AccueilLes grands débatsMille marxismesLa crise multidimensionnelle du capitalisme vue par Nancy Fraser

La crise multidimensionnelle du capitalisme vue par Nancy Fraser

FACUNDO NAHUEL MARTIN, extrait d’un texte paru dans l’édition latino-américaine de Jacobi, 18 dcembre 2020

La théorie élargie du capitalisme de Fraser permet de revisiter l’héritage de Marx avec les questions féministes, postcoloniales, démocratiques et environnementales typiques d’une théorie sociale critique à l’apogée du 21e siècle.

Un nouveau moment pour la critique du capitalisme

Depuis la crise financière mondiale de 2008, les études critiques du capitalisme ont retrouvé une certaine importance intellectuelle, après avoir été reléguées au cours des décennies précédentes, dans le contexte d’une «crise du marxisme» particulièrement aiguë.

Le nom de Marx, tout à coup, peut être cité sans «excuses» dans les milieux académiques et même journalistiques, tout comme le socialisme se réhabilite – avec une certaine timidité – dans l’arène politique.

Apparemment, l’explosion des bulles financières, suivie de plus d’une décennie de faible croissance ou de stagnation économique, a remis en scène la nécessité d’une théorie du capitalisme pour comprendre et intervenir dans les conflits politiques du présent.  Peut-être qu’une nouvelle ère de perspectives anticapitalistes s’ouvrira, qui pourrait être aggravée par la pandémie en cours, dont la propagation rapide peut être liée à des pratiques de déprédation environnementale et à l’expansion planétaire de l’économie à but lucratif.

Pourtant, lee marxisme traditionnel ne peut être simplement réhabilité dans certaines de ses conceptions héritées du XXe siècle. Il s’agit plutôt de développer une nouvelle théorie du capitalisme à la hauteur des défis du présent et, en même temps, capable de réfléchir de manière éclairante à l’histoire antérieure de cette forme sociale.

Les nouvelles contributions de Nancy Fraser, philosophe importante dans le domaine de la théorie critique de la société, peuvent être encadrées dans ce contexte. Si ses travaux antérieurs portaient sur des préoccupations telles que la redistribution économique et la parité participative, ses nouvelles recherches font du capitalisme en tant que tel l’ objet central d’étude et de critique .

Vers une théorie élargie du capitalisme

Le capitalisme implique la division de la société en classes, l’achat et la vente de la force de travail en tant que marchandise, la dynamique compulsive de l’accumulation et la répartition des facteurs de production à travers le marché. Ces caractéristiques délimitent la spécificité historique de la société du capital, qui la caractérise et la différencie des autres formes sociales préexistantes.

Cependant, ces caractéristiques  ne spécifient pas complètement le caractère du capitalisme en tant que société structurée autour de l’accumulation du capital, mais qui ne peut être réduite sans se reposer à la marchandisation. Au contraire, il existe des conditions de possibilité non marchandes pour l’existence du capital qui apparaît donc comme un sujet tronqué de la vie collective, qui a une dynamique aveugle et compulsive mais qui manque aussi d’autonomie, dépendant d’instances sociales relativement autonomes.

Fraser nous propose de penser le capitalisme en termes de « conditions de fond » du processus de valorisation. Ces conditions de fond correspondent également à des zones de conflit social dans le monde contemporain, avec lesquelles la théorie du capitalisme est, en même temps, une théorie des luttes et des dynamiques d’antagonisme dans la crise néolibérale.

Reproduction sociale

La première condition de fond ou division institutionnelle du capitalisme que Fraser met en évidence  est la reproduction sociale. Dans la société capitaliste, la reproduction de la force de travail se fait, dans une large mesure (mais pas totalement), dans un cadre non commercialisé, dans la sphère domestique et majoritairement par les femmes.

Le travail reproductif garantit la reproduction de la force de travail, y compris les processus de subjectivation qui donnent lieu à la formation de communautés et à une interaction sociale significative. La division entre la production marchande et la reproduction sociale est une condition genrée du capitalisme. Cette division institutionnelle appartient, d’une manière spécifique, à cette société: dans d’autres sociétés historiques, l’activité sociale et économique est dirigée directement vers la production pour la subsistance, sans diviser la production de valeur et la reproduction sociale.

Fraser soutient que le capitalisme a une tendance structurelle à la crise de la reproduction sociale. Les contradictions systémiques du capitalisme ne se déroulent pas seulement dans l’accumulation du capital (baisse du taux de profit, surproduction, etc.). Le capitalisme a des contradictions structurelles et des tendances à la crise également dans l’interaction entre la sphère de la reproduction sociale et la production de biens. La contrainte à l’accumulation illimitée tend à déstabiliser le processus de reproduction sociale sur lequel, contradictoirement, elle se fonde.

La combinaison de la séparation, de la dépendance et du rejet entre les deux circuits est une source d’instabilité sociale constante, dans la mesure où la dynamique d’accumulation tend à saper les fondements de la reproduction sociale qu’elle présuppose en même temps comme sa condition institutionnelle.

Expropriation et racisme

La deuxième condition institutionnelle du capitalisme est liée à l’impérialisme et au racisme, que Fraser considère comme partie intégrante de la société capitaliste. Le capitalisme ne supprime pas les hiérarchies de statut. Au contraire, il marque politiquement certains sujets comme des moins-que-prolétaires : sujets qui peuvent faire l’objet d’expropriations directes et violentes par des moyens publics ou privés.

Cette séparation est traversée par la racialisation et l’ impérialisme. Les divisions entre colons et indigènes, entre «blancs» et populations racialisées, constituent une marque durable des processus d’expansion capitaliste, qui se fonde alors non seulement sur l’exploitation d’un travail formellement libre mais aussi sur l’expropriation sans compensation des «autres du monde».

Les dynamiques de racialisation s’organisent internationalement, délimitant les noyaux mondiaux et les périphéries du capitalisme, tandis que l’expropriation et l’exploitation coexistent parfois au sein d’un même État. L’expropriation des communautés n’est donc pas une condition historique passée annulée dans l’histoire postérieure du capitalisme. C’est l’un de leurs mécanismes constants, une accumulation par « d’autres moyens» basée sur une brutale dépossession.

Article précédent
Article suivant

Articles récents de la revue

Nommer et combattre un système d’immigration colonialiste et raciste

Outre la régularisation des personnes sans papiers, il faut obtenir une refonte du système d’immigration : au lieu de produire vulnérabilités et discriminations, il s’agit...