Canada, ces pertes provoquent une chute sans précédent (depuis 1929) de l’industrie manufacturière (500 000 emplois perdus dont à peine 150 000 ont été «récupérés)) et une forte contraction dans les autres secteurs de l’économie, sauf dans le secteur énergétique et dans le secteur financier. Compte tenu de l’incroyable intégration de l’économie canadienne à celle des États-Unis (conséquence du funeste accord de libre échange), cela indique que cette déperdition va continuer. Et dire que le gouvernement Harper a le front de nous dire que la situation sera rétablie d’ici 2014.

Fin d’époque

Cette crise, cela a été dit auparavant, résulte de divers processus convergents. À une échelle globale ou historique, l’accumulation du capital s’effondre cycliquement sous le poids de la compétition inter-capitaliste et des luttes sociales. Dans le contexte du capitalisme actuel, «réellement existant», la restructuration des 20 dernières années, qu’on connaît sous le label du néolibéralisme, et qui avait permis une relance de l’accumulation, a plafonné au milieu des années 1990, pour finalement implosé 10 ans plus tard. L’essor, le déclin, puis le crash du néolibéralisme reste à mieux comprendre. Certes, la financiarisation qui a caractérisé la tendance au niveau économique ne pouvait qu’arriver à une impasse. L’économie dite «casino», basée sur une spéculation débridée et le pillage des actifs productifs un peu partout dans le monde était justement un vaste pari où comme dans les machines à sous, on finit toujours par perdre. De ce fait, les assauts contre les conditions de vie et de travail, via les réductions de salaires et de revenus et la négligence des infrastructures devaient eux-aussi atteindre un seuil, au-delà duquel se produit une dislocation sociale non seulement chaotique, mais dangereuse et coûteuse.  En bref, les «solutions» que le néolibéralisme avait apportées à la crise du capitalisme des années 1970, libéralisation financière, délocalisation des entreprises, assauts contre les salaires, etc. sont plus ou moins épuisées.

Modes de gestion en péril

À cela, il faut ajouter les transformations induites dans le monde de la culture et des idées, autour des «valeurs» de l’individualisme possessif et de l’ultra consumérisme. Tout cela conduit à de sérieuses impasses, que manifeste la montée des tensions sociales, ethniques, religieuses, et que les affrontements dits «culturels» qui se multiplient au Québec sont les symptômes. Les principes de citoyenneté, d’inclusion, de «partage équitable» des ressources et de la protection sociale, héritées du capitalisme keynésien, ont été mis de côté. C’est l’idéologie du «tout le monde contre tout le monde» où il n’existe plus de véritables règles du jeu à part celles de s’enrichir au plus vite, aux dépens des autres, et quelque soient les conséquences. Le «capitaliste de choc» d’aujourd’hui est un banquier de Wall Street, totalement déconnecté du monde réel de la production et dont les décisions, prises à des milliers de kilomètres des lieux où les gens travaillent, aboutissent à la marginalisation de millions de personnes. À côté de cette culture de la lutte des classes au profit des dominants, on assiste à une véritable refonte des institutions politiques autour de cercles de pouvoir opaques, technocratiques, anti-démocratiques (voire antiparlementaires). Ces nouvelles élites qui ne sont imputables qu’à elles-mêmes manipulent les registres des gouvernements, des États, des médias et ridiculisent l’exercice traditionnel de la démocratie bourgeoise. Pas surprenant donc qu’on voit émerger un peu partout de véritables voyoucraties qui volent, qui mentent, qui bafouent leurs propres règles. Le problème de la «corruption» atteint des sommets inégalés. Les pratiques de prédation qu’on constate à Québec et à Ottawa, occultes ou révélées, font pâlir d’envie les dictateurs d’opérette qui essaiment dans le reste du monde.

L’impasse du social-libéralisme

Fait à noter, cette lente dégringolade du capitalisme, tout au long des années 1980-90, a été «gérée», en bonne partie du moins, par des forces se réclamant du centre-gauche, voire de la social-démocratie. Arrivées au pouvoir sur des programmes plus ou moins réformistes, ces élites représentant les couches ascendantes de la petite bourgeoisie ont bien vu que leurs intérêts étaient de se ranger aux impératifs du moment. Elles ont plus ou moins toutes capitulé en intégrant les politiques néolibérales, quitte à vouloir «humaniser» certaines de leurs composantes. De tout cela, la social-démocratie et le populisme sont sortis passablement discrédités, aplatis. Plus encore, c’est l’ensemble du système politique qui perd sa valeur aux yeux des gens. En effet, qu’est-ce que la démocratie veut dire si les «options» qui sont offertes par les divers partis aboutissent, à peu de choses de près, au même résultat ? Aussi on constate toutes sortes de phénomènes «négatifs» (abstentionnisme, criminalité et corruption) et «positifs» (la colère populaire, ou comme disent les Argentins, «que se vayan todos», qu’ils partent tous !). Pire encore (de leur point de vue), ces dérives aboutissent à de cuisantes défaites, comme on l’a constaté avec le PQ depuis plusieurs années maintenant.

Le néocapitalisme

Bref, la crise est là pour rester. Mais contrairement à une idée bien ancrée à gauche, cela ne veut pas dire que le capitalisme va s’effondrer. Ni que les forces socialistes vont profiter de cette décadence. À un premier niveau, le capitalisme est déjà en train de se réorganiser au-delà de la crise et dans un certains sens, au-delà du néolibéralisme. Les institutions financières, notamment, se portent bien, et peuvent vivre confortablement avec une situation où 20% et plus de la population est sans emploi pendant que la grande majorité des classes populaires et moyennes vont stagner et même perdre. Cette «croissance sans emploi» est le modèle actuellement promis par le gouvernement Harper. En réalité, la manipulation des flux financiers par les grandes institutions capitalistes s’accroît sans cesse, en partie par l’émergence d’autres pôles capitalistes dans le monde (la Chine par exemple). Il y a aussi d’autres segments de l’économie qui peuvent ici et là représenter de nouveaux gisements d’accumulation, dans l’énergie (l’ère post-pétrole), la haute technologie, les armements, sans compter la privatisation attendue et annoncée de la santé, de l’éducation, etc. D’autre part, il y a une réorganisation structurelle qui se produit par l’extension continue des nouvelles gestions du travail, via les technologies de l’information, qui délocalisent, disloquent, éparpillent la «force de travail», la rendant encore plus corvéable et vulnérable. Entre-temps, le capitalisme mondial peut très bien s’accommoder du fait que quelques centaines de millions de «consommateurs» des pays riches vont devoir ralentir leurs appétits alors que dans le sud, les «nouveaux riches» de l’élite et des couches moyennes supérieures vont prendre le relais. Ce n’est pas une solution magique, mais cela peut fonctionner, à moins que les structures du pouvoir ne soient trop affaiblies.

Gestion musclée

Entre alors en scène la restructuration des États. Ce n’est pas une question essentiellement de bonne ou de mauvaise volonté ou de bons/mauvais gouvernants. En bref, la gestion post-néolibérale doit être basée sur la coercition et la répression, ce qui à rebours repose sur une sorte de terrorisme moral et culturel qu’on veut imposer à toute la planète (la peur du «danger» terroriste, «arabo-musulman», immigrant et réfugié). De manière générale, l’échiquier politique vire à droite. L’ancienne droite devient agressive, vulgaire, se réappropriant les anciennes thématiques de l’extrême-droite. Le «centre» se disloque, devient quasiment identique à la droite, comme on le voit au Québec entre le PQ et le PLQ. Dans ce contexte, la gestion politique devient sous plusieurs formes une sorte d’état d’urgence permanent que marquent des «évènements» publics et médiatiques (les jeux olympiques, le prochain sommet du G8). La dissidence est sous étroite surveillance, voire confinée et criminalisée sous un nouvel arsenal juridique ultra-répressif. Comme «compensation», on offre aux dominés des strapontins de «consultation». On peut aussi, comme le pensent les stratèges du social-libéralisme (l’ancienne social-démocratie), «offrir» aux «pauvres» la gestion de leur pauvreté, via une «économie sociale» gérée par en haut et administrée par en bas, à rabais.

Contradictions à géométrie variable

Tout cela est encore en train d’émerger, donc comporte une grande part d’hésitations, d’ambigüités, voire de contradictions. Ce n’est pas un monde «lisse». Par exemple, l’accumulation du capital ne se produit pas dans un monde abstrait, désincarné. Elle repose sur des puissances, ou des réseaux de puissance, qui s’affrontent constamment, qui cherchent à se ravir la première place. Dans notre monde, la «triade», sorte d’alliance hybride entre l’Amérique du Nord, l’Union européenne et le Japon, est contestée par les puissances «émergentes», qui restent certes très loin derrière sur les plans économiques, technologiques et surtout militaires, mais qui montent. D’où une tension croissante, qui mène en droite ligne à la stratégie états-unienne de la «guerre sans fin». De là à penser que l’humanité entre présentement dans un nouveau cycle de guerres mondiales (comme durant le «long» vingtième siècle), cela est un peu prématuré. Mais les effets de cette nouvelle polarisation se font déjà sentir. Le surinvestissement militaire, y compris au Canada, représente à la fois un lourd fardeau et une «opportunité» qu’il faut gérer et qui s’ajoute à la panoplie des armes des puissants pour réprimer, terroriser, briser les dissidences et les résistances.

Le retour des mouvements

La lutte sociale est toujours un facteur important dans l’équation et quelques-fois, elle devient le facteur déterminant. Les dominés vont-ils accepter de courber l’échine ? De céder à la pression des puissants ? D’avoir peur des «barbares» et de glisser dans le racisme et l’ethno-nationalisme ? Cela ne serait pas la première fois dans l’histoire, malheureusement. Mais il y a un autre «possible». Effectivement en Amérique du Sud, les dominés ont déjoué les dominants depuis une dizaine d’années. Ils l’ont fait en exprimant leur pouvoir de blocage, leur identité rebelle, par des actions de masse, envahissant l’espace public. Ils l’ont fait en évitant les pièges habituels de la «confrontation pour la confrontation» et du substituisme, en construisant de nouvelles alliances, de nouvelles identités. Devant cette montée, les élites ont subi de dures défaites. Est-ce un mouvement «irréversible» ? Bien sûr que non. Toutes les régressions sont possibles, d’autant plus que les dominants eux-aussi se réorganisent, mènent la «guerre de position», essaient de renverser les gouvernements progressistes, par le vote (si on peut), par la force (s’il le faut), comme on vient de le voir au Honduras.

Sortir du piège

Que faire ? Il faudra s’endurcir, car la marche va être longue. Déjà, des forces s’accumulent pour faire face à l’assaut qui s’en vient contre le secteur public, et qui est déjà largement entamé par le «grignotage» entretenu depuis plusieurs années par nos élites. Mais il est probable que le pire reste à venir, surtout si Harper réussit son tour de force en constituant un gouvernement majoritaire. À moins que son copain Ignatieff ne lui ravisse le pouvoir, essentiellement pour faire la même chose que lui, en adoucissant peut-être quelques coins ronds. On ne peut attendre rien de moins des larbins du PLQ à Québec, ni du PQ et de ses copains «lucides». Qu’est-ce que cela veut dire ? Il y a un consensus des dominants en ce moment, au-delà de leurs petites «différences» et ce consensus veut dire simplement faire la guerre aux classes moyennes et populaires. On aura beau faire la promotion du «dialogue», du «partenariat», de la «modération», comme le fait si bien l’Institut du nouveau monde, il faut constater les faits. La réponse, il n’y en a pas 56 000, c’est la lutte. À plusieurs reprises depuis quelques années, ce pouvoir de blocage a été exercé par les masses. Par exemple, peu après l’investiture de Charest à Québec en 2003, le mouvement syndical, appuyé par la population, a montré ses dents. En 2005, les étudiants ont réussi à déjouer l’adversaire. Contrairement à ce que répandent les médias berlusconisés, les gens ne sont pas dupes. Ils savent que les «prescriptions» des élites de sabrer dans le secteur public et de couper les impôts des riches se font contre eux. Il y a un attachement très fort aux valeurs en partie héritées de la révolution-pas-si-tranquille qu’on a des droits, et que ces droits incluent l’accès à la santé, l’éducation, l’emploi. Il faut se souvenir de cela en organisant la résistance. Deuxièmement, il faut relancer la «guerre de position» au niveau politique. La «brèche» créée par l’élection d’Amir Khadir doit être élargie. Pas parce que nous pensons que nous changerons le monde en faisant élire 2 ou 4 députés de Québec solidaire. Mais parce que nous avons besoin d’un porte-parole de nos luttes au niveau parlementaire et médiatique. Ce n’est pas Amir Khadir qui va gagner pour nous, c’est nous qui allons gagner pour lui.

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