Entrevue réalisé par Guillaume Tremblay-Boily, chercheur à l’IRIS.
On célèbre cette année le 25e anniversaire de la mise en place du réseau des centres de la petite enfance (CPE). Dans le discours médiatique, on attribue généralement la création des CPE à Pauline Marois, alors ministre de l’Éducation, mais on passe trop souvent sous silence le rôle de tous les précurseurs du mouvement des garderies, celles et ceux qui se sont battus pour créer, entretenir et étendre le réseau des garderies sans but lucratif. Dans cette entrevue, on donne donc la parole à deux pionnières des garderies populaires fondées dans les années 1970. Guylaine Thauvette a été l’une des principales responsables de la garderie Lafontaine sur le Plateau-Mont-Royal à Montréal et Francine Godin l’une des fondatrices de la Garderie Populaire Saint-Michel aussi à Montréal. Guylaine a par la suite été organisatrice communautaire dans le Centre-Sud, tandis que Francine a été enseignante en éducation à l’enfance au cégep du Vieux Montréal.[1]
Guillaume Tremblay-Boily – Pouvez-vous raconter comment vous avez commencé à vous impliquer dans les garderies populaires ?
Guylaine Thauvette – D’abord un court rappel du contexte des années 1960 et 1970. C’est la Révolution tranquille au Québec. Les grandes réformes de l’éducation ont marqué la décennie 1960. Le projet d’indépendance du Québec prend forme et nous interpelle. Le Parti québécois (PQ) de René Lévesque est fondé en 1968. En octobre 1970, le Québec subit la Loi sur les mesures de guerre. Les mouvements de contestation et de lutte pour les droits sociaux vont se multiplier au cours des années 1970. Le mouvement féministe prendra de l’ampleur et bataillera fort pour qu’on reconnaisse aux femmes le droit à l’avortement, le droit au travail, l’équité salariale, bref l’égalité hommes-femmes sur tous les plans. Des organismes de défense des droits vont se former et se développer dont l’Association de défense des droits sociaux (ADDS), les associations coopératives d’économie familiale (ACEF), le Mouvement Action-Chômage, le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU), les cliniques juridiques et les cliniques communautaires de santé. Ces dernières, qui ont enfin lié le curatif au social et à la prévention, deviendront les CLSC[2]. Des tables de concertation et des comités de citoyens et citoyennes s’organiseront dans les quartiers pour revendiquer du logement social, des emplois, etc. La lutte des garderies va s’inscrire dans toute cette mouvance et mobilisera un grand nombre de femmes.
À 17 ans, je rentre à l’École des Beaux-arts. En 1969, je participe à l’occupation de l’École. On revendique alors la cogestion. La même année, je manifeste lors de l’Opération McGill français organisée par le mouvement étudiant.
À la campagne avec mon amoureux, on cultive un grand jardin, on vend à Montréal nos légumes bios, je fais des contrats de photos, la récolte des pommes, un calendrier artistique que je vends au Salon des métiers d’art. Notre fille naît en 1972. Son père nous quitte du jour au lendemain et par la suite ne pourra aucunement nous soutenir. C’est la monoparentalité totale.
Je reviens à Montréal au début de 1974. C’est là que j’inscris Chloé qui a deux ans et demi à la garderie Lafontaine. Cela me donne l’occasion avec quatre autres personnes de partir La Becquée, un restaurant coopératif végétarien où on fait de la formation sur le végétarisme. On est associé avec la coop d’aliments naturels Saint-Louis. Ça va quand même durer10 ans. On organise des mariages, des évènements…
La garderie Lafontaine lutte alors pour ne pas disparaître. Comme le fédéral a retiré ses billes dès 1973[3], plusieurs garderies ont dû fermer leurs portes. La riposte s’est organisée : six garderies populaires de Montréal se sont regroupées pour former le Comité de liaison des garderies populaires (CLGP).
À Lafontaine, deux militantes font un travail extraordinaire. Ce sont des femmes engagées, politisées, généreuses. Les réunions ont une couleur marxiste-léniniste mais j’y trouve une réflexion, une analyse des inégalités sociales, entre autres celles des familles monoparentales, une compréhension des jeux de pouvoir qui font ressortir les privilèges des uns et l’exploitation des autres. Pour que la garderie continue d’opérer, elles mobilisent les parents autour de l’enjeu de la survie des garderies. C’est ainsi que je commence à m’impliquer et que je me retrouve déléguée à SOS Garderies fondé en 1974 pour remplacer le CLGP.
Francine Godin – Donc, c’est comme parent que tu t’es impliquée à la garderie ?
G.T. – Oui, au début. Par la suite je remplace bénévolement des monitrices et des moniteurs (les « éducs ») pour l’été. En quittant La Becquée, on m’engage à temps plein. Je pourrai donc voir grandir ma fille. Les militantes du début quittent la garderie après quelque temps. Un moniteur et moi-même devenons alors responsables de la garderie.
F.G. – Moi, je suis une petite fille de Rosemont. Mère enseignante au primaire, enfant unique. J’avais des amis qui militaient dans le quartier Saint-Michel. J’avais alors 20 ans et fait le choix d’aller faire un baccalauréat en enseignement préscolaire à l’Université de Montréal. Je me suis mise à militer durant ma deuxième année d’université. Je dois avouer que je m’y ennuyais un peu. Je trouvais que le programme n’avait pas une mission assez sociale. Je me suis mise à m’impliquer dans le quartier Saint-Michel. J’étais membre active du comptoir alimentaire et de la clinique juridique. En tant que groupe, nous nous définissions comme le Comité d’action politique de Saint-Michel, le CAP. À un moment donné, on a constaté qu’il manquait une garderie dans le quartier. Cela m’a allumé des lumières. Ce qui a parti le bal, c’est que le gouvernement fédéral a permis d’organiser des services de garderie dans le cadre de projets PIL (Programme d’initiatives locales) et Perspectives-Jeunesse, mais dans leur tête, ce n’était que pour financer du travail étudiant pendant l’été.
G.T.-B. – Donc au début, c’était temporaire ?
F.G. – Mais nous, on ne voulait pas que ça soit temporaire. On s’est donc mis à lutter pour éviter que les garderies ferment. Je suis donc allée dans la partie la plus défavorisée du quartier Saint-Michel, dans le secteur Saint-René-Goupil, un des endroits les plus pauvres au Canada. J’ai fait du porte-à-porte pour savoir si les familles avaient besoin d’un service de garderie. Je prenais les noms des éventuels parents. On a tout d’abord organisé la garderie dans le sous-sol de l’église Saint-René-Goupil, le vicaire étant de notre bord. Les six premiers mois, on nous permettait d’utiliser tout le sous-sol, mais le soir, il y avait du bingo… Je me souviens que je devais arriver à 6 h du matin et enlever les gommes à mâcher par terre avec un grattoir pour pouvoir mettre les meubles et les jouets de la garderie. Chaque soir, il fallait tout ranger. C’était évident qu’on ne pouvait pas rester là très longtemps.
Dans ma tête, je faisais ça quelques années, puis j’allais enseigner, mais je me suis fait prendre, car je me suis beaucoup investie dans ce projet : on a organisé une garderie sans but lucratif qui est devenue plus tard un centre de la petite enfance. Entre 1972 et 1983, je me suis aussi beaucoup impliquée dans le mouvement des garderies. J’aimais beaucoup le métier d’éducatrice, le travail avec les enfants.
G.T.-B. – Comment cela se passait-il dans les garderies populaires ? Comment était-ce géré ?
F.G. – C’était l’époque de la cogestion, donc on n’avait pas de directeur. J’étais responsable des finances, mais on faisait ça sur le bout de la table. C’était un peu tout croche, mais on essayait d’arriver. « Madame Une telle, a-t-elle payé cette semaine ? Non, je pense qu’elle n’a pas d’argent, mais elle paiera la semaine prochaine ». « Ils ont deux enfants, on ne peut pas leur faire payer le plein prix pour deux enfants ». On vivait tout ça. C’était un quartier très pauvre. On attirait aussi quelques familles plus petites-bourgeoises qui voulaient participer à ce projet parce que ça les emballait. On avait aussi beaucoup de familles immigrantes, de l’immigration haïtienne, entre autres. On enseignait le français aux enfants immigrants. Tellement qu’à un moment donné, on a pensé à demander des subventions au ministère de l’Immigration parce qu’on faisait un peu le travail des classes d’immersion et des COFI (Centre d’orientation et de formation des immigrants). On voulait que la langue que les enfants apprenaient à la garderie soit reconnue, qu’elle leur permettait ensuite d’intégrer une classe ordinaire à l’école. On intégrait aussi des enfants handicapés bien avant que certaines subventions spécifiques nous soient octroyées pour ces enfants.
G.T. – Et les valeurs ! On mettait de l’avant des valeurs pacifistes. Cela faisait partie des éléments pédagogiques.
F.G. – On faisait de belles choses dans les garderies populaires. Il y avait entre autres la cogestion qui s’exerçait avec les parents. Nous voulions que les décisions se prennent ensemble avec tout le monde; nous demandions ainsi du bénévolat aux parents qui avaient plusieurs autres obligations. Il y avait un petit côté un peu utopique dans ce fonctionnement. Ce n’était pas toujours fonctionnel, cela ne convenait pas à tout le monde non plus. Nous tenions à parler de pédagogie avec les parents pour être certains qu’il y avait un accord entre les valeurs du milieu de garde et celles de la famille. Nous n’avions pas de programme pédagogique à suivre puisqu’il n’y avait aucun programme préscolaire au Québec à part celui de la maternelle.
G.T. – La pédagogie touchant la petite enfance n’était pas aussi développée d’un point de vue théorique qu’elle l’est aujourd’hui. Mais on avait des réflexions intéressantes qui nous amenaient à rejeter les modèles d’éducation qui favorisaient le sexisme, la violence, la compétition, le racisme. On commençait à s’éveiller sur toutes ces questions. Un exemple : on avait pris la décision que les petits garçons n’apportaient pas de fusils ou de chars d’assaut à la garderie. Les poupées Barbie ne passaient pas la porte non plus. Et si cela arrivait, on leur disait : « Écoute, on va mettre Barbie ou le fusil dans ton casier et tu le reprendras quand papa ou maman viendra te chercher ».
Pour assurer le lien garderie-maison et mettre de la cohérence entre les interventions des parents et des éducs de la garderie, on se réunissait avec les parents de nos groupes d’enfants pour parler éducation. Il arrivait que des parents confient leurs difficultés dans ces rencontres. Il y avait de l’entraide entre les parents, des amitiés y naissaient.
F.G. – On ramassait des vêtements usagés mais en bon état et nous invitions les parents à se servir s’ils en avaient besoin. On avait vraiment de la difficulté sur le plan financier au début, donc on recrutait des bénévoles parmi des parents ou des militants provenant d’autres organismes. Ils s’engageaient, par exemple, à venir faire le dîner une fois par semaine. On avait beaucoup de réunions ! [Rires] Et tout le monde avait le même salaire.
G.T. – Je me rappelle qu’il fallait être très très malade pour ne pas rentrer au travail. On faisait appel à des personnes bénévoles, souvent des étudiantes qui venaient nous remplacer si possible. On peut dire qu’on tenait les garderies à bout de bras. À Lafontaine, il a été question de donner des salaires plus élevés aux éducs qui avaient plus d’ancienneté, entre autres celles et ceux qui faisaient de la formation auprès des nouvelles personnes embauchées. Finalement, on s’est mis d’accord pour que le seul privilège soit celui de choisir en premier les dates de vacances !
G.T.-B. – Est-ce que les parents participaient bien ?
G.T. – Certains parents énormément. Le fait de fonctionner en cogestion favorisait la mobilisation. C’était une forme de démocratie. On voulait que les parents s’impliquent, et ceux-ci ne crachaient pas là-dessus. C’était la garderie de leurs enfants. C’était un travail constant de mobiliser et d’intéresser également les éducs. On mettait sur pied plein de comités avec les parents : alimentation, pédagogie, lutte des garderies, finances, intégration-sélection, etc. À chaque assemblée, on avait un point sur la lutte et ses enjeux, pour dire où en étaient les représentations du Regroupement des garderies sans but lucratif du Montréal métropolitain (RGMM) et du Regroupement des garderies sans but lucratif au Québec (RGQ), quelles actions étaient mises de l’avant et comment les parents pouvaient contribuer à faire avancer les revendications. J’étais déléguée aux deux exécutifs, j’avais souvent du mal à transmettre toutes ces informations et à me préparer adéquatement, mais les parents comprenaient.
F.G. – Les parents construisaient des modules de motricité et aménageaient la cour avec nous. Ils venaient aussi faire du ménage. Ils nous donnaient des jouets dont ils n’avaient plus besoin.
G.T. – Mais oui, les corvées de ménage, ça contribuait à nous serrer les coudes.
G.T.-B. – Est-ce que cette idée de collaboration avec les parents est encore présente dans le réseau des CPE ?
F.G. – Cela se fait encore un peu. Depuis que ça s’est hiérarchisé sur le plan de la loi et de la réglementation, les garderies sans but lucratif doivent avoir un conseil d’administration (CA) formé majoritairement de parents. Les éducatrices et les éducateurs sont représentés par une ou un délégué du personnel. Les parents qui s’impliquent sur les CA travaillent fort. C’est là que toutes les décisions se concentrent. L’assemblée générale se tient une seule fois par année et c’est surtout pour élire leurs représentants. Ce sont des parents un peu militants qui siègent au CA. Il ne faut pas oublier que certains parents fréquenteront le CPE durant huit ans parfois s’ils ont deux ou trois enfants, et ils seront sollicités pour participer durant toute cette période.
Les conditions de travail sont maintenant négociées par les syndicats avec le ministère de la Famille ou avec l’association patronale des CPE. Les éducatrices et les éducateurs ont commencé à se syndiquer dans les années 1980. Au début, on était un peu utopistes. On croyait que chaque convention collective pourrait se régler avec les parents, afin de garder le contrôle au niveau local. Les syndicats étaient sceptiques. Ils voulaient une grande négociation provinciale, surtout pour les salaires. Il s’agissait de se tourner vers le gouvernement pour mener la lutte. Et je pense que c’était nécessaire. C’est comme ça qu’ils ont pu négocier des conditions proches de celles du secteur public. Il y a eu beaucoup de gains au cours des dernières décennies et, heureusement, car le coût de la vie n’a jamais cessé d’augmenter.
G.T.-B. – Le mouvement des garderies était-il surtout concentré à Montréal ?
F.G. – SOS Garderies représentait surtout des garderies de Montréal, mais il y en avait quelques-unes ailleurs, en Abitibi, à Sherbrooke, etc. On réclamait un réseau universel de garderies financé par l’État et contrôlé par les usagères et les usagers.
G.T. – Et les travailleuses et les travailleurs ! Un réseau universel de garderies sans but lucratif, cela voulait dire dans toutes les régions du Québec.
F.G. – En 1974, les libéraux étaient au pouvoir. Ils se sont réveillés : « Oh, mon Dieu, c’est une compétence provinciale, les garderies, il faut au moins qu’on fasse semblant que ça nous intéresse ». Donc, ils ont tout d’abord créé le plan Bacon, du nom de la ministre Lise Bacon, responsable du dossier. Ce plan consistait à accorder un peu d’aide financière aux parents au lieu de donner de l’aide directe aux garderies. Au fil des années, on s’est battu pour que cette aide aux parents augmente et aussi pour obtenir des subventions directes aux garderies. Celles-ci ne sont arrivées qu’en 1979. Un maigre deux dollars par jour qui était loin d’être suffisant pour couvrir les coûts de fonctionnement du service.
G.T. – On était en mode survie.
F.G. – Comme salaire, on s’accordait presque rien, l’équivalent du chômage.
G.T. – Il y a eu des luttes importantes, dont la grève des loyers pour certaines garderies et on les appuyait. La garderie Lafontaine, dans cette période, était logée dans une petite maison à deux étages de la rue Brébeuf, prêtée par les Frères des Écoles chrétiennes. Et ça brassait dans notre garderie. On avait des tracts à saveur socialiste, des pancartes et des bannières pour afficher nos revendications. Cela commençait à les fatiguer un peu. Ils nous ont dit qu’il fallait qu’on parte parce qu’ils voulaient démolir la maison (qui est toujours là…). De toute manière, on devait partir. Le plancher du rez-de-chaussée était très froid en hiver. La cuisinière montait les repas par l’escalier extérieur beau temps mauvais temps. Comme toutes les garderies, nous devions refuser de prendre des enfants faute de places. On a donc commencé à faire des pressions pour être relocalisé, entre autres auprès du député. On a fait du porte-à-porte dans le quartier, informé les citoyens de notre situation, fait signer des pétitions. C’était important que la population soit de notre côté. Quand on a fait l’occupation, on avait aussi des alliés dans le quartier, comme la Clinique de santé, et bien d’autres qui nous appuyaient. Par une belle journée de printemps, on est allés occuper les bureaux de Gérald Godin, qui était député du Parti québécois pour le comté de Mercier. Arrivés au local du député, sa secrétaire nous dit: « M. Godin est en rencontre à Valleyfield. Je vais lui téléphoner ». Elle me passe le téléphone : « Bonjour, M. Godin, on est ici pour vous rencontrer et faire bouger la relocalisation de notre garderie, on vous attend ». Il me répond: « Oui, mais là, je suis en réunion, prenez rendez-vous avec Suzanne ! » Il avait son franc-parler, il était très sympathique. « Monsieur Godin, nous autres, on veut pas trop vous déranger. On a apporté notre lunch pour dîner. On a les lits pour les siestes des enfants…»
G.T.-B. – Ah ! vous faisiez l’occupation avec les enfants ?
G.T. – Oui ! Et avec les parents. Les plus jeunes enfants étaient restés à la garderie. Pour terminer cette histoire, j’ajoute : « Il y a d’autres enfants qui font du tricycle dehors. On a installé nos pancartes sur votre clôture. On peut même dormir ici, et vous rencontrer demain… On a nos sacs de couchage ». Quand il est arrivé, les stores étaient baissés parce que c’était la sieste. Des parents étaient là, silencieux. C’était quelque chose. Quelques mois plus tard, on a été relocalisé. On est alors passé d’un permis de 30 à 53 enfants. On a eu des loyers gratuits pendant des années et des années à l’ancien et bel édifice des sourds-muets sur la rue Saint-Denis.
F.G. – Quand on convoquait les journalistes, ils venaient. C’était souvent les mêmes femmes journalistes, qui connaissaient le dossier; certaines appuyaient même notre cause. Je vais continuer au sujet des locaux. Nous autres, après notre sous-sol d’église, on a loué un petit local commercial où on a organisé une mini-garderie avec 15 enfants. On avait une grande cuisine familiale. Avec un petit nombre d’enfants, c’était moins difficile pour survivre. Par la suite, étant donné qu’on avait sans arrêt des demandes de parents, j’ai réussi à faire rouvrir une ancienne résidence de sœurs anciennement placardée. On voyait le potentiel de cet édifice de trois étages, adjacent à une belle cour. On a fait un arrangement avec la Commission scolaire de Montréal. Le carrefour populaire et l’ADDS sont venus s’installer au troisième étage. Le local était composé de petites chambres de religieuses et de quelques grandes salles servant de réfectoire et de chapelle. On a dû réaménager le tout pour faire des locaux de petits groupes. Une des trois installations du CPE y est toujours logée présentement.
G.T.-B. – Est-ce qu’il y a eu d’autres luttes mémorables ?
G.T. – On a organisé quelques petites manifs dans le temps des Fêtes sur des rues commerciales comme l’avenue Mont-Royal et la rue Saint-Hubert. Il y avait toujours beaucoup de monde ! Et c’était comme du théâtre. La Mère Noël enceinte promenait son gros ventre accompagnée du Père Noël qui poussait le petit dernier (une marionnette) dans la poussette. La procession s’arrêtait sur les coins de rue, les tambours roulaient… Oyez, oyez… La Mère criait dans le porte-voix : « Père Noël, on n’a pas de garderies, y’ont plus de place nulle part… On va être pris pour recourir à la garde en milieu familial ou mettre le petit en garderie privée ! Comment je ferai pour retourner travailler ? » On invectivait et dénonçait certaines politiques des ministres responsables. Et on repartait en défilé, répétant le slogan de l’heure au son de la musique de nos ami·es.
F.G. – La Mère Noël, c’était Guylaine !
G.T. – Pendant une autre manif sur Mont-Royal, les gens nous approchaient, nous questionnaient, on passait des tracts, on chantait nos tounes, dont « On veut des garderies, pas des garde-robes ! » et « Si on avait tous des garderies, toutes les mamans pourraient travailler. Partir le matin sans plus de soucis, sachant leur enfant entre bonnes mains, entre bonnes mains, entre bonnes mains ». Sur l’air de Passe-partout !
F.G. – Au fil des années, pour faire entendre nos revendications, il y a eu beaucoup de luttes, de manifs et d’occupations et quelques actions plus originales. À un moment donné, le Regroupement des garderies de la Région 6 C (Rive-Sud) a envoyé les formulaires T4 de toutes les éducatrices à l’Assemblée nationale pour montrer à quel point elles ne gagnaient peu. Une autre année, pour protester contre des augmentations ridicules des subventions, des éducatrices avaient apporté une piscine remplie de « cennes » noires à l’Assemblée nationale. On invitait les parents à porter des macarons de revendications à leur travail. Ce n’était pas toujours évident d’organiser des manifestations car les parents travaillaient et les éducatrices s’occupaient des enfants. Sur les conditions de travail, les syndicats mènent actuellement de très belles luttes, mais il y a encore du travail à faire pour compléter le réseau tout en accordant de bonnes conditions de travail aux éducatrices.
G.T. – En mai 1981, une action d’éclat fut l’occupation de l’Office des services de garde durant deux jours. Là aussi, on avait nos sacs de couchage. Et pour décrire cette mobilisation à travers toutes les garderies membres du RGQ, il faudrait un autre article…
GTB : Comment se passaient vos relations avec les gouvernements ?
G.T. – Quand le Parti québécois était au pouvoir, il y avait vraiment un plus grand développement de garderies à but non lucratif. Le PQ avait un préjugé favorable à ce type de garderie. Mais aussitôt que le gouvernement libéral reprenait le pouvoir, le développement des garderies sans but lucratif était ralenti et les garderies privées prenaient de l’expansion. C’est très clair.
F.G. – À l’Office des services de garde à l’enfance, il y avait des personnes ouvertes à notre cause et qui étaient prêtes à collaborer avec nous. Ça leur faisait un bon argument auprès du gouvernement : « Écoutez, nos bureaux ont été occupés par le monde ».
Mais il ne faut jamais oublier de toutes ces années que rien n’a été accordé aux garderies sans qu’il n’y ait eu de lutte. Quand la subvention augmentait, c’était toujours parce qu’il y avait eu des manifestations, des pétitions, des occupations, etc.
G.T.-B. – On dit que les groupes marxistes-léninistes étaient très présents dans le mouvement des garderies dans les années 1970. Quels étaient vos liens avec ces groupes ?
F.G. – À un moment donné, SOS Garderies s’est radicalisé, principalement en 1976. La lutte des garderies devait être liée à la lutte des classes. Moi, je me considérais plutôt comme une personne de gauche, j’étais proche de plusieurs membres du groupe Mobilisation, mais je trouvais que ça n’avait pas de bon sens de demander aux parents de la garderie de s’engager pour le socialisme. Pour moi, être de gauche consistait à m’engager dans un projet concret. Ce n’était pas juste de faire valoir des idées sociales. C’est là qu’on a fondé le Regroupement des garderies sans but lucratif du Montréal métropolitain parce qu’on ne s’identifiait plus à SOS Garderies qui ne comptait plus qu’une dizaine de garderies à Montréal alors qu’il avait été un mouvement d’une cinquantaine de garderies. Les militantes et militants de la Ligue communiste (marxiste-léniniste) du Canada ont joué un rôle important dans cette radicalisation. Pourtant, quand venait le temps de faire des revendications au Ministère, tout le monde menait la lutte ensemble. Dès qu’il y avait une manif de garderies, on sentait aussi le soutien des syndicats. C’est ce qui a fait que ça a marché. En 1976, le PQ est arrivé au pouvoir, pis on leur a dit: « Vous souvenez-vous que quand vous vouliez vous faire élire, vous aviez parlé d’un réseau public de garderies contrôlé par les usagers ? » Cela a sonné des cloches parce qu’à partir de ce moment, on s’est mis à recevoir des subventions liées au développement de nouveaux services.
G.T.-B. – J’aimerais vous entendre sur la dimension féministe des garderies. Est-ce que c’était central pour vous ? Avez-vous été en lien avec des groupes féministes ?
F.G. – Moi, j’ai toujours considéré que le mouvement des garderies faisait partie du mouvement féministe. On pouvait toujours compter sur des membres de la Fédération des femmes du Québec (FFQ) ou des comités de condition féminine des syndicats qui venaient toujours dans nos manifs. On avait des causes communes comme le droit à l’avortement, par exemple. Des membres du Conseil central de Montréal de la CSN venaient aussi nous appuyer.
G.T. – À certains moments, le Conseil du statut de la femme a pris des positions qui ne promouvaient pas le développement du réseau des garderies.
F.G. – Mais parfois, il l’a appuyé. Ça dépendait souvent de la personne qui était à la présidence !
G.T. – Le mouvement féministe n’est pas un mouvement où on peut prendre sa carte de membre, mais toutes ces luttes sont liées au mouvement d’émancipation des femmes qui porte des valeurs de justice sociale.
F.G. – Il y avait aussi des hommes dans le mouvement des garderies, mais il fallait qu’ils soient, pour cette époque, un peu féministes pour nous suivre. Certains hommes ont d’ailleurs été de solides piliers du mouvement.
G.T. – Oui, des hommes gagnés à la cause des femmes. C’était des alliés. Plusieurs éducs étaient très engagés et des pères aussi s’impliquaient.
G.T.-B. – Quel pourcentage d’hommes environ travaillait dans les garderies populaires ?
F.G. – Peut-être autour de 30 %. Mais aujourd’hui, dans les programmes de formation, on a bien de la difficulté à recruter des hommes. On a pourtant essayé de faire des campagnes de valorisation pour que de jeunes hommes deviennent éducateurs. C’est sûr qu’il y a des hommes qui aimeraient faire ce métier et qu’ils y seraient très heureux, mais c’est encore vu comme un métier féminin. Les enfants ont tellement besoin d’avoir des éducateurs masculins. Pour les petits enfants qui n’ont pas de modèle masculin dans leur vie par exemple. Les trop peu nombreux éducateurs masculins qualifiés sont de très bons éducateurs et ils y croient. Mais mon Dieu qu’on n’a pas réussi à en convaincre beaucoup ! Quand est venu le temps du perfectionnement lors de la création des CPE, les personnes qui ont décidé de rester, d’en faire un métier et d’être officiellement reconnues comme qualifiées ont surtout été des femmes.
G.T.-B. – Auprès du public, dans les débuts, il devait y avoir des préjugés à combattre, comme l’idée que les femmes devraient rester à la maison pour s’occuper des enfants ?
G.T.– D’énormes préjugés ! Cela n’allait pas de soi dans les années 70 de revendiquer des garderies. C’était subversif. On faisait face à des préjugés tenaces contre les mères. On était des voleuses de jobs, des mauvaises mères, des irresponsables. Lutter pour le droit au travail des femmes, pour la reconnaissance des garderies, pour le droit des enfants à vivre des conditions de garde décentes et épanouissantes, accessibles à toutes les familles de toutes conditions, cela a impliqué un gros travail d’information, de sensibilisation de la population qui se traduisait par des conférences de presse, des lignes ouvertes à la radio, des articles dans les journaux, du porte à porte dans nos quartiers, des manifs.
F.G. – Il y a aussi des mères qui nous jalousaient parce qu’on pouvait garder notre enfant avec nous tout en exerçant un métier.
G.T.-B. – Dans le réseau actuel, est-ce qu’il reste quelque chose de l’esprit des garderies populaires ?
F.G. – La mobilisation est encore présente, mais elle s’est tournée vers l’amélioration des conditions de travail des éducatrices et des éducateurs, une très juste cause, j’en conviens. Je crois qu’une nouvelle mobilisation sera nécessaire pour obtenir ce réseau de garderies sans but lucratif qui est loin d’être complété pour le moment. Les places y sont convoitées par beaucoup de parents qui doivent se résoudre pour le moment à envoyer leurs jeunes enfants dans des garderies commerciales à but lucratif quand ils ne doivent pas tout simplement retarder leur retour au travail. Le réseau des centres de la petite enfance est bien structuré, le programme pédagogique est de qualité, le métier d’éducatrice s’appuie sur une formation de qualité. Cependant, même si on est passé d’une dizaine de garderies à plus de 500 CPE, c’est toujours nettement insuffisant pour répondre à la demande des parents. On devra toujours trouver une façon pour que les parents demeurent vigilants et impliqués dans la garderie de leurs jeunes enfants.
G.T. – Ce qui est resté de l’époque des garderies populaires, ce sont entre autres les programmes éducatifs qu’on a contribué à créer et qui sont enseignés dans les cégeps. Et ça paraît aujourd’hui chez les éducatrices qui ont complété leur diplôme d’études collégiales (DEC).
F.G. – C’est vrai. Le programme du Ministère est beau. Mais il faut l’appliquer, il ne peut rester juste un document.
G.T. – Comme le dit Francine, il est nécessaire de demeurer vigilants, afin de ne pas perdre ou de dénaturer ce modèle d’organisation, ses valeurs, sa mission.
- Guylaine Thauvette est organisatrice communautaire retraitée et Francine Godin est enseignante retraitée en Techniques d’éducation à l’enfance. ↑
- CLSC : centres locaux de services communautaires. ↑
- NDLR. « Au début des années 1970, le gouvernement fédéral instaure le programme Initiatives locales afin de financer des projets communautaires créateurs d’emplois. Entre 1972 et 1974, quelque 70 garderies sont ainsi mises sur pied, dont une trentaine à Montréal. Constituées pour la plupart en organismes sans but lucratif contrôlés par des parents usagers, ces garderies desservent des quartiers populaires, souvent défavorisés. Mais il est difficile d’assurer leur survie à long terme, les maigres subventions, renouvelables de six mois en six mois, ne visant qu’à payer les salaires. Comment assurer les coûts d’un loyer avec un tel mode de financement ? Outre l’insuffisance du financement, les règles d’émission des permis d’opération enferment ces garderies dans un inextricable cercle vicieux : Québec refuse d’accorder le permis sans qu’un financement à long terme ne soit assuré; Ottawa exige l’obtention du permis avant l’octroi d’une subvention. Cette situation est propice à la montée d’une grande insatisfaction. » Voir CSN, 30 ans déjà. Le mouvement syndical et le développement des services de garde au Québec. Les années 1970, <www.sttpem-csn.com/les-annees-1970-1e-partie/>. ↑