(Red Pepper) : Vous soulignez les points communs entre les différentes révoltes de 2011, mais comment comprendre la différence entre une révolte contre un régime autoritaire et une démocratie qui s’épuise ?
Paul Mason : Je cherche leurs points communs plutôt que des généralités. D’abord, les révoltes s’alimentent les unes les autres et il ne faut pas sous-estimer le lien physique entre elles : encore et encore, parmi ceux qui étaient impliqués dans la marche du 26 mars en Grande-Bretagne, dans J14 en Israël, dans le Wisconsin, on croisait des gens qui étaient présents à Tahrir.
L’Espagne n’est pas la Grèce, et Tahrir et la Tunisie n’ont rien à voir. Mais il existe un archétype d’une jeunesse éduquée dont l’avenir a été assombri par la conjonction d’une crise économique et d’un régime qu’ils réalisent ne peut plus durer.
On ne peut sous-estimer à quel point ces dictatures étaient impliquées dans le programme économique du néolibéralisme. Beaucoup disent que le moment clé du Printemps Arabe fut la disparation de la peur, et en Occident la fin de l’apathie, mais leur source commune est la même : les gens réalisent d’un seul coup que « le changement est indispensable, le changement est possible ». Plus j’y pense, plus je vois ses racines dans l’effondrement du modèle économique – cela a juste pris du temps.
(Red Pepper) : Une des points intéressants et commun à toutes ces révoltes est leur absence de projet économique alternatif.
Paul Mason : C’est cette absence de système alternatif stratégique, hiérarchique qui rend ces mouvements nouveaux pour tous ceux qui ont connu la fin du XXe siècle. Mais cela ressemble beaucoup aux premières années de la social-démocratie. Le débat au sein de la social-démocratie allemande en 1890 était « voulons-nous renverser le capitalisme, ou pas ? ». La gauche disait « Oui, mais cela va prendre du temps et nous le faisons en recourant à la fois aux élections et aux luttes des travailleurs. » La droite disait « Non, mais dans le processus de construction du mouvement, nous construirons un capitalisme meilleur. »
Eduard Bernstein a été le créateur de la social-démocratie moderne, et sa phrase clé était « le mouvement est tout, la fin n’est rien ». C’est ce qu’ils disent à Occupy Wall Street. A travers le prisme des derniers 100 ans, la social-démocratie allemande bien ordonnée, avec ses bibliothèques et ses clubs, ressemble à l’anarcho-syndicalisme désordonnée, avec ses bibliothèques et ses clubs. Ils font ce que les théoriciens horizontalistes appelleraient « vivre malgré le capitalisme » – la création d’espaces de civilisation au sein d’une jungle.
(Red Pepper) : par rapport à cette absence d’alternative claire, on dirait que 2012 pourrait être l’année de la résurgence du nationalisme économique, et une année faste pour les forces conservatrices. Quelle sera la réaction du mouvement ?
Paul Mason : Le pouvoir des mouvements horizontalistes réside, avant tout, dans leur capacité à être copiés par des gens qui n’ont aucune connaissance théorique et, ensuite, à leur capacité de briser les hiérarchies qui tentent de les contrer. Ils sont confrontés à des constructions intellectuelles que le savoir des années 70 et 80, structuré et difficile à maîtriser, ne permettait pas. Nous avons affaire ici à des êtres humains qui sont différents et qui ont une autre manière de penser.
Et ça c’est quelque chose de très difficile à contrer, y compris pour les partis d’extrême-droite qui obtiennent 20 pour cent des voix, que ce soit en Finlande ou en Hongrie, et dont le leitmotiv est « Kinder, Kirche, Kuche » (la famille, l’église et les femmes aux fourneaux) – c’est ça qu’ils défendent. Ils ne défendent pas les dance parties, les partenaires multiples ou la libération de la femme.
Mais le mouvement de protestation n’est pas immunisé contre la désorientation idéologique. En Grande-Bretagne, beaucoup d’entre eux ont basculé de Démocrates Libéraux en anarchistes de la lutte des classes en l’espace de quelques semaines. Lors des crises aiguës, on a tendance à assister à des renversements psychologiques radicaux au sein de la population. Il s’est produit au sein de la jeunesse un grand basculement vers l’horizontalisme gauchiste, et il n’est pas impossible que l’on assiste à un basculement dans une autre direction.
(Red Pepper) : je voudrais examiner la nouveauté du phénomène que vous décrivez. Dans quelle mesure cette génération reprend et reconfigure-t-elle les idées développées dans les années 70, et récupérées par le « nouveau capitalisme », qui sont en train d’être réexaminées ?
Paul Mason : dans mon livre je dis qu’il existe une linéarité entre la Nouvelle gauche et le féminisme et de tels mouvements qui ont tenté de constituer des réseaux. Mais ils étaient confrontés à des hiérarchies différentes, et ces hiérarchies ont corrompu ce qu’il y avait de libérateur en eux. Ils ont aussi été écrasés par la lutte des classes, la technologie et une autre chose que cette génération aura peut-être elle aussi à subir : une répression efficace.
Dans les années 60, la non-violence s’est transformée en violence parce que la non-violence ne marchait pas. Puis les travailleurs ont agi et nombreux anciens anarchistes ont tout simplement décidé qu’ils devaient devenir Léninistes, ou du moins quelque chose de plus hiérarchisée.
(Red Pepper) : Il est intéressant de voir comment les technologies s’intègrent dans ces nouveaux mouvements. Les médias sociaux ont facilité l’horizontalisme, mais ils ont aussi abouti à la perte d’expérience et de savoir-faire – Facebook et Twitter deviennent de plus en plus des outils d’organisation, les groupes et les protestations émergent très vite, mais disparaissent aussi très vite.
Paul Mason : Ce sont là toutes les caractéristiques du travail moderne : une hiérarchie aplatie, des liens distendus, une perte permanente de savoir-faire, la capacité d’apprendre un nouveau savoir-faire est plus importante que le fait de posséder déjà un savoir-faire. Des entreprises qui étaient encore grosses il y a 10 ans ont disparu – c’est ça le capitalisme moderne.
A l’ère fordienne, on avait de grosses entreprises hiérarchisées qui appliquaient une même stratégie sur une longue période, et en face des mouvements d’opposition hiérarchisées avec des stratégies permanentes, et de forts liens. La pensée hérétique est la suivante : ces vieux mouvements pensaient qu’ils étaient faits pour renverser le capitalisme. D’une manière générale, ils ont échoué, ils ont coexisté avec lui et copié ses caractéristiques. Ce à quoi nous assistons à présent est probablement quelque chose de plus sincère : des mouvements qui n’aiment pas le capitalisme, qui n’ont aucune stratégie pour le remplacer au niveau global, mais qui sont hautement adaptés pour vivre malgré lui.
Actuellement, leur problème est que le capitalisme est en crise. La social-démocratie a connu le même problème. Il y avait un programme sur 40 ans pour gagner plus de voix aux élections, ainsi dans les années 1890 ils imaginaient obtenir la majorité électorale dans les années 20.
Au beau milieu du processus, boum !, la Première Guerre Mondiale ; boum ! Des femmes et des jeunes sans formation ont inondé le marché du travail. Soudain, le monde qu’ils connaissaient avait disparu. C’est le même problème qui guette le mouvement aujourd’hui – et si le monde faisait boum ?
(Red Pepper) : Que voyez-vous comme solution au caractère précaire, volatile du mouvement actuel ? Par exemple, le camp Camp for Climate Change a été démantelé cette année.
Paul Mason : la grande question qui se pose aux mouvements horizontalistes est que tant qu’on s’organise pas contre le pouvoir, on est en train de simplement faire que ce quelqu’un a appelé « la réforme par l’émeute », à savoir qu’un type en cagoule se tapera un an de prison afin qu’un autre type en costard puisse faire adopter une loi au parlement.
Au bout d’un certain temps, au XIXe siècle les travailleurs ont compris qu’ils n’avaient pas d’autre choix que de créer leur propre parti et de se présenter aux élections, avec toutes les difficultés que cela implique, ou de créer leur propre journal, et finalement de rejoindre le monde des adultes et de prendre ses affaires en main. Je crois que beaucoup au sein du mouvement horizontaliste sont en train de l’envisager mais hésitent encore.
(Red Pepper) : N’y a-t-il rien entre une structure durable et hiérarchisée et le chaos total ? Par exemple la mémoire et aussi une socialisation qui ait du sens ?
Paul Mason : vous mettez le doigt sur une dichotomie importante entre des réseaux sociaux basés sur une technologie, et la socialisation en face-à-face. Ce que j’observe est que tous les inventeurs de grandes idées au sein du mouvement de protestation étaient aussi très efficaces dans le monde réel, celui fait de chair et de sang. Les Neuf de Tarnac, qui ont rédigé « L’insurrection qui vient », ont dit « retrouvez-vous », faites de petites choses ensemble.
Les militants avec lesquels j’ai discuté m’ont dit « vous surestimez la technologie, vous négligez le contact direct. » Mais c’est un peu comme si on disait aux Levellers du 17e siècle que « ce que vous faites serait impossible sans la presse et l’imprimerie ». Je dis, « ce que vous faites serait impossible sans cette technologie. » Sans elle, les Neuf de Tarnac ne seraient que neuf personnes parmi d’autres.
(Red Pepper) : il y a des signes de tentatives pour limiter l’usage libre de l’Internet. En examinant l’histoire de la presse écrite, on est passé de dizaines de journaux radicaux de travailleurs à grande diffusion à une presse qui devient un outil de la classe dirigeante. Une évolution semblable est-celle possible avec l’Internet ?
Paul Mason : posez-vous la question suivante : quel homme d’affaires ou politicien peut vraiment se permettre de communiquer sur Twitter, pour raconter « Je viens de rompre avec ma petite amie, je viens de descendre trois verres de gin » ? La hiérarchie veut contrôler Twitter mais elle ne peut pas. Même si elle pouvait, elle vivrait dans ce monde de gins et de petites amies.
Un grand moment dans la révolution égyptienne a été lorsque Moubarak a coupé l’internet et que les gens sont venus le voir pour lui dire « général, ils ont répliqué en passant par un site appelé hidemyass.com (site qui permet de rendre votre connexion anonyme (anonyme en théorie – Note de l’informaticien derrière le traducteur)). C’est ainsi que la plus grande armée du Moyen Orient était mise en échec par hidemyass.com.
Au cours de la Réforme et de la Renaissance, sur plusieurs générations, l’ancien monde a été entraîné malgré lui dans le nouveau. Au bout d’un certain temps, le comportement et les idées des élites a changé.
On pourrait dire que la presse écrite a finit par civiliser les réactionnaires et par renforcer le pouvoir des acteurs du changement. Il est possible que la révolution technologique moderne finisse par civiliser l’ordre ancien. Mais dans la mesure où les élites ne peuvent pas se servir de cette technologie, ils ne peuvent exister dans le monde nouveau.
Ce qu’on peut remarquer à propos de la politique moderne est la déconnexion entre les élites et les masses. Les masses sont beaucoup plus homogènes : le mode de vie d’un habitat de bidonville à Londres n’est pas si différent que ça de celui d’un étudiant ou d’un jeune travailleur. Ils partagent une même culture de Twitter et de Blackberry.
Par contraste, les élites sont en train de s’enfermer dans une sorte de tour – ce qui est dangereux pour la démocratie, et dangereux pour eux.
(Red Pepper) : En tant qu’observateur, que voyez-vous en termes d’interactions avec le pouvoir ? Voyez-vous d’autres moyens ?
Paul Mason : En Hongrie, les grands partis politiques se sont effondrés. Le gouvernement est nationaliste, de droite, la principale opposition est d’extrême-droite et anti-tzigane.
Mais la gauche des ONG a soudainement créé un nouveau parti qui remporte des succès notables, ils ont des élus au parlement, du pouvoir, etc. Si la Hongrie est « le canari dans le mine de charbon » de l’Union Européenne, je m’attends à voir certains horizontalistes en Europe, Afrique du Nord et aux Etats-Unis créer des partis politiques dans les années qui viennent.
(Red Pepper) : Quelles conclusions tirez-vous de l’année 2011 ?
Paul Mason : A mes yeux, ce mouvement – aux liens informels, fluctuant, sporadique – est le résultat d’un certain type de travail moderne. Ce mouvement se satisfait de vivre dans le capitalisme, de créer ses propres espaces aux côtés du capitalise, mais le problème est que le capitalisme pourrait entrer dans une telle crise qu’il ne le permettra plus.
Cette génération pourrait bien subir la fin de la démocratie sociale. En 1914, il fallait choisir entre être un agent de recrutement pour un grand massacre ou devenir un mouvement clandestin, et il n’y avait rien entre les deux. Cela pourrait encore se reproduire dans le monde de 2012.
Paul Mason & Red Pepper
Paul Mason vient de publier « Why It’s Kicking Off Everywhere : the new global revolutions »
SOURCE : Red Pepper
Traduction par VD pour Le Grand Soir avec probablement les fautes et coquilles habituelles.