La conférence de Copenhague est proche, et nul ne sait si nos responsables annonceront à son terme de solennels engagements verbaux ou quelques accords contraignants. Il serait absurde d’affirmer que l’indifférence s’impose à cet égard, mais à propos d’un éventuel accord contraignant, la question se pose : contraignant comment, et pour qui ? Ceux qui le signeraient ne se sont-ils pas, avec les accords du Gatt puis la création de l’OMC, privés du pouvoir de contraindre « le marché », à qui a été déléguée la charge d’assurer l’avenir du monde ? D’une manière ou d’une autre, « nos » responsables ne sont plus responsables que de nous : du fait que nous gardions bon moral, que nous nous « responsabilisions » mais sans pour autant mettre en danger la croissance. Ils doivent espérer que les entreprises capitalistes sauront conjuguer la compétitivité (la guerre de chacun contre tous) avec le souci de l’avenir commun – ce qu’on appelle le « capitalisme vert ».
Il faut s’en souvenir, le processus impulsé et contrôlé par l’OMC continue de plus belle. Non seulement il condamne comme obstacle à la liberté de commerce toutes les tentatives locales de déserter, de trahir les impératifs de la guerre économique (le mot qui tue est « protectionnisme ») mais il constitue, en horizon indépassable, la mise sous brevet des savoirs scientifiques et techniques qui, s’ils étaient jamais pertinents face à la menace climatique, devraient être librement accessibles, et d’abord aux pays pauvres. La création de ces savoirs, elle, est confiée à une économie de la connaissance qui confère aux intérêts industriels la charge de piloter la recherche. Typique est l’affaire des biocarburants « innovants », objet de recherches intenses, mais aussi d’une course effrénée aux brevets, malgré les « petits problèmes » très prévisibles que cette énergie dite « verte » va susciter. Alternative infernale : ou bien les biocarburants, ou bien le sacrifice de l’emploi et de la croissance. Nous continuerons à rouler en voiture et d’autres paieront.
On ne peut se fier au capitalisme pour réparer les dégâts dont il est responsable. D’abord parce que se fier au capitalisme est toujours une mauvaise idée, ensuite parce qu’il en est incapable. Il n’est pas équipé pour cela. Détruire est facile, mais réparer, se réapproprier, réapprendre, régénérer – reclaim, disent les activistes américains – est tout autre chose. D’autant plus qu’il s’agit, comme l’avait déjà bien vu Félix Guattari dans ses Trois Ecologies, de s’adresser au triple ravage, qui aujourd’hui continue comme si de rien n’était. Le ravage de la Terre, bien sûr. Mais aussi celui des capacités collectives de créer et de coopérer – ainsi, l’entreprise systématique de destruction des solidarités collectives qui a produit la nouvelle « souffrance au travail ». Quant au troisième ravage, c’est celui de la puissance de penser et de sentir des individus. La voix qui susurre « parce que je le vaux bien » a, exemple entre mille, l’efficacité d’une véritable attaque sorcière, mais il en est de même pour les injonctions qui font de chacun le petit entrepreneur de sa vie, une vie où il faut, inlassablement, bouger, se recycler, investir et faire prospérer son capital d’« attractivité ».
Nous vivons des temps un peu similaires à la drôle de guerre, lorsqu’on « savait », mais d’un savoir un peu irréel – tout semblait continuer comme avant et la situation ne semblait offrir aucune prise. Et cette absence de prise – qu’on ne parle pas des « petits gestes » que « chacun peut faire » – est sans doute le premier problème, celui qui produit un silence assourdissant – ou alors des revendications « consensualistes » (une croissance socialement juste et écologiquement soutenable) qui disent la solution sans fabriquer ni le problème ni ses conséquences pour aujourd’hui. Parce que la question de ce qui est soutenable est assez différente de l’évidence flagrante de l’injustice sociale. Se souvient-on que les OGM ont été présentés comme les clefs d’une agriculture durable ? Il a fallu que la contestation rende audibles les objections usuellement étouffées pour qu’ils soient reconnus comme apportant bien plutôt une « croissance durable » à Monsanto & Cie. En d’autres termes, lutter contre le capitalisme vert et résister aux appels qui viendront sur le mode du « il faut bien », demandant à tous l’acceptation des « sacrifices nécessaires » face à l’urgence climatique, exige autre chose que des revendications défensives et dénonciatrices : une forme d’intelligence collective, nourrie par des savoirs hétérogènes minoritaires, capable de fabriquer des prises inattendues et de faire bafouiller nos responsables, dont les « il faut bien » sont alors pris au dépourvu.
Fabriquer de telles prises ne signifie en rien l’abandon des revendications collectives traditionnelles, mais implique un pari : celui de « faire confiance » à ceux qui portent ces revendications. Avoir confiance, par exemple, dans leur capacité à défendre les droits du travail tout en s’opposant aux politiques de contrôle, c’est-à-dire de harcèlement, des chômeurs. Les stratégies d’activation des chômeurs font partie de ce que le capitalisme fait faire à l’Etat afin d’être lui-même ce dont tout dépend – l’emploi doit rester ce hors quoi il n’y a point de salut, car en son nom s’articuleront tous les « on sait bien, mais il ne faut surtout pas gêner la croissance ». La capacité de résister au poison moralisateur opposant le « bon » chômeur, qui veut un travail, aux « profiteurs », fait partie de cette intelligence collective si nécessaire aujourd’hui. Gilles Deleuze écrivait que, à la différence de la droite, « la gauche a besoin que les gens pensent ». Nos responsables ne peuvent que s’en remettre à un capitalisme qui, vert ou non, n’est pas équipé pour penser, seulement pour saisir les opportunités qui vont s’offrir à lui. Faire confiance dans la possibilité que « les gens » se réapproprient la capacité de penser, collectivement et individuellement, est désormais ce qui s’impose, s’il s’agit de ne pas assister, impuissants, à la triple, et irréversible, dévastation de nos mondes.
* Paru dans le quotidien Libération du 30/11/2009.
* ISABELLE STENGERS Philosophe, professeure à l’université libre de Bruxelles. Dernier ouvrage paru : « Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient », les Empêcheurs de penser en rond-la Découverte, 2009