AccueilNuméros des NCSNo. 14 - Automne 2015De la décroissance à la planification démocratique 

De la décroissance à la planification démocratique 

Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 14, automne 2015

La décroissance est un drôle d’objet conceptuel. Il est fort utile pour attaquer cette croissance qu’on célèbre souvent sans y penser. Le « mot-obus » frappe fort et permet d’ouvrir les yeux. Comme outil critique, il s’agit donc d’un concept pertinent, mais la décroissance contient-elle un projet positif ? Le seul mot nous fait croire que oui, comme il s’agit d’un terme positif[1]. On pourrait alors penser que la décroissance est une proposition claire qui invite à poser certains gestes précis qui permettront de diminuer la croissance et d’aller vers l’émancipation humaine. Or, la lecture des écrits qui la concernent permet-elle de dégager un tel projet ? Si on y pointe vers plusieurs directions intéressantes, je crois que malheureusement les tenants et les tenantes de la décroissance n’offrent pas une position claire sur ce que pourrait être l’émancipation.

Cette absence de projet clair s’explique peut-être en partie par le mot lui-même. L’accent mis sur la croissance et sur l’invitation à penser son contraire impose une frontière à la pensée. Le couple croissance/décroissance n’incite pas à penser le projet, ni à envisager l’émancipation. J’ai pour ma part besoin d’autres mots pour regarder vers un avenir émancipé que celui qui pose – bien qu’à juste titre – la question de la pertinence de la société de croissance.

Le sujet qui me préoccupe est celui de notre capacité à penser une organisation économique de façon démocratique – au sens fort – tout en respectant les limites biophysiques du monde dont nous avons hérité. Si cette perspective semble intéresser des auteurs comme Serge Latouche ou Paul Ariès, cet intérêt n’a pas été suffisant pour mener à l’élaboration d’une proposition concrète de projet de société émancipée qui respecterait les volontés de la décroissance. Mon propos n’est pas ici de désigner des coupables, j’aimerais plutôt lancer une invitation à ceux et à celles qui, comme moi, ont à cœur les principes généraux défendus par la décroissance : s’investir collectivement dans la formulation d’un projet émancipateur à la fois démocratique et viable.

En gros, mon objectif est de tracer ici un programme de recherche qui – s’il intéresse – pourrait réunir une diversité de personnes dans un effort commun. Je commencerai par définir ce que je crois être la question centrale, la pièce maîtresse de cette recherche, pour ensuite aborder ce programme dans les principales sous-questions qu’il soulève.

La pièce maîtresse : la planification démocratique

La volonté de « ré-encastrement » de l’économie, si chère à Polanyi, apparaît partout dans les textes de la décroissance; elle est souvent perçue comme clairvoyante bien que critiquée aussi pour son insuffisance. Je vais tenir pour acquis que cette nécessité d’un ré-encastrement est largement partagée. Ce dont on parle moins, du côté de la décroissance comme à gauche en général, c’est de la façon dont on peut justement « ré-encastrer » l’économie au sein de la société. Car une telle tentative a bien existé dans ce qui s’est appelé la social-démocratie. En utilisant le pouvoir étatique pour intervenir en limitant certaines pratiques tant au niveau social qu’environnemental, la social-démocratie a « encadré » effectivement le marché[2].

Or, de nombreuses critiques peuvent être formulées à l’endroit de la social-démocratie, et les tenants de la décroissance ne se privent pas de le faire, avec raison. En fait, la contestation de la croissance est particulièrement efficace pour critiquer la social-démocratie. Elle permet de rappeler que l’équilibre politique social-démocrate est précaire et repose sur le partage de la croissance. Or, quand celle-ci est mise en danger – par des crises majeures ou des périodes étendues de marasme – ou quand elle devient elle-même dangereuse en abusant des limites de la planète, le socle sur lequel s’appuyait la social-démocratie se révèle beaucoup plus fragile. Après plus de 30 ans de néolibéralisme et avec la prise de conscience des effets de la croissance sur l’environnement, le retour au pacte fordiste n’est plus envisageable dans les pays occidentaux. Sur quelle industrie lourde à haute valeur ajoutée s’appuierait-il sans détruire l’environnement ou sans être automatiquement mis à mal par la compétition internationale permise par les accords internationaux ? Sur quel mode de taxation se fonderait ce retour alors que le mode d’accumulation des élites a profondément changé et s’appuie sur une économie financière transnationale et des souverainetés de complaisance[3] ?

Si le retour à la social-démocratie n’est ni possible, ni souhaitable, que faire ? Si on ne peut encadrer le marché par l’État, le problème réside peut-être alors dans le marché lui-même comme organisation de la production, de la consommation et de l’allocation. Encore faudrait-il en outre que le capitalisme actuel soit une économie de marché pour dire qu’il faut en sortir. De grands pans de l’économie sont planifiés par des oligopoles ou par des associations entre grandes entreprises et l’État. Et une part non négligeable de l’économie d’un pays est organisée à l’extérieur de son territoire national et de ses lois. En effet, se mêlent à l’économie les pressions géopolitiques, l’action des grandes organisations mafieuses et celle des armées nationales ou des groupes armés « privés » – qu’il s’agisse de groupes « terroristes » ou d’agences de mercenaires. Le système économique actuel apparaît très loin de la société de marché qu’envisageait l’économie classique. Les phénomènes économiques centraux ne sont pas l’échange libre, la propriété privée et la concurrence, mais bien l’exploitation, l’appropriation et l’accumulation. Ces trois mots sont le fonds commun du système économique mondial : des États-Unis à la Chine en passant par le Venezuela et la Grèce, nul ne fait exception. C’est sur ces bases qu’il est nécessaire de le comprendre.

Quel est donc l’envers de ce triptyque exploitation-appropriation-accumulation ? En matière d’organisation macro de l’économie, je n’arrive à entrevoir de solution qu’à partir de la notion de planification démocratique[4]. Il est essentiel de trouver une façon à travers laquelle nous pouvons déterminer entre nous ce que nous souhaitons consommer et établir en conséquence la façon de le produire. De le faire par choix et non par automatisme, pour ainsi se permettre de prioriser, de limiter, de prévoir, de penser aux conséquences en commun : pour faire sciemment en somme ce que nous faisons inconsciemment. Pour reprendre les mots de la psychanalyse, il faut donc que notre « ça » économique devienne un « moi ». Filons la métaphore : il est également nécessaire d’éviter de tomber dans le « surmoi » de la planification centralisée où un groupe de planificateurs triés sur le volet impose à l’ensemble de la population ce qui doit être fait. Ce surmoi a démontré ses échecs répétés qui ont conduit à l’effondrement de l’URSS et à la transformation du système économique chinois.

Il faut donc trouver le moyen d’être pleinement conscients de ce que nous voulons faire collectivement et de la meilleure manière d’y arriver, tant dans les milieux de travail que dans notre vie à l’extérieur de ceux-ci. Si on ne souhaite pas que cette seule activité occupe l’ensemble du temps de tout le monde, le défi est de taille. Il est évident qu’il exige une évaluation de nos besoins et de nos désirs et des conséquences de ceux-ci sur le monde qui nous entoure – en matière d’effets sur l’environnement, mais aussi à propos du temps et du type de travail qu’exigent ces besoins ou désirs et sur l’effet qu’induit cette production sur notre société et notre culture. La nécessité de cette évaluation collective transpire dans tous les écrits de la décroissance, mais on n’y explique jamais comment nous pourrions procéder à sa réalisation.

En fait, on procède souvent, du côté de la décroissance, à la valorisation de mesures très précises – circuits courts, énergies renouvelables, agriculture locale et biologique, etc. – qui sont fort louables, mais qui ne s’inscrivent jamais dans un système cohérent. Dans Un projet de décroissance[5], on trouve probablement le rassemblement le plus cohérent de toutes ces initiatives sous la proposition de la dotation inconditionnelle d’autonomie (DIA) qui n’est pas sans rappeler les réflexions d’André Gorz sur le revenu minimum et la réduction du temps de travail[6]. La DIA est particulièrement intéressante car elle soulève plusieurs éléments qu’il est nécessaire de penser sous un angle émancipateur : comment distinguer besoins et désirs ? Comment tracer les limites qui permettent de joindre démocratie et écologie ? Comment éviter de tout marchandiser sans s’abstenir de calculer et de partager ? Or, si d’importantes questions y sont bien posées, les réponses, elles, sont pour le moins parcellaires. On veut y réorganiser toute la société, sans jamais aborder de front la question de la production, sauf en proposant la réduction du temps de travail. En effet, la société y est pensée d’abord comme une vaste association de consommateurs-citoyens, jamais du point de vue de notre capacité collective de produire et de transformer le monde. Cela mène à l’idée – néanmoins intéressante – d’une DIA qui propose, en gros, un système de services publics généreux, mais limité à un accès à des biens de base (logement, nourriture, etc.) sans jamais que l’on parle de l’organisation de la production de ces biens. Comment y seront établis les prix ? Comment répartirons-nous les ressources ? Quelle production sera prioritaire ?

En fait, il m’est difficile de trouver meilleur exemple que la DIA pour exprimer ce qui me semble le plus exaspérant dans la pensée de la décroissance. On rassemble une série de belles inspirations, on prétend qu’elles pourraient faire système, mais on n’essaie jamais de recoller les morceaux pour nous expliquer comment ce système fonctionnerait. Le tout avec l’entrain d’un volontarisme candide qui se cache sous des « on a bien sauvé les banques, donc on a l’argent » qui à mon avis soulève plus de problèmes qu’il n’en résout.

Il m’apparaît, pour ma part, que s’il y a bien un projet à développer, il nous faut admettre que les quelques tentatives ou idées que nous avons sont loin d’être suffisantes, et doivent plutôt être considérées comme des pistes de recherche pour justement être en mesure de construire une proposition cohérente. D’où l’idée de suggérer ici quelques éléments que nous devrions approfondir sérieusement si nous voulons un jour organiser démocratiquement l’économie.

Autogérer nos milieux de travail

Il s’agit probablement de la question sur laquelle nous sommes le plus avancés. La pensée et la pratique de l’autogestion sont bien vivantes. Dans à peu près tous les domaines, on trouve des milieux de travail coopératifs et autogérés qui fonctionnent bien. On rencontre aussi des groupes de recherche et des groupes militants qui approfondissent nos connaissances et font connaître ces modes d’organisation, entre autres en critiquant certaines expériences et certains modèles.

Bien sûr, il y a encore d’importantes avancées à faire, tant sur le plan de la reconnaissance de l’autogestion des milieux de travail que sur l’amélioration de son fonctionnement dans des situations complexes. Il serait grand temps d’ailleurs que la recherche à ce sujet s’approfondisse et se concentre sur les problèmes que vivent les organisations autogérées ; cela permettrait de dépasser la simple promotion de l’autogestion qui est au cœur des publications qu’on voit circuler actuellement. Les pratiques « avancées » d’autogestion – gestion de conflits majeurs, débats sur les variations de rémunération, inégalités dans la répartition des tâches, prise en compte de l’ancienneté, distribution du capital social et de la reconnaissance, etc. – se partagent surtout, pour l’instant, par le bouche à oreille. Si notre objectif est de fonder une organisation économique sur ces pratiques, il semble impératif de se doter d’une recherche approfondie sur l’autogestion « avancée » en milieu de travail. Cela permettrait notamment d’éviter des expériences dans lesquelles « l’autogestion » de grands groupes devient tout simplement de la gestion hiérarchique ordinaire, comme on l’a vu dans plusieurs organisations coopératives.

Penser collectivement la consommation

Si, sur le plan de l’organisation de la production nous disposons de références, de modèles, du côté de la collectivisation de la consommation, le désert est pétrifiant. À ce propos, notre expérience collective se situe entre deux pôles qui n’ont rien à voir avec ce que nécessite la planification démocratique. Le premier, c’est la consommation collective à travers l’État technocratique. Nous consommons collectivement tous les jours, mais nous le faisons à travers des appareils hiérarchiques qui prennent les décisions les plus importantes à nos places. Ainsi, il ne s’agit plus du tout de se demander ce que nous voulons faire ensemble, mais bien d’approuver ou non ce que d’autres font avec « l’argent du gouvernement ». Même si l’on répète sans cesse qu’il s’agit de « notre argent », personne n’y croit vraiment étant donné qu’il n’est pas possible pour la majorité d’entre nous d’interagir un tant soit peu avec ces sommes, sauf quand – pour les plus militants et les plus militantes d’entre nous – vient le temps de bloquer tel ou tel projet particulièrement stupide. La consommation collective est donc un fait objectif quotidien à travers l’État, mais comme la technocratie a main mise sur le processus, l’ensemble de la population en est presque entièrement exclu.

À l’opposé, du côté micro, on retrouve une série d’incitations à la consommation responsable ou de groupes d’achat collectif auxquels il est possible de participer volontairement. Les buts de ces organisations sont de divers ordres : soit économiser, soit effectuer des choix de consommation plus rationnels au niveau social ou écologique, soit, enfin, apprendre à consommer collectivement. Si ce dernier aspect – qui vise généralement (par paternalisme ?) les personnes en situation de pauvreté – peut contenir des potentialités qui ne sont pas entièrement dénuées d’intérêt, l’ensemble de ces tentatives n’a en fin de compte aucune pertinence dans une démarche vers la planification démocratique. La planification démocratique n’est pas une stratégie individuelle de consommation, elle soulève simplement la question suivante : ce que nous devons consommer ensemble, comment nous organisons-nous pour le définir, le choisir et assurer sa réalisation ? Mieux accomplir sa consommation individuelle avec d’autres n’a rien à voir ici.

Le seul cas récent qui pourrait avoir de l’intérêt dans cette optique est celui des tentatives de budget participatif. Malgré leurs évidentes limites, ces projets abordaient une question centrale de la planification démocratique, celle de la consommation collective et de son organisation. Il n’est pas surprenant que malgré leur peu de portée, une alliance naturelle entre les dirigeants politiques et les technocrates se soit formée pour juger ces projets à la fois trop complexes, trop lents et, finalement, trop encombrants pour le bon déroulement des choses.

Savoir ce qu’on veut

C’est enfin sur les moyens de nous comprendre nous-mêmes économiquement que nous sommes le plus pauvres, que tout reste à bâtir. Que peut produire le Québec ? De quoi sa population a-t-elle besoin ? Que devons-nous importer que nous ne pouvons produire ici ? Qu’est-ce qu’il nous faut, en termes concrets, pour remplir les besoins de toute la population ? Quels sont les désirs qui dépassent ces besoins ? Comment peut-on donner priorité à certains désirs sur d’autres ? Ce travail essentiel de réflexion collective n’a non seulement pas été fait, nous n’avons même pas idée des outils qu’il nous faudrait pour le mener à bien collectivement.

Le travail de recherche à accomplir ici peut paraître à juste titre colossal. Cependant, l’existence de données statistiques – très imparfaites du point de vue de nos objectifs, notamment à cause de leur structure fondée sur la monnaie – pourrait contribuer à nous suggérer certaines idées pour définir ce qui a cours en ce moment dans l’économie québécoise en matière de production et de consommation. Un premier coup d’œil pourrait nous permettre de penser un peu plus concrètement ce à quoi correspond en termes matériels concrets notre vie économique actuelle. En parallèle, on pourrait envisager une recherche d’un tout autre type – relevant du lien entre économie, informatique et statistique – pour voir quels outils pourraient nous permettre de générer ces données par la participation active de la population. Comment pourrait-on dire individuellement ce que l’on veut produire et consommer tout en se donnant collectivement le moyen de prioriser les éléments importants sans compter sur la seule expression de la demande par la consommation (même si celle-ci jouerait aussi inévitablement un rôle) ?

Allouer les ressources : le nœud du problème

Une fois abordées toutes ces importantes questions de recherche, le plus gros du travail resterait encore à réaliser. Comment établir ce qui sera produit et ce qui ne le sera pas ? Comment séparer la consommation individuelle de la consommation collective ? Comment tracer la frontière entre désirs et besoins dans l’allocation ? Comment choisir quels désirs prioriser une fois les besoins comblés ? Comment s’assurer de faire fonctionner l’autogestion locale de la production et les décisions collectives de planification ? Comment établir un système de prix qui représente le coût social de production en évitant tout à la fois les problèmes de commensurabilité et les possibilités de réintroduction de la marchandisation ?

Sur toutes ces questions, les travaux importants de Michael Albert, Robin Hahnel et, dans une moindre mesure, Takis Fotopoulos peuvent nous aider. On peut être en accord avec eux sur une planification économique qui se ferait à la base de l’économie : d’un côté par les consommateurs et les consommatrices, de l’autre par les producteurs et les productrices. Cela n’exige pas forcément de longues réunions, une bonne partie du travail peut être accomplie par des annonces individuelles sur ordinateur[7]. Les rencontres sont nécessaires suite à des désaccords ou pour régler des questions plus larges. On peut aussi être inspirés par cette idée de « comité de facilitation » qui fournirait à tous les comités de production et de consommation les informations nécessaires pour prendre des décisions en pleine connaissance de cause. Cependant, il faut aussi admettre que les idées qu’ils avancent ne sont que des pistes bien préliminaires.

Il y a encore beaucoup de recherche et de réflexion à accomplir pour établir un système fonctionnel qui élimine les risques de prise de contrôle d’une technocratie, qui réduit le temps nécessaire de réunion à un seuil acceptable et qui s’occupe de dizaines d’autres failles potentielles. Si, pour ma part, ce travail me semble aussi enthousiasmant que nécessaire, je constate que ce sujet soulève assez peu les passions, pour des raisons qui sont au-delà de ma compréhension. La critique du capitalisme trouve bien plus d’adeptes que le travail nécessaire pour proposer son remplacement, comme si sa seule critique était suffisante pour convaincre d’abattre ce système tous ceux qui sont convaincus qu’ils en dépendent pour leur survie.

Décroissance sans planification n’est que perte de temps

J’en arrive donc à la sévère conclusion que le mouvement pour la décroissance n’offrira rien d’intéressant à la gauche politique s’il n’est pas en mesure de penser une planification démocratique qui se tienne, ne serait-ce qu’à l’échelle locale – mais bien vite on constatera que la pensée micro exige aussi une pensée macro ! Nul besoin non plus d’établir quelles seront les proverbiales recettes des cuisines socialistes à venir; il s’agit simplement de savoir ce que l’on veut et ce que l’on dit. Fort bien, nous voulons une société qui ne s’accroche pas sur cette idée mortifère de croissance : mais comment ? Plus important encore, pourquoi perdre son temps à le répéter sans cesse, plutôt que de développer une organisation sociale qui permettrait d’atteindre ce but ?

Ces critiques à peine formulées, les réponses traditionnelles fusent bien sûr : « Tenter de proposer une organisation pour le monde émancipé, c’est transporter l’aliénation d’aujourd’hui dans le monde de demain »; « Nous pourrons développer ce qu’il y a à faire à mesure que les transformations sociales surviendront »; « On ne fait pas de transformation sociale en rêvant d’un autre monde, mais à cause de la rage que suscite le passé », etc. Je crois que si on adhère à l’idée, généralement admise par ceux et celles qui souhaitent la mise en place d’une société démocratique, que c’est en débattant des idées et des propositions qu’on réussit à les améliorer; toutes ces oppositions deviennent de confortables prétextes pour éviter de penser à des questions embêtantes, à des problèmes impurs, à des idées sales. Car au contraire de ce qu’on croit au départ, penser l’organisation postcapitaliste n’équivaut pas à flotter dans l’abstraction, mais oblige à s’attaquer aux questions concrètes de notre survie qui exigent de s’éloigner de la pureté idéologique si chère à certaines personnes.

Bref, il y a un travail imposant à accomplir pour rendre concrète l’idée de décroissance. Si nous parvenions à faire avancer certaines des questions soulevées ici, je crois que nous serions alors en mesure non seulement de mieux penser la décroissance, mais surtout de mieux convaincre d’autres gens de la pertinence de la nécessaire transformation sociale.


[1] On ne parle pas d’anticroissance, mais bien de décroissance. On ne propose pas d’être seulement contre la croissance, mais bien de faire quelque chose : décroître.

[2] On pourrait, cela dit, se demander si cette intervention étatique correspond bel et bien à ce que Polanyi envisageait quand il parlait de ré-encastrement, mais ce n’est pas mon propos ici.

[3] Pour reprendre l’expression développée par Alain Deneault.

[4] Ou participative, ou participaliste, ou tout ce que l’on voudra qui signifie que l’allocation se fait consciemment et « directement » par ceux et celles qui consomment et produisent.

[5] Vincent Liegey, Stéphane Madelaine, Christophe Ondet et Anne-Isabelle Veillot, Un projet de décroissance. Manifeste pour une dotation inconditionnelle d’autonomie (DIA), Montréal, Écosociété, 2014.

[6] Enjeux sur lesquels j’ai offert une réflexion dans les Nouveaux Cahiers du socialisme : Simon Tremblay-Pepin, « La réduction du temps de travail chez André Gorz : ce qui s’y cache et ce qui s’y révèle », NCS, n° 7, hiver 2012.

[7] L’usage de la technologie devra d’ailleurs être un objet de débat au sein de la société. Il sera nécessaire d’imposer démocratiquement à la fois une direction et une limite à son développement. Il est nécessaire pour cela de se doter de lieux démocratiques plus généraux que ceux auxquels songent Albert et Hahnel par exemple.

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