Pourquoi est-ce en Tunisie puis en Égypte que la contestation des régimes autoritaires dans le monde arabe est allée jusqu’à son terme ? Si le processus révolutionnaire est désormais amorcé dans de nombreux pays, rien ne garantit, dans un avenir proche, qu’il aboutisse à d’autres changements de régime. Il y a en tout cas une spécificité des contextes socio-politiques de la Tunisie et de l’Égypte qu’il convient de bien identifier si nous voulons mieux appréhender les effets possibles du « réveil des peuples » auquel on assiste au Sud et à l’Est de la Méditerranée.
Écrit dans l’incertitude, alors que le monde arabe est toujours en ébullition, cet essai souhaite formuler quelques réflexions sur les configurations révolutionnaires tunisiennes et égyptiennes [1] qui présentent de nombreuses analogies avec les grandes révolutions marquant l’histoire de 1789 à 1989, mais s’en démarquant aussi nettement [2]. Leur irruption inattendue ou leur avènement dans un espace-temps très condensé, limité à peine à quelques semaines, voire seulement quelques jours [3], les distinguent des grandes ruptures révolutionnaires du passé ; elles se particularisent aussi par le fait d’avoir été simultanément le théâtre de deux processus contradictoires et complémentaires, de contestation et de restauration. Mieux encore, ce fut une partie de l’État, en l’occurrence l’armée, historiquement et politiquement marginale en Tunisie, mais centrale en Égypte, qui s’imposa comme « libératrice » de la patrie, et partant de la révolution ; dans ce deuxième pays, elle parvint également à produire un consensus hégémonique autour d’elle pour légitimer sa prise de pouvoir officielle. À ce titre la configuration de 2010-2011 offrait un contraste saisissant avec celle des années 1950 dans le monde arabe — Égypte (1952) et Irak (1958) notamment —, lorsque l’armée s’était radicalisée contre le système monarchique au cours d’un processus révolutionnaire long au point de devenir, avec l’intelligentsia et la classe ouvrière, l’un de ses piliers. En 2011, elle intervint seulement après une contestation révolutionnaire qu’elle refusa de réprimer pour s’imposer comme le dernier rempart de l’État.
Pour comprendre cette coexistence, voire l’alliance de fait entre un acteur institutionnel de la coercition et ceux du changement, il convient de se pencher sur la question de l’État au Moyen-Orient. Plusieurs auteurs, dont Ümit Cizre et Michel Camau [4] suggérèrent par le passé, en partant des régimes arabes et turc, que l’État s’y était transformé en un cartel du pouvoir. Si ce phénomène de « cartellisation » s’observait dans la quasi-totalité du Moyen-Orient, l’État-cartel en Égypte et en Tunisie présentait toutefois une particularité : il était incarné par un raïs qui lui donnait sens, mais regroupait d’autres composantes, notamment sécuritaires, pris dans une étrange dialectique de dépendance et d’autonomie mutuelle. En temps « normal », à savoir durant les longues décennies où le pouvoir parvenait à assurer sa durabilité sans trop de peine, le prince faisait figure de Primus inter pares du cartel et disposait d’une autonomie considérable par rapport à ces autres acteurs. En revanche, en situation de crise extrême comme à l’hiver 2010-2011, la survie de ces derniers, notamment de l’armée, dépendit de leur habilité à affirmer leur propre autonomie par rapport au prince. La crise obligea en effet les acteurs coercitifs de l’État-cartel à développer deux types d’ingénierie politique : impliqués dans la répression directe mais inefficace de la contestation, les services de sécurité et de renseignement durent adopter une stratégie — momentanée — de « sauve-qui-peut », alors que l’armée, absente de la gestion quotidienne de la répression, put se poser en arbitre, puis, en recours ultime et pilier d’un nouveau bloc hégémonique. Cette dualité interne au cartel, par des positionnements ad hoc improvisés au fil des manifestations, rendit illusoire toute répression massive, semblable à d’autres observées ailleurs, de Téhéran en 1978 à Rangoon en 1988 ou Pékin en 1989. Les crises égyptienne et tunisienne furent bien des crises révolutionnaires en ce sens où les Palais, encore bien occupés par les raïs, n’étaient plus en mesure d’imposer l’obéissance à la rue, et la rue, disposant de la quasi-totalité de l’initiative, n’avait pas les moyens d’investir les palais. Mais contrairement aux cas birman et chinois, la rue ne fut pas écrasée et contrairement à l’exemple iranien, la révolution triompha sans que l’État ne se désagrège, la composante défaussée du cartel parvenant à en assurer la survie.
Acteurs volontaires et contraints de la révolution
Conséquence de l’implication passive mais déterminante de l’armée, la configuration révolutionnaire des deux pays fit coexister, tout en les opposant, plusieurs types d’acteurs, qui tentèrent de monopoliser le sens de la révolution. Le premier de ces acteurs, qui se nomme la « rue » (ou, peut-être faut-il dire la « place ») fut sans doute le seul capable de mobiliser les réseaux de socialisation existants des pauvres, puis des jeunes moins pauvres, notamment des classes moyennes et des intellectuels, et gagna de l’ampleur en grande partie par les dynamiques de son action spontanée. Il fut le fer de lance du mouvement, mais sans disposer d’expériences politiques préalables et sans avoir nécessairement les moyens de son ancrage dans la durée. Il jouit, pour une période du moins, de la sympathie des classes moyennes également en quête d’un changement radical, mais craintives à l’égard d’un scénario d’instabilité durable (il faut rappeler ici la centralité du secteur du tourisme dans l’économie des deux pays).
Les partis politiques structurés, depuis longtemps en attente d’un carton d’invitation du cartel les conviant à la table de la cooptation, et les « figures d’opposition » d’une grande réputation internationale mais sans base réelle, constituèrent le deuxième acteur de la contestation. Ils ne gagnèrent leur place dans l’arène révolutionnaire que dans un deuxième temps, et non sans quelques inquiétudes, et certainement aussi incompréhensions, par rapport à un scénario qu’ils avaient théoriquement prévu mais qui leur échappait de bout en bout. Qu’il s’agisse d’an-Nahda ou des Frères musulmans, de l’UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens) ou du Wafd égyptien, sans même parler des figures comme Amr Moussa ou al-Baradei, ces formations et personnalités se légitimèrent à la fois par leur opposition ouverte ou timorée au régime et par leur adhésion opportune à la contestation, mais aussi par leur « sens des responsabilités » les poussant à privilégier la stabilité et la défense de l’ordre en contrepartie du départ du raïs honni.
Enfin, comme nous l’avons souligné, par le truchement de l’armée, et dans son sillage des personnalités de second plan, l’ordre ancien finit par chercher dans la contestation un nouveau souffle de légitimité. Du Premier ministre tunisien Mohammed Ghannouchi, se posant en victime du régime de Ben Ali [5] (au même titre que « les autres Tunisiens ») au maréchal Tantaoui, inébranlable ministre de la Défense de Moubarak, nombreux furent en effet les « anciens » qui tentèrent d’assurer leur survie autant par la révolution que par l’ordre ancien qu’ils représentaient.
Pourquoi la Tunisie et l’Égypte ?
Victor Hugo le sentit en son temps : une révolution est d’abord une tempête imprévisible qui ne fait pas seulement bouger toutes les lignes de force présentes sur son passage mais aussi déclenche des dynamiques qui ne lui préexistent pas. C’est la principale raison pour laquelle une révolution ne livre son sens heuristique qu’a posteriori, rendant illusoire tout débat sur sa prédictibilité.
Certes, avant décembre 2010-février 2011, on disposait de données, sérielles et quantitatives (comme les statistiques des mouvements sociaux) ou qualitatives (monographies sectorielles ou locales) sur ces deux espaces où, contrairement à des pays comme la Syrie ou l’Iran, il était relativement facile de conduire des enquêtes, sur des sujets considérés comme peu sensibles. La recherche connaissait par conséquent les dynamiques structurelles lourdes, inscrites dans la durée, susceptibles de mener à une contestation radicale [6]. Ici comme ailleurs cependant, elle n’était nullement en mesure d’anticiper sur les dynamiques relevant du mouvement, qui s’inventent au cours même de la contestation, se métamorphosent au fil de l’action pour gagner sans cesse de nouvelles significations. Ici réside tout le sens de la formule que Michelet utilisait pour évoquer la Révolution française : « le temps n’existait plus, le temps avait péri » [7].
Au moment où j’écris ces lignes (le 20 février 2011), l’onde de choc égypto-tunisien s’étend jusqu’aux pays du Golfe et l’Iran, où le « temps péri » n’est toujours pas remplacé par un temps de « stabilité » (mais également de pouvoir). Si cette instabilité du temps condamne la recherche à naviguer à vue pour comprendre le mouvement en cours, elle lui permet aussi de charger la configuration révolutionnaire d’une fonction heuristique pour comprendre, a posteriori, le contexte socio-historique dans lequel il se produisit. On peut, sans perdre de vue les contestations qui se déroulent aujourd’hui dans le reste du Moyen-Orient, suggérer d’ores et déjà, que certaines spécificités de l’Égypte et de la Tunisie y rendirent une contestation révolutionnaire plus particulièrement plausible sans pour autant écarter des scénarios analogues dans le reste du monde arabe et du Moyen-Orient élargi.
Depuis, le début du XIXe siècle, en effet, ces deux sociétés expérimentaient, sous l’impulsion musclée de Mohammed Ali ou du beylicat une centralisation poussée de l’État, le dotant d’une administration efficace ; ils parvinrent également à homogénéiser un tant soit peu l’espace et reléguer les tribus à une marginalité sociale et politique. Si, y compris dans sa dimension transfrontalière, le fait tribal existe également dans ces deux espaces, on peut difficilement y imaginer le tribalisme comme une donne politique majeure comme c’est le cas au Maroc, en Algérie, en Irak, en Jordanie, voire en Turquie. De même, si le terroir ou la province comme microclimat culturel, politique ou social y garde une vivacité certaine — à preuve, la contestation tunisienne qui commença dans des villes périphériques avant de gagner Tunis, ou les grèves qui secouent certaines villes comme Mahalla al-Kubra en Égypte depuis des années —, la centralité du pouvoir ne condamne pas moins toute opposition crédible à devenir elle-même « nationale » pour investir, en dernière instance, la capitale. Enfin, en dépit de la « question copte » en Égypte, dont plus personne ne peut nier la gravité, les deux sociétés échappent à la fragmentation et/ou à un système de domination de type communautaire observé en Syrie ou en Irak (sans même mentionner le Liban). Comme les récentes manifestations le montrèrent amplement, la question copte, qui relève de la minorisation historique, juridique et politique d’une communauté chrétienne en terre d’islam et non pas de l’ethnicisation de la confession, n’entrave nullement les socialisations et mobilisations politiques mixtes. Si ces données historiquement situées permirent l’émergence parmi les manifestants de la conscience de faire « peuple » dans ses dimensions trans-générationnelles, trans-confessionnelles et, dans une certaine mesure aussi trans-classes, elles ne sont pas les seules à prendre en compte. Il faut également avoir à l’esprit les spécificités de l’« État-Ben Ali » et de l’« État-Moubarak » qui incarnaient une série de paradoxes dont la pérennité constituait pourtant la condition de leur survie. Ils étaient, en même temps, trop fermés et trop ouverts, trop modernes et trop anachroniques, trop rationnels et trop « insensés ». Ils étaient incarnés par un chef unique et avaient instauré, aussi bien à l’échelle présidentielle que législative, un système plébiscitaire dont personne n’était dupe, ni à l’intérieur ni à l’extérieur [8]. Dans les deux cas, le clientélisme et la fusion totale de la famille présidentielle avec les milieux d’affaires, qui avaient pris la forme d’une pure et simple prédation, étaient connus de tous. Enfin, les deux États avaient totalement renoncé à établir une ingénierie politique basée sur l’élaboration d’un bloc hégémonique, sur la mobilisation autour de la question palestinienne (ils apparaissaient au contraire, notamment dans le cas égyptien, comme États vassaux d’Israël) ou par un semblant d’intérêt pour la question sociale. La délégation de la question sociale aux acteurs caritatifs, en partie islamistes, était une des principales solutions qu’ils avaient trouvée pour résoudre l’encombrante « question sociale », même si la Tunisie conservait une gestion du social par l’État assez importante. Tout en tolérant, voire encourageant franchement le conservatisme social, ils avaient placé leur espoir dans les classes aisées domestiquées, vitrine de leur « modernité » et dont l’obéissance semblait garantir leur durabilité. Enfin, la rente sécuritaire et symbolique que leur conféraient les États-Unis et l’Europe les poussait également à se leurrer quant à leur durabilité, sans réaliser que ces prébendes ne pouvaient qu’aggraver leur crise de légitimité en interne.
D’un autre côté, les deux sociétés comptaient parmi les plus ouvertes du Moyen-Orient, tel que l’attestait la transhumance touristique à sens unique, amenant, sans exigence de visa préalable, des millions d’Européens sur leurs sols que les « indigènes » des deux pays ne pouvaient quitter que sur des embarcations de fortune et à leurs risques et périls. La formation de diasporas issues des deux pays, permettant une communication constante avec le reste du monde et le récit, inévitablement mythifié, de ce qui était possible dans l’Eldorado occidental, mais aussi des feuilletons télévisés montrant la vie outrageusement dorée de leurs élites, aggravaient les conséquences de leur propre ouverture pour les régimes (rappelons à ce propos le succès de la série on ne peut plus subversive tirée de L’immeuble Yacoubian de Alaa al-Aswani (2002), diffusée par les chaînes égyptiennes et d’autres chaînes arabes). Dans nombre de lieux si ce n’était le président directement, sa famille et son entourage étaient farouchement critiqués, les pouvoirs se trouvaient sans « immunité », en tout cas sans moyen aucun de contrôler cette « diffusion d’informations » qui n’avait nul besoin du truchement du virtuel. En contrepartie des élections où les raïs étaient plébiscités à échéances régulières, les pouvoirs acceptaient de reconduire le pacte de non-agression contre leurs sociétés, sans même chercher à exercer leur emprise. Certes, les universitaires étaient contraints, à leur corps défendant, de signer des pétitions pour que le « raïs bien aimé », qui œuvra « tant pour la patrie » se représente aux prochaines élections ; mais les milieux de la recherche, en liens étroits avec la France ou le monde anglo-américain, demeuraient les lieux de débats sophistiqués et d’une dissidence connue de tous. Plus important encore, alors que les deux États paraissaient n’appartenir qu’aux « riches » (lesquels extériorisaient d’ailleurs de manière éhontée leurs statuts de classe), leur retrait de nombreux domaines, de l’éducation à la santé, du travail à l’habitat, avait permis un élargissement considérable de l’autonomie de larges secteurs de la société. Les « quartiers », devenus dans les faits de véritables villes, s’autogéraient à l’abri de l’« œil du pouvoir », mettaient en place leurs propres mécanismes de régulation et de contrôle, ce qui leur permit par la suite de former rapidement des « milices urbaines » contre les pilleurs du régime au plus fort des mobilisations. Enfin, dans les deux pays, le nombre de contestations de tous les jours augmentait d’année en année, même si elles restaient locales et trouvaient, dans certains cas aussi une « issue » locale.
Sortie de la fatigue sociale ?
Nombre d’observateurs des scènes égyptienne et tunisienne soulignèrent le rôle joué par le virtuel dans leurs configurations révolutionnaires. Le fait n’était pas entièrement nouveau dans l’histoire moderne des révolutions, mais il gagnait une ampleur inédite. Les téléspectateurs du monde entier avaient pu, en leur temps, suivre quotidiennement le déroulement de la révolution iranienne ; les révolutions égyptienne et tunisienne, quant à elles, se donnèrent à la visibilité publique minute par minute au point de saturer totalement les médias, qu’ils soient anciens ou nouveaux. Plus que les cassettes vidéos de Khomeiny en Iran, en effet, les nouveaux moyens de communication participèrent à la production même du contexte révolutionnaire de ces deux pays. C’est d’ailleurs à la faveur de la contestation qu’on comprit le sens profond d’une information déjà connue : des millions de Tunisiens et Égyptiens, parmi lesquels les plus démunis, avaient accès à Internet. Les événements montrèrent qu’ils étaient aussi des citoyens appliqués de la dite société de la connaissance au point de forger en peu de jours l’ingéniosité nécessaire pour contourner la « fermeture » de l’espace virtuel ordonnée par oukases ministériels.
Il ne faut cependant pas oublier que si le virtuel accéléra considérablement le déclenchement du contexte révolutionnaire, celui-ci ne fut, au final, nullement « virtuel ». En effet, les fédérations de militants, les cercles et les cycles de mobilisation, et, dans certains cas de communications électroniques, furent tout à fait réels, voire d’une facture classique, permettant à tout point de vue une comparaison avec des exemples révolutionnaires du passé. Si la graphique révolutionnaire fut conçue par l’assistance du virtuel, les affiches elles-mêmes, tout comme les graffitis, furent imprimés ou gravés sur un support réel qui, en retour, se fit connaître dans le monde entier par la fenêtre virtuelle.
Il importe de placer ce « réel » dans une échelle de temps long pour en saisir le sens en termes de ruptures au-delà du simple moment contestataire. Quels que soient les scénarios qui pourraient se réaliser en Égypte ou en Tunisie, sans même mentionner d’autres pays, du Bahreïn à l’Algérie, du Yémen à la Lybie, il est indéniable qu’en cet hiver 2010-2011 le monde arabe aura connu une sortie fracassante de la « fatigue sociale » qui l’avait marqué durant de longues décennies. Celle-ci se traduisait soit par une démobilisation généralisée à l’échelle macro, soit par le recours de certains segments à la marge de la société à la violence qui, tout en donnant naissance à un univers entièrement marqué par le sécuritaire, n’avait nulle capacité de déboucher sur un changement de régime. La contestation massive qui vit le jour en Égypte et en Tunisie constituait dans un certain sens le contrecoup sartrien de cette fatigue et se produisit à un moment où son prix en termes de survie mais aussi de dignité devenait prohibitif. Il n’est sans doute pas étonnant que ce soit précisément quand les immolations par le feu d’abord en Tunisie, puis dans d’autres pays, montrèrent combien les effets de la misère s’aggravaient par le déni de dignité au sein des « infrahumains, » que le « système » apparut comme « incroyable » autant dans son « être » que dans sa demande d’obéissance, et par conséquent, désormais inacceptable. Pourtant, à ce moment les régimes étaient les plus dupes de leur stabilité tant leur système à aligner des victoires électorales à répétition et à produire de l’obéissance par la simple force de leurs inerties, par l’inaction même de la gérontocratie, était arrivée à la perfection. Malheur aux princes dont la machine de pouvoir apparaît si rodée aurait dit Ibn Khaldoun, penseur arabe du XIVe siècle.
Il convient donc de prendre la mesure de ce que le structurel doit au conjoncturel pour qu’une configuration révolutionnaire devienne possible. Or ce « conjoncturel » renvoie en l’occurrence aussi à la gestion de la contestation révolutionnaire et en dit long de la crise épistémologique des pouvoirs tout en expliquant pourquoi les chronologies tunisienne et égyptienne devinrent soudainement si vertigineuses. Quelques jours seulement avant leur départ, « tout Tunis et tout le Caire tremblaient » encore devant Ben Ali ou Moubarak. Mais déjà, les deux présidents se trouvaient sans discours de légitimité autre que celui venant de la rue elle-même, au point que le pathétique Moubarak gratifiait les victimes de sa propre répression de l’honneur ô combien suprême, de « martyrs » lors de sa dernière allocution. Les deux raïs ne faisaient pas seulement face à une dissidence ouverte, mais aussi à un vide de sens, qu’ils tentèrent de surmonter en acceptant la légitimité de la demande populaire mais en en ajournant l’exécution. Ben Ali promit de ne pas se représenter pour un sixième mandat en 2014 alors que Moubarak prit l’engagement solennel de quitter le pouvoir au terme de son dernier mandat en septembre 2011. Il ne s’agissait pas là seulement d’un aveu de faiblesse ; la demande d’ajournement revenait à implorer publiquement les deux sociétés de reconduire leurs raïs respectifs dans toute leur illégitimité mais désormais seulement pour une durée limitée. Spectateurs éblouis de leur propre capacité à « faire peuple » autant que de l’incapacité, puis de l’impossibilité, des régimes à recourir à une coercition efficace, convaincus par ailleurs que l’« Amérique les avait lâchés », les manifestants n’eurent alors aucun mal à comprendre que les raïs étaient à bout de souffle. En un certain sens, ce fut la reconnaissance par les princes de leur propre illégitimité qui transforma leurs règnes en « anciens régimes » ; en exposant au grand jour que leurs pouvoirs personnels ne se reproduisaient dans la durée que par une illusio, par les effets mêmes d’une supercherie, ils permettaient au peuple de se transformer de « rien » en « tout ».
Il est encore tôt pour savoir si cette sortie de fatigue sociale s’inscrit dans la durée, encore moins si elle peut s’étendre à l’ensemble du monde arabe pour constituer le facteur déclencheur d’un nouveau cycle historique. Je ne reviendrai pas ici sur cette notion que j’ai développée ailleurs, je me contenterai de rappeler que le Moyen-Orient connut, au cours des trois décennies passées, trois cycles historiques décennaux (1979-1989/1990 ; 1990-2001 et 2001-), marqués chacun soit par la contestation islamiste à l’échelle régionale (révolution iranienne, guerre d’Afghanistan, guérillas islamistes en Égypte et en Algérie, attentats de 11 septembre), soit par des guerres majeures (guerre Iran-Irak, guerre d’Afghanistan, guerre civile libanaise, guerre du Golfe de 1990-1991, guerres des années 2000). Mais la fin de ces deux cycles (1979-1989/1990 ; 1990-2001) témoigna également de l’attente de changement radical de régimes.
Par deux fois avortée, cette attente ne fut jamais aussi vive ni aussi distincte de passions qui secouèrent le monde arabe dans les années 1950-1980 durant lesquelles une bonne partie des « forces vives » des sociétés succombèrent d’abord au charme d’un nationalisme de gauche, censé conduire à la production de la puissance du « peuple uni contre l’impérialisme et le sionisme », puis à celui de l’islamisme censé permettre la délivrance par le retour au modèle prophétique ou par la sortie eschatologique du monde d’ici-bas. L’attente de l’hiver 2010-2011 fut, du moins au plus haut des mobilisations, celle d’une société à la fois unie et plurielle, harmonieuse et pourtant conflictuelle. Certes, l’espace-temps condensé de la contestation n’autorisa pas l’émergence d’une pensée réflexive sur l’action menée ; l’imaginaire d’un « président élu » et juste, aimant son peuple, soucieux de la famille dont il deviendrait le « bon père » (tout comme le fut l’armée du « peuple » refusant de tirer sur la mère nourricière dont elle était issue), était un frein à l’amplification de la dissidence. Quelle révolution n’est d’ailleurs pas animée par cette utopie de sauter d’un âge d’or de bonté et de justice vers un avenir également bon et juste par la suppression du temps présent marqué par la corruption et la répression, sous la guidance d’un homme de providence ? Mais pour la première fois ce rêve fut, dans le contexte arabe, aussi celui d’une société harmonieuse parce que légitimement complexe et naturellement conflictuelle. Nonobstant les évolutions futures, il s’agit là potentiellement d’une rupture à portée considérable. Durant la période 1979-2010/2011, le monde arabe avait les yeux rivés sur les trajectoires iranienne ou afghane, considérées comme les matrices probables, voire obligées, de la « libération d’Alger ou du Caire » devant conduire à son tour à celle de Jérusalem. Désormais, pour la première fois depuis des décennies, le monde arabe pourrait se pencher sur ses propres espaces, qu’il s’agisse de l’Avenue Bourguiba ou la Place Tahrir, pour se penser à partir de ses expériences et se doter d’un repère matriciel dont toutes les séquences sont filmées et déjà archivées.
Incertitudes et hypothèques sur l’avenir
L’avenir des révolutions égyptienne et tunisienne dépendra de nombreux facteurs, parmi lesquels les ressources politiques et symboliques dont disposeront la rue, les oppositions structurées et les hommes de l’« ancien ordre » toujours aux commandes mais qui honnissent désormais officiellement les « anciens régimes ». Les tensions entre la dissidence versus la capacité de mobiliser les ressources de la coercition, la sympathie des sociétés versus la rente sécuritaire apportée par le système-monde, la demande de changement radical de régime (qui se traduit par le passage du slogan « raïs dégage » à « système dégage ») versus la « raison pragmatique » des « opposants responsables », pourraient s’avérer difficiles à surmonter. Sans se livrer ici à un jeu de projection, force est de reconnaitre que la « rue », qui rendit la configuration révolutionnaire possible et dispose de ressources symboliques considérables, ne semble pas jouir des atouts régaliens ou organisationnels monopolisés par des hommes de l’ordre ou des opposants en quête de cooptation, au point qu’on puisse craindre une recomposition de l’État-cartel sur la base de nouvelles alliances après l’épuration de certains éléments par trop « usés », notamment ceux impliqués dans la répression directe. Les deux sociétés affrontent aujourd’hui en effet une même question : comment passer de l’incertitude révolutionnaire à l’incertitude démocratique telle que la conceptualise Claude Lefort, une incertitude inédite pour les deux sociétés, qui exige l’établissement de structures politiques et de règles du jeu démocratiques. La réponse à cette question dépendra également d’un ensemble de facteurs, de la reprise de la mobilisation par la rue à la capacité de l’État à imposer l’impératif hobbesien de sécurité, de l’attitude des classes moyennes durement touchées par la crise à l’action de groupes islamistes radicaux pour le moment remarquablement absents de la scène (sans compter les évolutions futures de la mouvance islamiste « mainstream », refusant pour le moment le recours à la violence), du sort des contestations dans d’autres pays du Moyen-Orient à l’évolution des problèmes régionaux. Ce dernier point est particulièrement sensible et peut aussi bien alimenter de nouvelles contestations que servir de source de légitimité aux nouveaux pouvoirs. Il est vrai que la « question nationale arabe » qui, sans s’y réduire, se focalise surtout autour du conflit israélo-palestinien, fut particulièrement absente des contestations de l’hiver 2010-2011, tout comme les slogans anti-américains ou anti-occidentaux, pourtant si courants dans la région depuis la révolution iranienne. Les positions du président Obama, qui se désolidarisa relativement tôt des deux raïs, jouèrent sans doute un rôle dans la baisse de la tension « anti-impérialiste » habitant la « rue arabe » tout au long des années 2000. Mais qu’on ne s’y trompe pas : la quête d’un « père » juste, défendant sa « famille » arabe et sa dignité, ne disparut pas pour autant. Ce qui rend aujourd’hui le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan si populaire auprès de la « rue arabe » n’est pas seulement sa capacité supposée à combiner « démocratie » et « islam », mais bien ses positions anti-israéliennes (teintées parfois d’antisémitisme), offrant le modèle de « résistant » qui lui manque. Il faut en effet rappeler, en guise de conclusion provisoire, qu’à la base de la crise révolutionnaire tunisienne et égyptienne, il y avait un triple chef d’accusation formulé contre les régimes : politique — ils étaient devenus des cartels fermés laminant les forces politiques —, social — ils avaient, depuis les Infitah (« ouvertures » économiques) des années 1970-1980, renoncé à toute politique d’intégration et de justice sociale — et national — ils étaient restés pétrifiés devant les États-Unis et Israël et, en toutes circonstances avaient « trahi » la « nation arabe ». Seul l’avenir nous dira par quelle formule la question politique sera résolue dans les deux pays ; il est cependant évident qu’à moins d’un « plan Marshall » d’envergure, la question sociale, qui se traduit par moult mouvements de grèves, gardera à l’avenir sa centralité. À défaut de pouvoir la résoudre, les futurs gouvernements, mais aussi les futures oppositions ou contestations pourraient être tentés par la surenchère dans le registre de la question nationale. Si après avoir pendant des décennies apporté leurs soutiens aux régimes autoritaires arabes, Washington et les capitales européennes finirent par s’exprimer – non sans quelques ultimes tergiversations — en faveur de la démocratie dans le monde arabe, ils ne donnent pas, pour le moment du moins, de signes d’un changement de leur politique à l’égard de la question palestinienne. Il y a cependant fort à parier que c’est aussi sur ce plan que se jouera l’avenir des sociétés arabes, à commencer par celles d’Égypte et de Tunisie.