2017 marque le centième anniversaire de la révolution soviétique en Russie. Pendant plusieurs années et notamment pendant la longue période durant laquelle a dominé la « pensée unique » néolibérale et conservatrice, cet évènement marquant dans l’histoire a été « évacué » des débats et même de l’enseignement de l’histoire. Parallèlement, selon les intellectuels de service de ce grand virage, la révolution soviétique est devenue le point de départ du « totalitarisme », d‘une « guerre des civilisations » entre l’« Occident » moderne et les peuples « barbares ». Depuis, la situation a quelque peu changé. Devant l’impulsion des grands mouvements populaires des 15 dernières années, la flamme de l’émancipation renaît. Et aussi, de plus en plus, on regarde derrière avec un autre œil : qu’est-ce qui s’est réellement passé en 1917 ? Pourquoi cette révolution qui a « ébranlé le monde », selon l’expression consacrée de John Reed, s’est transformée ? Quelles sont les leçons qui s’en dégagent ? Qu’est-ce qu’en ont dit les principaux protagonistes ?
La pensée stratégique définit une disponibilité performative à l’événement qui peut survenir. Mais cet événement n’est pas l’événement absolu, venu de nulle part. Il s’inscrit dans des conditions de possibilité historiquement déterminées. C’est ce qui le distingue du miracle religieux. Ainsi la crise révolutionnaire de 1917 et son dénouement insurrectionnel deviennent stratégiquement pensables dans l’horizon tracé par Le Développement du capitalisme en Russie. Ce rapport dialectique entre nécessité et contingence, structure et rupture, histoire et événement, fonde la possibilité d’une politique organisée dans la durée alors que le pari arbitrairement volontariste sur une irruption événementielle, s’il permet de résister à l’air du temps, débouche plus souvent sur une posture de résistance esthétisante que sur un engagement militant à modifier patiemment le cours des choses.
Pour Lénine – comme pour Trotski – la crise révolutionnaire se noue et débute sur l’arène nationale, qui constitue à l’époque le cadre de la lutte pour l’hégémonie, pour s’inscrire dans la dynamique de la révolution mondiale. La crise dans laquelle surgit la dualité de pouvoir ne se réduit donc pas à une crise économique ou à un conflit immédiat entre travail salarié et capital dans le procès de production. La question léniniste – « Qui l’emportera ? » – est celle du leadership politique : quelle classe sera capable de résoudre les contradictions qui étouffent la société, capable d’imposer une logique alternative à celle de l’accumulation du capital, capable de dépasser les rapports de production existants et d’ouvrir un nouveau champ de possibles.
La crise révolutionnaire n’est donc pas une simple crise sociale, c’est aussi une crise nationale : en Russie comme en Allemagne, en Espagne comme en Chine. La question est aujourd’hui sans doute plus complexe dans la mesure où la globalisation capitaliste renforce l’imbrication des espaces nationaux, continentaux, mondiaux.
Une crise révolutionnaire dans un pays majeur aurait immédiatement une dimension internationale et demanderait des réponses en termes aussi bien nationaux que continentaux, voire directement mondiaux sur des questions comme l’énergie, l’écologie, la politique d’armement, les flux migratoires, etc. Il n’en demeure pas moins illusoire de croire échapper à cette difficulté en éliminant la question de la conquête du pouvoir politique (sous prétexte que le pouvoir serait aujourd’hui déterritorialisé et disséminé partout et nulle part) au profit d’une rhétorique des « contre-pouvoirs ».
Le pouvoir économique, militaire, culturel est peut-être plus disséminé mais aussi plus concentré que jamais. On peut feindre d’ignorer le pouvoir, mais lui ne vous oubliera pas. On peut faire le fier en prétendant refuser de le prendre, mais de la Catalogne de 1937 au Chiapas, en passant par le Chili, l’expérience démontre jusqu’à ce jour que lui n’hésitera pas à vous prendre de la plus brutale manière. En un mot, une stratégie de contre-pouvoir n’a de sens que dans la perspective d’un double pouvoir et de son dénouement : qui l’emportera ?
Enfin, le « léninisme » et Lénine lui-même sont souvent identifiés par les détracteurs à une forme historique de parti politique qui serait morte avec l’effondrement des partis État bureaucratiques. Il y a dans ce jugement expéditif beaucoup d’ignorance historique et de frivolité politique, qui s’explique, dans une certaine mesure seulement, par le traumatisme des pratiques staliniennes.
Plus que la question de la forme parti d’avant-garde héritée de Que Faire ?, l’expérience du siècle écoulé pose celle de la bureaucratisation comme phénomène social. Car les organisations de masse (non seulement politiques mais aussi syndicales et associatives) ne sont pas, loin s’en faut, les moins bureaucratiques : le cas de la CFDT en France, du Parti socialiste, du Parti communiste prétendument rénové ou des Verts est absolument éloquent sur ce point. Il y a au contraire – nous l’avons évoqué – dans la distinction léniniste du parti et de la classe des pistes fécondes pour penser les relations entre mouvements sociaux et représentation politique.
De même, dans les principes superficiellement décriés du centralisme démocratique, les détracteurs retiennent surtout l’hypercentralisme bureaucratique sinistrement illustré par les partis staliniens. Mais une certaine centralisation, loin de s’opposer à la démocratie, en est la condition même. D’une part, parce que la délimitation du parti est un moyen de résister aux effets dissolvants de l’idéologie dominante, mais aussi de viser à une certaine égalité entre membres, à contre-courant des inégalités inévitablement générées par les rapports sociaux dominants et par la division du travail.
On voit très bien aujourd’hui comment l’affaiblissement de ces principes, loin de favoriser une démocratie supérieure, aboutit à la cooptation médiatique et à la légitimation plébiscitaire de dirigeants encore moins contrôlés par la base. D’autre part, la démocratie d’un parti révolutionnaire vise à produire des décisions collectivement assumées pour agir sur les rapports de forces. Lorsque les détracteurs superficiels du léninisme prétendent se libérer d’une discipline étouffante, ils vident en réalité toute discussion de ses enjeux, la réduisant à un forum d’opinions qui n’engage personne : après un échange de libre parole sans décision commune, chacun peut repartir comme il était venu et aucune pratique commune ne permet de tester la validité des positions en présence.
Enfin, l’accent mis – notamment parmi les bureaucrates recyclés des anciens partis communistes – sur la crise de la forme-parti sert souvent à ne pas parler de la crise du contenu programmatique et à justifier le degré zéro de leur préoccupation stratégique.
Une politique sans partis (quel que soit le nom – mouvement, organisation, ligue, parti – qu’on leur donne) aboutit dans la plupart des cas à une politique sans politique : soit un suivisme sans projet envers la spontanéité des mouvements sociaux, soit la pire forme d’avant-gardisme individualiste et élitaire, soit enfin à un refoulement de la politique au profit de l’esthétique ou de l’éthique.
* Extraits d’un texte de Bensaïd repris dans Antoine Artous, La Politique comme art stratégique, Syllepse 2011.