Dominc Tardif et Dalie Giroux, Le Devoir, 21 novembre 2020
Les 14 et 15 décembre 1978, des membres du gouvernement de René Lévesque rencontrent au Château Frontenac des représentants de plusieurs nations autochtones, qui leur demandent : « Est-ce que vous prévoyez pour nous le même statut de souveraineté que vous réclamez du Canada anglais ? Et en ce moment, vous adressez-vous à nous en tant que vos égaux ou en tant que vos pupilles ? »
Les réponses auraient été « vaseuses ou insultantes », selon le défunt anthropologue Rémi Savard, que cite Dalie Giroux dans L’œil du maître, un essai vivifiant, en ce qu’il tente d’imaginer un avenir commun pour le Québec et l’Autochtonie, mais aussi troublant, en ce qu’il catalogue les nombreuses fins de non-recevoir dans lesquels se sont réfugiés les souverainistes face à la main tendue des Premiers Peuples.
Pour l’essayiste, qui enseigne la théorie politique à l’Université d’Ottawa, ce rendez-vous manqué de 1978 serait indissociable de l’attitude générale qu’ont adoptée les artisans de la Révolution tranquille par rapport aux Autochtones, le Québec moderne s’étant édifié, dit-elle, aux dépens de ceux qui occupaient déjà le territoire, par l’exploitation des ressources hydroélectriques, forestières et minières de ce qu’on appellera, au Nord, le Nouveau-Québec. Plutôt que de s’engager dans un profond processus de décolonisation, pour tous, l’État québécois aurait, en se drapant dans le slogan Maître chez nous, nourri d’autres oppressions, provoqué des spoliations.
« Les contradictions inhérentes à la Révolution tranquille et au mouvement québécois d’indépendance sont en effet flagrantes. Comment peut-on prétendre s’émanciper, se décoloniser, s’inscrire dans le grand mouvement de libération des peuples, alors même que cette émancipation implique la reconduction des rapports de domination historiques et des racismes qui les irriguent ? » écrit celle qui poursuit ici une réflexion amorcée dans Le Québec brûle en enfer (M Éditeur, 2017).
S’il n’était pas forcément erroné d’emprunter aux penseurs de la décolonisation (comme Frantz Fanon et Albert Memmi) leur grille de lecture, comme l’ont fait les intellectuels du projet d’indépendance, il aurait fallu l’étendre à tous ceux qui habitent le vaste Québec. « Je pense que c’était une bonne idée de départ, mais là, ce dont on se rend compte, à travers les mobilisations autochtones qui nous obligent à transformer notre regard, c’est qu’il a manqué une lecture plus globale, plus sensible, plus inclusive, explique Dalie Giroux en entrevue. On se rend compte que la place des francophones exploités dans l’histoire du Québec, elle ne résume pas l’histoire des oppressions qui ont eu lieu ici, et donc elle ne résume pas l’histoire des émancipations qui doivent avoir lieu ici. »
La tarte des oppressions
Mais pourquoi les indépendantistes québécois ont-ils été à ce point réfractaires à l’idée d’unir leur lutte à celle des nations autochtones, à faire front commun ? « Pourquoi est-ce que dans l’imaginaire politique républicain de l’élite québécoise, le fait de s’allier aux peuples autochtones (et à la perspective féministe, et à l’antiracisme, et à l’imaginaire queer, et au multiculturalisme), nuirait-il à l’émancipation des Francos ? » s’interroge Dalie Giroux dans L’œil du maître.
« C’est comme si on pensait que c’était des vases communicants, que si on reconnaissait les oppressions des autres groupes, on perdait quelque chose, comme s’il y avait une tarte d’oppressions à se partager », observe l’autrice face aux réactions parfois vives que suscitent chez certains défenseurs du projet de pays les revendications d’autres communautés minorisées.
« Que le Québec ait historiquement été une minorité au sein d’un pays dont il doit se libérer, je ne le conteste pas, mais ce que je dis dans le livre, c’est que le seul moyen qu’on a trouvé pour se sortir de ça, c’est de devenir maître à la place du maître, bon maître à la place du mauvais maître anglais. Si on commence à complexifier notre compréhension de ce qu’est et a été l’oppression en Amérique du Nord britannique, on se rend compte qu’il y a une intersectionnalité qui permet de dire qu’il n’y a pas qu’un seul groupe à libérer, ici. Mais est-ce qu’on est prêts à partager le rôle de sujet à émanciper ? Le problème que ça soulève est assez douloureux, parce que ça vient jouer dans certaines certitudes. »
Des lieux de vie
Texte à la fois empathique et rageur, L’œil du maître confirme la puissance déflagratrice du style de Dalie Giroux, qui convoque autant la pensée et l’œuvre des militants Charles Gagnon et Pierre Vallières, que celles de l’anthropologue Rémi Savard ou du géographe Jean Morriset, d’authentiques écrivains ayant tous en commun d’avoir « marché sur cette fine ligne entre un discours historique, conceptuel et une dimension poétique, littéraire ». Celle qui confie avoir vécu son premier vrai moment de politisation lors des protestations contre le Sommet des Amériques de Québec de 2001, n’hésite pas à employer le je, à piger dans les archives familiales et à alterner entre des passages au ton académique et d’autres plus libres, lyriques ou explosifs, voire punk.
« Les dérapes punk, c’est la Dalie du Sommet des Amériques qui pitchedes roches au pouvoir. C’est mon idéal d’essayiste d’avoir ce bagage encyclopédique, érudit, et d’en même temps demeurer cette petite personne de 26 ans qui a mangé du gaz au Sommet des Amériques. »
Dalie Giroux convie ainsi tous ceux et celles qui peuplent le Québec, dans une formule aussi belle que riche, à « pour une fois, se rencontrer dans les lieux de vie plutôt que dans les lieux de pouvoir… » « C’est le temps de se raconter nos histoires de pouvoir, de s’écouter mutuellement, plaide-t-elle au bout du fil. Les gens ont des trajectoires en Amérique qui sont incroyablement variées. Le Québec, c’est un creuset hallucinant. C’est un lieu particulièrement complexe, paradoxal, diversifié, où toutes les luttes se rencontrent. La question des luttes noires, du racisme systémique, des luttes autochtones et la question de la souveraineté forment un noyau fabuleux. Il s’agit de se mettre les mains dedans. »
Elle ajoute : « Il n’y aura pas de contribution québécoise à l’histoire de la liberté si on enchaîne les esprits à une idée de la liberté qui n’est pas inclusive. »