vvesYves La Neuville se fait d’abord connaître au Québec en tant que militant du Comité Québec-Chili. Il avait travaillé au Chili jusqu’au coup d’État de 1973. Il sera embauché en 1974 comme conseiller syndical au Conseil central de Montréal de la CSN (Confédération des syndicats nationaux) où il travaillera jusqu’en 1997. L’entrevue a été réalisée chez lui à Longueuil par Suzanne-G. Chartrand et Pierre Beaudet.
As-tu des souvenirs marquants de ta jeunesse?
– Papa, comment ça, vous lui vendez encore à crédit? Mais, il doit déjà 1 400 $.
– Ça fait 20 ans qu’il achète ici et il m’a toujours payé. Et il a fini par tout payer.
On était en 1950, voilà un de mes souvenirs de jeunesse, alors que je travaillais à l’épicerie-boucherie de mon père. J’ai été aussi surpris de voir un cultivateur solitaire et bourru venir payer un panier de vivres à livrer incognito à une personne du village; étonné de voir le curé donner son manteau d’hiver à un mal pris ou un commis remettre le 10 cents reçu pour aller reconduire un cultivateur et scandalisé d’apprendre que ma mère était mal vue d’un curé parce que son père avait un commerce et vendait de la boisson. Heureux de gagner ma première course de chevaux sous harnais, à Val-d’Or à l’âge de 15-16 ans. Content de trouver une nouvelle blonde à chaque vacance. Voilà comment j’ai vécu l’adage : il faut un village pour former un enfant.
Je suis né à Ville-Marie en 1932, en pleine crise économique. J’étais le premier d’une famille de 10 enfants. Mon père venait de la région de Nicolet, tandis que ma mère était née à Ville-Marie même, tout comme sa mère, descendante de Bretons. Il avait étudié au Collège de Longueuil; elle avait fait l’école normale à Ville-Marie. J’ai étudié à l’école des frères, joué au hockey tout fier de porter un chandail de Black Hawks, volé des pommettes dans le jardin du curé, fait une cabane dans le bois, me suis baigné au lac où j’avais aidé mon grand-père à construire une cabane. Une vie heureuse dans ce village de 1600 habitants, chef-lieu du Témiscamingue.
Il n’y avait sûrement pas pas d’école secondaire, as-tu pu poursuivre tes études?
Les prêtres de la paroisse étant des Oblats, je suis parti au collège le plus proche… à Ottawa. Le juvénat était un petit séminaire; pensionnaire, j’y ai fait six années d’études secondaires et beaucoup de sport. Des professeurs ordinaires, mais aussi quelques passionnés; j’y ai entendu parler du scandale de l’amiantose à Saint-Rémi-d’Amherst et de la Société des Nations. J’étais heureux là, pensionnaire toute l’année, avec un voyage de douze heures en train pour un court séjour dans ma famille à Noël et un autre voyage pour les vacances d’été.
Quelles études as-tu faites par la suite?
Après une année de réflexion au noviciat pour savoir si je continuais ma démarche pour devenir prêtre, j’ai fait des études à ce qui est devenu l’Université St-Paul, rattachée à l’Université d’Ottawa. Après trois ans d’études et l’obtention d’une licence en philosophie, j’ai enseigné un an au collège de Rouyn. Puis quatre autres années d’études et une Licence en théologie, suivi de l’ordination à la prêtrise. Nous avions mis sur pied une soirée mensuelle Pensée contemporaine où nos invités venaient compléter notre formation. Un différend avec les autorités sur un invité spécial m’a valu bien des troubles et avec le stress de la période des examens, j’ai fait une dépression. À la fin des années 50, comme de nombreux confrères, j’ai voté pour le CCF (Coopérative Commonwealth Federation, devenu le NPD) qui nous semblait plus préoccupé par les problèmes du monde et voulait plus de justice; cela a été mal perçu par le recteur. Alors on comprend que l’appel du large était attrayant. Ce qui m’a fait raccrocher, ce fut l’appel du missionnariat : pour moi, être prêtre, c’était être missionnaire. Les coopérants du temps, c’étaient les missionnaires qui revenaient d’Afrique, de Bolivie, du Chili, etc.
Comment as-tu vécu ton enracinement en Amérique latine?
Je rêvais de partir en Bolivie. On m’a plutôt demandé d’aller au Chili, j’y suis parti en 1961, âgé de 28 ans. J’ai enseigné durant deux ans la religion avec un manuel infect dans un collège privé des Oblats à Antofagasta. Là, j’ai organisé un groupe de jeunes pour les éveiller à leur propre réalité; on organisait des travaux les samedis pour aider des sans-logis à s’établir, etc. L’évêque me traitait alors de curé communiste…
Deux ans plus tard, on a accepté de me transférer à Santiago où j’ai travaillé d’abord dans le quartier ouvrier Mussa et l’année suivante, avec un Québécois, nous avons ouvert une paroisse dans le quartier San Rafael, à une trentaine de kilomètres du centre-ville de Santiago où 25 000 sans-logis avaient réquisitionné un terrain. Les gens n’avaient ni électricité ni eau, sauf quand on en livrait par camion. Avec des voisins, nous avons « exproprié » de l’électricité en nous branchant illégalement aux lignes électriques qui passaient sur la voie principale. Puis, une batterie d’auto nous permettait un éclairage dans nos quatre mini bureaux-chambres. À notre arrivée, nous étions déjà catalogués : le curé précédent étant furieusement de droite; en soutane beige, des gens qu’on croisait se disaient : « Qu’est-ce qu’ils viennent faire ici, ces trous de c… ? ».
L’invasion du terrain avait été organisée surtout par des militants du Parti communiste qui dirigeaient la Junta de vecinos, le comité de citoyens. Les noms de rues parlaient d’histoire : Recabarren, José Marti, Mariategui, Jean XXIII (ben oui), Karl Marx, Ruben Dario… Nous étions quatre prêtres et quatre religieuses sont arrivées un peu plus tard. Les adultes étaient invités à participer dans le Mouvement ouvrier d’action catholique et les jeunes de 15-18 ans à former un groupe de la Jeunesse ouvrière chrétienne. L’un de ces jeunes participants s’est impliqué dans la guérilla de Teoponte en Bolivie et un autre est devenu maire de la commune.
En 1968, j’ai accompagné des jeunes familles du quartier qui ont fait une autre invasion de terrain. Les mobilisations se sont accentuées partout. Encore curé, plus de fonction que de cœur, je pensais que l’Église catholique ne parlait pas au monde, ne croyait pas au monde. Je disais même que la hiérarchie était athée et croyait plus aux dogmes qu’aux personnes. Pendant ce temps, les chrétiens se radicalisaient et je me suis alors préoccupé davantage de l’aspect social et politique de la vie des gens. Je ne voulais plus être curé de la paroisse, alors je me suis trouvé un remplaçant et je suis allé vivre avec un compagnon prêtre dans le bidonville voisin. Nous avions, avec d’autres confrères, espagnols, hollandais, belges et chiliens, des échanges fort enrichissants. Les contacts avec des curés chiliens progressistes et solidaires des exploités nous alimentaient, tout comme les conférences de José Comblin, devenu plus tard conseiller de Helder Camara, le fameux évêque du Brésil. Avec le groupe Cristianos por el socialismo, j’ai pu participer à une rencontre avec Fidel Castro, qui a parcouru le Chili.
C’est là que tu as abouti à la fameuse usine expropriée Cootralaco !
L’usine d’Andrés Hidalgo était une compagnie électro mécanique où 120 travailleurs fabriquaient des poteaux d’électricité en béton armé et d’autres artefacts et installaient des lignes électriques. Fin décembre 1968, les travailleurs avaient fait la grève. Mais un jour, alors que les grévistes piqueteurs étaient peu nombreux, le patron accompagné de policiers a essayé de sortir de la machinerie. Alors, les femmes du voisinage sont accourues et, faisant face aux carabineros et aux scabs, elles ont réussi à bloquer les camions. Les travailleurs ont donc décidé de s’emparer de l’usine qui est devenue emblématique et qualifiée par la revue Punto Final, de primer asentamiento industrial (première confiscation de lieu industriel). Lors d’une réunion, les femmes leur avaient dit : « si vous n’êtes pas capables de prendre l’usine, on va le faire! » C’était mettre en pratique le slogan du temps : Expropriar sin pagar, justicia popular (Exproprier sans payer, justice populaire). Un nouveau nom fut donné Cootralaco (Coopérative des travailleurs de la construction). Dès le début de ce conflit, j’avais participé à des gestes de solidarité; quelques mois plus tard, j’y suis devenu chauffeur de camion – personne d’autre n’ayant de permis de conduire!
Vous parliez d’un Homme nouveau pour une Nouvelle société, c’est quoi ça?
L’usine, devenue légalement une coopérative, était dirigée par des personnes d’une qualité et d’une énergie extraordinaires, tel Waldo Leiva, qui appliquait réellement ce principe qui nous est devenu cher : un dirigeant doit être le premier à se sacrifier et le dernier à en bénéficier. À Cootralaco, il se développait une nouvelle conception de la lutte à mener pour nous libérer du système qui nous opprimait et des conséquences d’aliénation pour les travailleurs. Des militants universitaires et d’autres politisés, mais non sectaires, ont aidé à l’organisation et à l’orientation sociale de l’usine.
Tout en s’emparant du lieu de travail, il s’agissait aussi d’opérer, petit à petit, une transformation dans notre façon d’agir, autant dans notre système de valeurs que dans la transformation de la société. Les travailleurs écrivent rarement sur ce qui les anime profondément : j’ai donc organisé une rencontre avec Waldo Leiva qui fut interviewé par deux travailleurs. L’entrevue fut publiée en 1969, dans une revue de pastorale qu’avec d’autres on avait transformée en revue sociale nommée Liberaciòn Popular où je travaillais une journée par semaine.
Concevoir un Homme nouveau signifie que le travailleur prend conscience de ses droits, de ses capacités et de la possibilité de se réaliser lui-même. Il faut faire face aux obstacles du système social actuel qui tend à corrompre l’homme, en accordant la primauté à la valeur économique : vous valez ce que vous possédez. Face à ça, la création d’un homme nouveau devient une position révolutionnaire et implique des changements profonds. Malgré tout, nous continuons à croire possible la réalisation de l’Homme nouveau. Il y a certaines valeurs qui sont plus importantes que les valeurs économiques, les seules reconnues actuellement.
Waldo Leiva, président de Cootralaco. |
Dans les assemblées, on n’employait pas ce terme d’Homme nouveau, mais cette orientation se transformait en différents gestes et décisions : résister au patron, croire assez en nous-mêmes pour prendre et faire fonctionner l’entreprise, avoir des dirigeants au service des travailleurs et qui ne soient pas inamovibles, enseigner à l’autre ce que l’on sait, ne pas travailler uniquement pour l’argent, établir des statuts et règlements adaptés aux travailleurs, réorganiser les machines, décider de l’échelle des salaires, aider jusqu’au bout un travailleur alcoolique, s’activer dans la solidarité avec d’autres travailleurs en conflit, s’ouvrir aux gens du quartier, former une fédération d’entreprises de travailleurs. Il faut ajouter à ça : dépasser le sectarisme partisan pour faire de la vraie politique.
Alors vous n’avez pas fonctionné comme une usine ordinaire…
Sur le papier d’affaires de l’usine, on pouvait lire : Nous travaillons pour l’homme, pas pour l’exploiter. J’ai réalisé plus tard comment des militants de partout dans le monde, comme au Québec, visaient les mêmes changements, mais ils n’avaient pas la chance d’avoir les mains libres comme nous pour le faire. On se démenait pour que l’entreprise puisse vivre, ce qui n’était pas évident, puisque nous étions des sous-traitants de deux entreprises publiques. Nous avons tout de même réussi à arracher quelques contrats, quitte à accepter d’aller creuser des trous dans le flanc de la cordillère pour installer une ligne à haute tension. On a aussi fait appel à la solidarité d’autres syndicats, de la communauté. En sollicitant l’appui à la porte de différentes usines, nous avons vite réalisé la véracité de l’aphorisme chilien ceux qui n’ont rien donnent la moitié de ce qu’ils n’ont pas.
On a compris qu’on n’avait pas besoin des patrons, qu’on pouvait s’organiser, résister et produire et que la technique devait être mise au service du peuple, qu’on pouvait gagner notre vie avec des méthodes non traditionnelles.
Nous voulons rompre avec les vieux concepts de conflits qui sont menés pour quelques sous de plus. Les augmentations de salaire sont illusoires si elles ne sont pas accompagnées d’une prise de conscience chez les travailleurs de leur responsabilité et de leur droit à participer directement à la gestion et l’administration des entreprises. Nous les travailleurs, nous devons devenir maîtres des moyens de production.
Déclaration des travailleurs de Cootralaco, Téotisto Sanchez président de 22 ans, avril 1969 |
On pouvait prendre des décisions, mais aussi les changer, à la condition que ce soit l’assemblée qui décide. À mesure que les finances le permettaient, on a augmenté les salaires les plus bas, puis on en est venu à l’égalité des salaires. Pas satisfaits, on a élu un comité pour évaluer chacun des travailleurs selon des critères : effort à la production, travail en équipe, participation aux activités syndicales, etc. Trois échelles, avec 10 % de différence chacune, valable pour six mois. Nous n’étions pas les seuls à décider dans notre milieu de travail. Avec l’arrivée d’Allende, dans tous les milieux de travail, publics ou privés, des changements profonds se sont opérés. Avec le temps, une soixantaine de coopératives sont nées et nous avons pu créer une fédération d’entreprises de travailleurs; quelques-unes avaient notre orientation, d’autres étaient de sensibilité plus traditionnelle. Une ONG chilienne nous offrait une subvention importante, mais pour eux, l’orientation productive primant sur le social, nous y avons renoncé. Par ailleurs, nous avons accepté une aide inconditionnelle de Développement et Paix pour remplacer nos vieux camions de 20 et 30 années par un camion Ford plus récent.
Et tu as cessé d’être prêtre?
Je me suis éloigné de l’Église sans éclat. Je me suis marié avec Jeannette Pomerleau en août 1972. On s’est établi dans une petite maison d’une coopérative ouvrière. Jeannette travaillait comme aide-infirmière dans la clinique communautaire du quartier. Les médecins et autres professionnels qui y travaillaient changeront eux aussi de mentalité et de façon de faire avec l’arrivée du gouvernement d’Allende, « en route vers le socialisme ». J’ai vécu mon engagement politique, disons social, sans contradiction avec ma foi de chrétien. Au contraire, ça la concrétisait. Lorsque j’ai annoncé à ma mère que je laissais la prêtrise, elle m’a d’ailleurs écrit : « n’oublie pas de toujours travailler pour les autres ».
L’élection du gouvernement de l’Unité populaire a-t-elle changé quelque chose pour vous?
En 1970, l’Unité populaire (UP), qui regroupait plusieurs partis de la gauche traditionnelle et nouvelle a gagné les élections avec 36 % des votes : Salvador Allende devint président du Chili. Le peuple chilien était mûr pour un grand changement après avoir vécu les réformes insatisfaisantes du gouvernement Démocrate-chrétien. À Cootralaco, plusieurs de mes camarades disaient ne pas faire de politique, ce qui signifiait pour eux ne pas faire de politicaillerie partisane, mais tous devenaient de plus en plus politisés; certains laissaient leur parti pourtant de gauche, jugé plus sectaire que solidaire. Un Québécois qui y a travaillé un temps a écrit : le niveau de discussion politique me servait de leçon, ces travailleurs avaient une façon d’analyser les problèmes qui m’a influencé jusqu’à aujourd’hui. Chez nous, le vote pour Allende a dû être de 100 %; on était content, mais on savait que les capitalistes n’étaient pas morts, que le sectarisme partisan continuerait et que nos problèmes n’étaient pas terminés. Par exemple, même si nous avions présenté à la Corporation d’habitation la plus basse soumission pour un contrat, le dirigeant voulait l’octroyer à un compétiteur membre de son parti. C’est à l’arraché et en menaçant d’exercer un recours politique en haut lieu que nous avons réussi à obtenir ce contrat d’urbanisation électrique. Notre président Waldo Leiva nous mettait en garde : « Plusieurs têtes dirigeantes de la classe des travailleurs restent encadrées dans des schémas politiques qui ne leur permettent pas de voir au-delà de ce que leur disent leurs partis, ils tombent dans le sectarisme, le dogmatisme. Les organisations populaires et ouvrières doivent être les maîtres des politiciens et non l’inverse ». Au-delà des problèmes quotidiens, les travailleurs se sentaient représentés par l’UP, même s’ils étaient conscients que ce n’était pas encore le socialisme. Conscients de ne pas avoir encore plein pouvoir, nous avions au moins le gouvernement. Lors d’une manifestation, une pancarte exprimait bien un double sentiment : « c’est un gouvernement de merde, mais c’est le mien ».
Nous avions des appuis et de bons contacts avec certains fonctionnaires et ministres, dont Pedro Vuskovic, indépendant, devenu ministre de l’Économie du gouvernement. En visitant notre usine, il nous avait dit : « Félicitations, camarades, de continuer la lutte; vous avez devancé de deux ans l’Unité populaire ! ». À l’usine, nous avions de la visite du monde entier, même du Québec où Pierre Nadeau a fait une émission présentée à la télévision une semaine avant le coup d’État des capitalistes chiliens et étasuniens.
Sous l’UP, le mouvement ouvrier populaire s’est lancé dans de nouvelles mobilisations.
Le gouvernement Allende adopta certaines législations qui ont eu du poids, dont la nationalisation des mines de cuivre, la réforme agraire, mais sur plusieurs aspects, son action était bloquée. Entre-temps, plusieurs patrons faisaient une grève des investissements et laissaient l’appareil industriel se dégrader. En 1972, ce fut la grève des propriétaires de camions appuyée par les commerçants et même les médecins! Mal leur en prit, le vote d’appui au gouvernement a augmenté de 36 à 43 %. Les gens des quartiers se sont soulevés contre le sabotage et ont créé des JAP (comités d’approvisionnement populaire) qui faisaient obstacle à cette grève violente et forçaient les marchands à rouvrir leurs magasins. Et des syndicats ont forcé les producteurs à sauter par-dessus les commerçants grévistes pour distribuer directement aux citoyens des poêles¸ réfrigérateurs, appareils de télévision.
Partout ça bougeait, de notre côté, on menait plein d’actions comme réquisitionner 24 camions « grévistes » chargés de nourriture, gardés par des militaires, pour la livraison le lendemain dans les quartiers; reconduire les étudiants dans l’école occupée où ils passaient la nuit; faire face aux carabineros à cinq minutes du couvre-feu; passer une journée dans la cellule bondée d’un poste de police, accusés d’avoir fait pression pour faire ouvrir un gros commerce gréviste; défiler devant le juge de paix et jurer de « respecter la paix ». Policiers, militaires et juges se montraient une fois de plus au service des patrons et non de la population, même sous le gouvernement de l’Unité populaire.
Il fallait du cran pour circuler, car des milices d’extrême droite n’hésitaient pas à tirer sur les chauffeurs de camions et autobus privés qui ne faisaient pas la grève des patrons. Le président du syndicat d’une compagnie d’autobus a été abattu à un feu rouge et Mario, notre autre chauffeur, a entendu siffler une balle qui heureusement n’a fait que grafigner le pare-brise du camion.
Dans les quartiers, les syndicats et les groupes populaires mettaient en place des « cordons industriels » et des « commandos communaux » qui étaient des structures de liaison dépassant les clivages entre partis, entre syndiqués et non-syndiqués. C’était un surgissement par en bas, pendant que les partis étaient parfois immobilisés par le jeu des institutions et leurs rivalités. Les discussions politiques vacillaient : consolider pour mieux avancer ou avancer pour mieux consolider. De fait le fond du problème était ailleurs, comme nous l’avons dit plus tard à un politicien canadien qui nous demandait : Où Allende a-t-il fait une erreur? Nous lui avons répondu : À Washington où il leur a dit NON!
Entre-temps, la droite et les militaires se préparaient…
La grève des camionneurs a été vaincue, ce qui a renforcé l’Unité populaire et la mobilisation des travailleurs. C’est alors que la droite a commencé à préparer le coup d’État. Soulèvement de secteurs de l’armée le 29 juin 1973; refus du général Prats de faire un coup d’État; exigence de sa démission (les militaires avaient d’ailleurs fait assassiner son prédécesseur). On s’est rendu compte rétroactivement que ce fut une répétition générale du coup d’État. Les dirigeants de l’armée en ont profité pour repérer les militaires de gauche, d’où une série d’assassinats et d’arrestations contre les militaires progressistes. Mais, on était encore sous l’illusion que le Chili était un pays démocratique, que les militaires étaient des professionnels et qu’ils allaient respecter la constitution – ils avaient pourtant fait un coup d’État en 1932 pour déloger le gouvernement de Mamarduque Grove et déjà au début du siècle, 3 600 grévistes avaient été assassinés au profit des compagnies minières. De son côté la hiérarchie de l’Église catholique prônait l’ordre, la non-violence, mais bénissait d’avance le coup d’État « temporaire » disait-elle[1].
Comment as-tu vécu le Golpe du 11 septembre 1973?
On venait d’entrer au travail, le 11 septembre quand la radio annonça le coup d’État. Notre réaction : ça doit être comme en juin et tout au plus un changement de gouvernement par en haut. Plus tard dans la journée, on a vu des morts le long des rues que les militaires laissaient là, bien en vue. Ce qui ne m’a empêché de conduire deux personnes pour aller chercher, dans la partie riche de la ville, une grosse boite : j’ai su après coup que c’était une photocopieuse. Les rafles se multipliaient dans les usines et les quartiers ouvriers. De nombreux militants furent détenus comme notre voisin, le président de la JAP de notre quartier. Des amis s’inquiétaient pour Jeannette qui était la secrétaire de ce comité. Le discours des militaires, relayé par les médias, visait les « méchants communistes » et des avionnettes lançaient des tracts : « Dénoncez les étrangers de votre quartier ! ». Même si j’étais nationalisé chilien, ça ne garantissait rien. Plus tard, l’annonce de la mort d’Allende s’est répandue. D’un jour à l’autre, on a vu la situation s’aggraver, dans un contexte de désorganisation du côté populaire. Cependant, on a continué de faire fonctionner l’usine, mais deux semaines plus tard, l’ancien patron s’est présenté avec soixante soldats pour réclamer « sa » propriété. Cette usine nous l’avions pourtant achetée légalement, lors de ventes à l’encan exigées par ses nombreux créanciers. Là, on a compris, Jeannette et moi, que nous risquions gros. Des compagnons de travail nous ont recommandé de partir vite avant d’être faits prisonniers et… Nous avons alors décidé de nous réfugier à l’ambassade du Canada.
Comment a été l’accueil à l’ambassade?
Au début, l’ambassadeur ne voulait pas nous donner l’asile; il proposait seulement de nous « aider » à faire les démarches pour quitter le pays. On a refusé. Il nous a finalement fait conduire à son domicile dans le Barrio Alto (quartier des riches), où se trouvait déjà une quinzaine de réfugiés chiliens. On a été mis au régime sec : bouillon, pain et pomme pour souper. Nous pensions à nos amis et camarades qui étaient poursuivis ou torturés, alors le pain sec, était moins difficile à avaler. L’ambassadeur Andrew Ross économisait de l’argent sur l’indemnité que le Canada lui versait par réfugié.
Je ne vois pas de raison pour retarder la reconnaissance du nouveau gouvernement (des militaires et de Pinochet). Ne pas le faire pourrait retarder le retour à la démocratie. Les militaires vont remettre le gouvernement à l’autorité civile le plus tôt possible.
Andrew Ross, télégramme de l’ambassadeur canadien envoyé depuis Buenos Aires publié dans la revue canadienne Last Post. |
Pendant deux semaines, nous étions une vingtaine de réfugiés, pas gros dans nos souliers, dormant sur des matelas par terre. Nous nous sommes sentis en sécurité seulement quand l’avion a décollé, après l’escale à Buenos Aires, car encore là on aurait pu nous arrêter. Le Canada nous a par la suite harcelés et nous avons dû payer le billet d’avion. Bienvenue au Canada!
Comment fut l’arrivée à Montréal?
À vrai dire, je ne me souviens de rien; l’émotion était tellement forte. La pensée de nos amis et camarades laissés derrière nous arrachait le cœur. Nous sommes arrivés à la mi-octobre 73, devancés par les premiers réfugiés chiliens. Nous avons été bien accueillis et on a vécu chez un parent puis chez un vidéaste[2]. Jeannette trouva un boulot comme enseignante d’espagnol, le Service d’aide aux voyageurs et immigrants nous aida, puis Jeannette accouche de notre fille Marisol en avril 1974. Un ami d’enfance, qui travaillait au gouvernement du Québec, m’offre une job, mais je la refuse carrément.
Tu t’es impliqué dans le Comité Québec Chili.
Nous avons vite découvert le Comité Québec-Chili et je m’y suis intégré ainsi que d’autres réfugiés du Chili. Le travail de militants solidaires comme Suzanne Chartrand, Serge Wagner, Louis Favreau, Jean Ménard et bien d’autres a vite eu l’appui du Conseil central de Montréal (CCM) avec Michel Chartrand, puis de la CSN (Confédération des syndicats nationaux), de la CEQ (Centrale de l’enseignement du Québec) et de la FTQ (Fédération des travailleuses et travailleurs du Québec). Le Comité était une véritable ruche où on utilisait le bulletin Québec-Chili, un diaporama bien tourné, des tracts, des ateliers et soirées d’information, des manifestations pour informer et augmenter la pression contre la dictature des capitalistes chiliens et étasuniens. Il n’était pas trop difficile de faire voter des résolutions d’appui à la résistance du peuple chilien dans les syndicats et groupes où des militants nous ouvraient les portes. Les gens se sentaient concernés, prenaient conscience de qui étaient les véritables responsables du coup d’État et voulaient affirmer leur solidarité avec le peuple chilien écrasé par la dictature.
Quelle a été la relation du Comité Québec Chili avec les réfugiés chiliens?
Certains dirigeants politiques chiliens croyaient diriger le mouvement québécois de solidarité avec le Chili. Sans les mépriser, les gens du Comité leur ont dit: Non! c’est un groupe qui vise à développer l’éducation politique des Québécois et leur solidarité avec le peuple chilien. On a besoin de votre participation, mais il n’est pas question que vous nous dictiez votre ligne d’action partisane. On était d’accord avec ce qu’Allende avait répété souvent : Le drapeau du pays est plus grand que n’importe lequel fanion de parti. Les éditions Albert St-Martin ont publié à l’époque: Le Chili d’Allende témoignages de la vie quotidienne, où vingt chiliens décrivent comment leur travail avait changé alors, et ils ne font aucune allusion à leur parti. Le plus important était donc dans l’action politique et non dans le parti. D’autre part, plusieurs réfugiés pensaient naïvement que la dictature allait rapidement s’effondrer et qu’ils allaient bientôt retourner au Chili : certains ne défaisaient pas leur valise! Le Comité Québec-Chili a continué son travail acharné jusqu’en 1978. J’y ai participé jusqu’à la fin.
Comment as-tu perçu le Québec où tu es arrivé?
Je notais que le mouvement populaire, fort actif dans des milieux restreints, n’était pas très fort dans l’ensemble. Plus tard, j’ai vu que ça bougeait plus que je ne le croyais. Je n’étais pas trop inspiré par le projet du PQ (Parti québécois). Cette idée de la souveraineté ne me plaisait pas trop, puisque dans l’imaginaire chilien et latino-américain, les peuples devaient lutter ensemble dans la Patria Grande (rêve de Bolivar) et non pas lutter séparément, pour vaincre l’Empire. Je ne comprenais pas cette absence de solidarité entre la gauche québécoise et la gauche canadienne. Rétroactivement, je me suis rendu compte que je ne vivais pas encore à l’heure du Québec. Cela ne m’a pas empêché de voter pour le PQ en 1976.
En avril 1974, tu as été embauché au Conseil central de Montréal, affilié à la CSN.
C’est Michel Chartrand qui m’a ouvert la porte et je fus embauché d’abord à deux jours semaine. Rapidement, avec l’appui des autres salariés du Conseil central, j’ai appris le métier que j’ai bien aimé : parler au monde à la base, assister à leurs assemblées, les aider à s’organiser, à faire un journal syndical, appuyer leurs grèves. Tout cela était en fin de compte en continuité avec ce que j’avais fait au Chili. Au congrès du Conseil central d’avril 1974, la plupart des membres de l’équipe de Chartrand ne furent pas réélus, mais il était demeuré président! Étant étiqueté de la gang à Chartrand, le nouvel exécutif met fin à mon embauche, mais l’Assemblé générale de juin l’oblige à me réembaucher. J’étais soulagé, je croyais au travail du Conseil central et ma fille venait de naître.
Ma formation syndicale québécoise s’est faite grâce aux contacts avec d’autres conseillers et militants du CCM comme Clermont Bergeron. Ma formation s’est complétée par la participation aux assemblées et congrès du CCMM et de la CSN. En complément, j’ai lu des documents qui analysaient le Québec : L’école au service de la classe dominante, L’État, rouage de notre exploitation et une ébauche de pistes de solution Ne comptons que sur nos propres moyens. Plus tard, le livre Histoire du mouvement ouvrier, 150 ans de luttes m’a fait connaître les racines du mouvement syndical et social au Québec.
Le débat sur l’importance de travailler dans des organisations de la base plutôt que créer un parti de gauche ou d’extrême gauche était alors présent au Québec?
On ne débattait pas beaucoup de ça au Conseil central. La préoccupation syndicale était avant tout de libérer les travailleurs de l’emprise patronale et de les aider à réaliser que cette emprise n’est pas seulement sur le milieu du travail. J’étais d’accord avec la position de Chartrand, elle me paraissait très claire et il répétait souvent sa motivation fondamentale : Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. (Déclaration des droits de l’Homme).
C’est ainsi qu’au Conseil central la préoccupation de toute la société a pris corps, non seulement celle des travailleurs syndiqués. Entre autres, en plus de créer un Comité d’aide aux travailleurs accidentés, et un autre pour l’aide aux chômeurs, le CCM a invité ses syndicats à s’ouvrir sur l’extérieur, ce que Marcel Pepin, alors président de la CSN, a appelé le deuxième front. Des propositions ont été votées dans cette optique : la défense des locataires, une meilleure assurance automobile, l’appui au mouvement de libération du taxi, la lutte pour l’indépendance du Québec dans une perspective socialiste, l’exigence d’une charte des droits et libertés. Les congrès présidés par Chartrand auxquels j’ai assisté avaient pour thèse : se libérer de l’exploitation; se mobiliser pour vaincre le capitalisme et ses crises; construire un syndicalisme de combat; bâtir des syndicats forts.
Quelle attitude aviez-vous avec les groupes marxistes-léninistes et trotskistes?
Partout des syndicats et des groupes populaires résistaient aux tentatives des partis d’extrême gauche de les instrumentaliser. Le Conseil central se tenait droit, ne cédant pas devant l’intimidation et continuant son travail d’éducation populaire sur la nécessité de confronter les patrons et le capitalisme. À l’époque, on tenait deux assemblées générales par mois! C’était un lieu d’information et de formation continue où nous avions des mesures pour résister à leurs tentatives d’imposer la ligne de leur parti à l’assemblée des délégués. Ils nous traitaient de « réformistes », de vulgaires sociaux-démocrates; mais ils nous paraissaient plus gauches que de gauche et Michel Chartrand, ne s’en laissait pas imposer, pas plus que devant les juges qui l’avaient fait emprisonner à plusieurs reprises. Michel Chartrand avait une façon de se présenter qui m’inspirait et je me trouvais un peu comme devant des grands militants chiliens que j’avais connus tels Clotario Blest, Daniel et Marino Palma, Waldo Leiva.
« Je suis socialiste, nationaliste et indépendantiste parce que je crois dans la démocratie : le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Je crois à l’égalité de toutes les femmes et de tous les hommes, parce que je crois en la justice, parce que je crois en la liberté à conquérir quotidiennement. Je crois que chacune et chacun doit être en mesure de participer aux décisions et d’assurer des responsabilités à son niveau ».
http://meteopolitique.com/fiches/Heros-Heroines/Michel%20Chartrand/Michel-Chartrand-action-social-et-politique_43.htm |
Quel était ton travail au Conseil central?
Je deviendrai le conseiller affecté à la coordination des six régions, puis responsable de la formation. Avec le Service de formation de la CSN, il s’agissait de faire et adapter des cahiers de formation, puis de former des militants formateurs, ce à quoi le pédagogue chilien Julio Fernandez nous a beaucoup aidés. Un travail intéressant et varié : mettre sur pied un calendrier de formation d’environ 120 jours par année; faire des formations particulières pour un syndicat ou l’autre; en monter une nouvelle sur la mobilisation ou la solidarité internationale ou pour les dirigeants syndicaux immigrants; partir en République dominicaine pour faire six semaines de formation avec des militants des syndicats de coupeurs de canne; organiser un débat contradictoire sur le socialisme; discuter pour offrir des sessions en anglais et les offrir; etc. Un boulot énorme et passionnant pour aider les nouvelles générations d’élus syndicaux à s’organiser et à diriger leurs syndicats.
Les années les plus intéressantes et captivantes, je les ai passées comme conseiller à la mobilisation des syndicats en période de négociation ou en grève. Le contact avec les travailleurs et spécialement avec ceux d’autres origines était un bon défi : grecs, haïtiens, tchèques, slovaques, italiens, latino-américains, asiatiques, etc.
Ici, les luttes ouvrières prenaient une tournure radicale…
Les conflits se multipliaient; avant la loi « anti-scabs », ça cognait dur à Canadian Gypsum, à Commonwealth Plywood, à Cadbury… Parfois, nous étions sur les lignes de piquetage à quatre heures du matin ! Entre-temps, le Conseil central avait organisé un véritable service des grèves et de mobilisation. Un conseiller à la négociation est indispensable, mais l’ajout d’un conseiller à la mobilisation devient la deuxième patte indispensable pour avancer.
Le Conseil central était un rond-point de solidarité syndicale militante
Oui, de nombreux syndicalistes étrangers y atterrissaient régulièrement. Il a appuyé de multiples campagnes de solidarité internationale avec des organisations progressistes à travers le monde : de la Palestine à la Bolivie. Il a mené aussi une campagne pour que la CSN se désaffilie de la CMT (Confédération mondiale du travail) qui acceptait des syndicats de droite; j’y ai mis mon grain de sel. J’ai fait circuler beaucoup d’informations sur la situation du Chili et suscité de la solidarité avec les prisonniers politiques. Avec une quinzaine de militants, dont Robert Quevillon et Clotilde Bertrand, j’ai participé à l’organisation de la Conférence de solidarité ouvrière (CISO) de 1975; le Conseil central avec Michel Chartrand a été la cheville ouvrière de l’organisation de cette conférence. Nous avons aussi développé des liens étroits avec le Frente Autonomo del Trabajo du Mexique et avec le conseil central de la ville d’Oruro affilié à la Central Obrera de Bolivia.
En 1983, Irène Ellenberger est élue à la présidence du Conseil central, la première femme à ce poste. Avec elle, on a réorganisé la solidarité internationale en formant un Comité de solidarité et j’ai eu le plaisir de côtoyer pendant plusieurs années des militants aguerris et engagés dans la cause.
Lorsque le PQ a été élu en 1976, quel a été ton sentiment?
J’étais content comme la plupart de mes camarades, mais je trouvais le PQ plutôt incapable d’aborder les questions fondamentales. Au Chili avant l’Unité populaire, la Démocratie chrétienne avait été plus audacieuse que le PQ en 1976! Le PQ a quand même fait beaucoup pour le monde comme la loi 45, « anti-scabs » qui limitait l’action patronale contre les grèves.
Après le référendum de 1980, les syndicats sont entrés dans une période de repli.
Le référendum ne m’avait pas mobilisé, pour les mêmes raisons que mon manque d’enthousiasme envers le PQ; je me sentais un peu comme un réfugié politique. Je ne sentais pas que le PQ était ancré sur un projet social, comme on l’avait connu au Chili. Le Conseil central avait été très clair avec le slogan « Indépendance et socialisme ». C’était à peu près ce que je pensais comme plusieurs militants.
Le travail syndical à la base a continué bien que le discours des centrales syndicales se soit déplacé du combat et de la mobilisation vers la négociation et la concertation. Mais ce virage n’affectait pas beaucoup les syndicats qui continuaient de lutter et qu’on appuyait. C’est ainsi que j’ai participé à de belles mobilisations avec les gars de diverses origines chez Vélan, Kruger, CGC (ex. Gysum), Voyageur, un syndicat à l’UPA, les Haïtiens d’une petite usine de Montréal-Nord, etc.
Ce travail de formation syndicale ne finissait jamais…
Un défi n’attendait pas l’autre. Par exemple, il fallait aider les syndicats dans la gestion de leurs fonds où les fraudes ne manquaient pas; les aider à établir des règles, à partager l’information, en leur répétant que la confiance n’élimine pas le contrôle. Une session pour les membres des Comités de surveillance a aussi été mise sur pied.
Et voici qu’en 1980, les salariés de la CSN déclenchent une grève pour contrer la demande de l’employeur sur l’utilisation des salariés : le meilleur homme, là où on en avait besoin et à n’importe lequel moment. J’ai activement participé à cette grève qui a duré quatre mois On a réussi à conserver notre mot à dire sur l’organisation de notre travail. J’ai refusé deux postes à la CSN : coordonnateur national à la Mobilisation, puis membre du Service national de formation; je réalisais que ce n’était pas dans mes cordes. J’ai pensé à un grand ami chilien à qui on demandait d’être évêque et qui avait répondu : Non, j’ai à peine la foi pour être curé. J’ai toujours préféré travailler directement avec les syndicats où je pensais être le mieux placé pour aider les militants à démocratiser leur mouvement en informant et en mobilisant davantage.
À la fin des années 1980, la CSN a changé…
L’idée de la concertation et de la négociation s’est imposée, comme si les syndicats pouvaient établir un rapport d’égal à égal avec les patrons… À une rencontre avec les salariés, j’ai demandé au président de la CSN d’avouer qu’on était sous une « dictature économique », je me suis bien fait rabrouer. J’ai applaudi Françoise David qui a claqué la porte du Sommet socio-économique convoqué par Lucien Bouchard en 1995 et son Déficit zéro. Au Conseil central, on vibrait plus avec la Pauvreté zéro, slogan que Michel Chartrand utilisera dans sa campagne sous le thème de Revenu de citoyenneté contre Lucien Bouchard en 1998.
Arrivé à la retraite, tu as continué ton action dans des tas de projets…
À la veille de mes 65 ans, j’ai pris ma retraite du Conseil central, mais, progressivement, en assistant aux assemblées mensuelles pendant cinq ans en tant que délégué de l’Organisation des retraités de la CSN. J’ai lu beaucoup de livres mis de côté pendant mes 23 ans de travail syndical; certains auteurs m’ont réconcilié avec l’humanité : Hélène Pelletier-Baillargeon, Albert Jacquart, Albert Camus, Frédéric Lenoir, Jean-Jacques Pelletier, André Myre, Saramago, Jack London. Naomi Klein, Jacques Gélinas, Le Monde diplomatique, et bien d’autres. Abolir les partis politiques (titre réducteur) de Jacques Lazure, publié bien auparavant, a rejoint mes préoccupations.
Mais à part la lecture, tu as dû faire autre chose?
Oui, je suis devenu un militant pigiste : campagnes de financement d’Amnistie Internationale et du Centre Saint-Pierre; trésorier de la Fondation Salvador Allende qui a amassé 30 000 $ pour ériger une œuvre à la mémoire d’Allende; secrétaire adjoint pour un organisme de quartier; campagne de 8 000 $ pour aider les victimes de l’ouragan Mitch au Honduras; signer de multiples pétitions; participer à des manifestations; rédiger le journal de mes trois petits-enfants; révision de manuscrits de Jacques Gélinas et Maurice Boucher; libraire ambulant; participation au Comité H2O de Longueuil; camelot pour un journal indépendant de la Rive-Sud de Montréal; correspondant d’affaires pour des amis à l’étranger, etc. Avec Lorraine Guay et d’autres, je me suis impliqué dans D’abord Solidaires, toujours dans la ligne d’une action non partisane axée sur l’éducation populaire : je ne suis pas passé à Québec solidaire.
Je me suis remis en contact avec mes amis au Chili que j’ai visité à plusieurs reprises, même si du temps de Pinochet, on nous avait refusé l’entrée la veille de Noël 1983. En visitant le Musée de la mémoire (du coup d’État) à Santiago, j’ai reconnu les photos de quatre amis assassinés par les exécutants des grands actionnaires chiliens et étasuniens.
La retraite, c’est une période où l’on peut penser plus tranquillement sans être bousculé. Je me suis demandé pourquoi le travail à Cootralaco et au Conseil central m’avaient tant emballé. Aux deux endroits, j’ai côtoyé des militants qui travaillaient à améliorer le sort des travailleurs, mais aussi à changer la conception de l’Homme et de la société. Un changement de propriétaire d’usine ou de régime politique ne sert pas à grand-chose s’il n’implique pas un changement de comportement et de valeurs où la solidarité prime la promotion individuelle, où le bien des personnes l’emporte sur celui du parti ou de l’organisation.
Au menu de la retraite, il y a aussi des visites aux amis hospitalisés ou en résidence et les incontournables visites aux hôpitaux pour les réparations du corps. Mais le plus vivifiant, c’est de voir les trois petits-enfants se développer et de voir ma fille travailler dans le milieu syndical avec enthousiasme, avec de nouveaux défis, mais plein de questionnements aussi. Et enfin, passer du temps avec Jeannette, inviter des amis en sachant qu’il n’y aura pas d’urgence syndicale. Aussi repasser sa vie en se disant : j’ai été bien chanceux, mais j’aurais dû mieux faire ceci ou cela. J’ai 82 ans, je me pose des questions sur mon avenir : qu’est-ce qui arrive après, quand le corps nous empêche de vivre?
Au plaisir de vous y revoir.
Yves La Neuville
[1]Un jeune étudiant québécois, Ovide Bastien, a compilé sur place les documents de la hiérarchie catholique et a publié un livre au titre évocateur : Le coup divin (Édition du Jour, 1974 et Ovide Bastien, 2e éd. 2014).
[2] Alain Ambrosi, auteur de vidéos tournés au Chili : A la mierda los patrones et Au Chili et ailleurs.