Le professeur d’histoire israélien Yuval Noah Harari nous présente une synthèse de l’histoire de l’humanité dans son œuvre intitulée Sapiens[1] et, du même souffle, il écrit son histoire de l’homme devenu dieu. Homo deus propose une série d’hypothèses sur ce que nous réserve l’avenir mais cet exposé, même s’il risque de plaire aux survivalistes, néglige la réalité qui nous concerne directement. Entre notre sortie de la préhistoire et notre possible plongeon dans un univers totalement post-apocalyptique, il y a un monde qui correspond à l’humanité en chair et en os, absent de l’analyse d’Harari . La quête d’une société humaine, par-delà l’ordre actuel et inhumain du monde, ne fait pas partie de son projet. Illustrons ce qui fait défaut ici, notamment en ce qui concerne Marx.
L’auteur s’enthousiasme du progrès sans limites de la science : « On y réfléchit rarement, mais au cours des toutes dernières décennies, nous avons réussi à maîtriser la famine, les épidémies et la guerre » (p. 11). Harari reconnaît cependant qu’encore aujourd’hui des famines peuvent frapper dans certaines régions du monde, mais estime qu’elles auraient un caractère exceptionnel. Il en serait de même pour la guerre qui « est devenue purement inconcevable pour une partie croissante de l’humanité » (p. 25). Son credo scientiste lui fait voir la mort comme un problème technique que nous pourrons résoudre. Sans vouloir prédire d’une manière certaine l’avenir, Harari veut nous montrer ce qu’il pourrait nous réserver.
Harari démontre, dans son Sapiens, de nombreux exemples à l’appui, que ce qui caractérise l’espèce humaine est sa capacité à coopérer avec un grand nombre de personnes. Mais ses explications sur la conscience et l’intelligence ne mentionnent pas ce que les sociologues appellent les représentations collectives. Il aborde indistinctement religions, idéologies et croyances qui ne sont pour lui que des abstractions imaginaires. Selon lui, nous croyons à des choses qui n’existent pas, ce qui constitue notre principal problème.
Harari oublie que la privation endémique, celle qui oblige les populations à vivre dans un état chronique de sous-alimentation, est liée à la capacité de consommer, c’est-à-dire au pouvoir d’achat, aux prix des biens et des services. Bref, ce problème concerne le fonctionnement du marché d’une économie capitaliste. Jean Ziegler, rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, estimait à 100 000 chaque jour le nombre de personnes qui meurent de faim ou des suites immédiates de la faim[2]. Son constat est sans équivoque : « L’équation est simple : quiconque a de l’argent mange et vit. Qui n’en a pas souffre, devient invalide ou meurt. La faim persistante et la sous-alimentation chronique sont faites de main d’homme. Elles sont dues à l’ordre meurtrier du monde[3]. »
Le capitalisme est le fondement de cet ordre, mais Harari ne croit pas qu’un nouveau monde est possible. Dans ses ouvrages, il nous montre que tout change sauf le système capitaliste qui, lui, est éternel. Harari ne voit pas non plus pourquoi les dépenses militaires mobilisent des richesses qui pourraient servir à des fins plus humaines. À ce sujet, l’analyse de Louis Gill est fort éclairante : « Le capital a besoin du militarisme qui est pour lui une force d’entraînement même s’il est simultanément pour lui une dépense parasitaire[4] ». C’est pourquoi, dans le cadre du capitalisme, les objectifs de réduction de la pauvreté et de la malnutrition sont sans cesse reportés. Il s’agit donc d’un problème structurel et politique, ce que ne parvient pas à saisir Harari.
Pourtant, déjà en 1973, l’agronome René Dumont n’a pas eu peur de penser à des solutions afin de remonter à la racine du mal : « Sortir de l’économie de marché sans tomber dans le Goulag ni le chaos ne sera pas facile. Mais il faut y aller sous peine de mort. On ira donc par essais, erreurs et corrections, avec la plus grande décision. Essai et non rupture. Les sociétés de pensée ont préparé 1789 : une tâche analogue nous attend[5] ».
Harari évacue à la fois le marxisme, Marx, le communisme et la révolution. Il lance à ce propos une remarque déconcertante : « Marx oubliait que les capitalistes savent lire » (p. 70). Il croit que les capitalistes, après avoir lu Marx et pour éviter ses prophéties révolutionnaires, ont amélioré le sort des ouvriers et des ouvrières. Or l’histoire sociale nous montre que cela est faux et que si le capitalisme s’est adapté dans les pays industriellement avancés, c’est grâce aux luttes du mouvement ouvrier et non au « bon vouloir » des capitalistes.
Harari compare le communisme à une religion et, de ce fait, passe complètement à côté de l’importance de la critique marxiste. Il ne voit pas ce qui se cache derrière l’argent qui devient pour lui une simple affaire de tissage de toile et une fiction comme les autres. Il faut relire Marx au sujet de l’argent dans les Manuscrits de 1844. Contrairement à Harari, Marx établit des liens explicites entre l’argent et la notion de représentation sociale. Harari, de son côté, tente de sauver le capitalisme : « La critique du capitalisme ne doit pourtant pas nous aveugler sur ses avantages et ses réalisations » (p. 240). Selon lui, le capitalisme a réussi à surmonter la famine, les épidémies et la guerre. Il est source de bienfaits pour l’humanité. D’ailleurs, il ne peut y avoir d’autre possibilité : « Aujourd’hui, il n’y a pas de solution de rechange sérieuse au package libéral de l’individualisme, des droits de l’homme, de la démocratie et du marché libre » (p. 290). Harari ne voit pas ce qui fait problème dans ce « package ».
Toujours dans son Homo deus, Harari demeure fasciné par le transhumanisme et ses possibilités dystopiques inouïes qui vont du clonage à l’eugénisme pour culminer dans la singularité. Son enthousiasme l’amènera même jusqu’à faire de Marx un partisan du transhumanisme, car, selon lui, si ce dernier vivait encore aujourd’hui, il s’intéresserait sûrement au génome humain (p. 297). Cette fascination presque maladive nous fait penser aux Règles pour un parc humain de Peter Sloterdijk[6] qui réduit la visée humaniste à une affaire de domestication et lui préfère un usage technique sans limites et antidémocratique.
En terminant, le professeur Harari invite ses lectrices et ses lecteurs à répondre à trois questions, auxquelles nous allons donner un aperçu de réponse.
Q1- Les organismes ne sont-ils réellement que des algorithmes, et la vie se réduit-elle au traitement des données ?
Nous pouvons, bien entendu, simuler le vivant à partir de données artificielles mais la vie ne peut être entièrement assimilable à cela. Il y a encore quelque chose dans l’ordre du vivant qui surpasse les données informatiques. Le moment de la singularité où tout se rejoindra dans une totalité absolue ressemble au moment où le soleil s’éteindra. Ce moment hautement improbable est peu utile à une réflexion sur nos problèmes réels. En attendant le « Godot » catastrophique, la vie persiste dans une fragilité qu’il importe de préserver. Les foutus algorithmes ne doivent servir qu’à cela.
Q2- De l’intelligence ou de la conscience, laquelle est la plus précieuse ?
Il s’agit encore une fois d’une fausse question, parce que dans le cadre du capitalisme actuel, la conscience est un privilège et l’intelligence, si on entend par cela la science, est détournée des fins humaines pour viser le profit. Les règles du marché ne sont ni conscientes ni intelligentes, mais elles agissent comme un leurre afin de perpétuer, grâce à l’exploitation, un système oppressif d’injustices et d’inégalités. Cela est bien plus concret que le fantasme de la singularité.
Q3- Qu’adviendra-t-il de la société, de la politique et de la vie quotidienne quand les algorithmes non conscients mais hautement intelligents nous connaîtront mieux que nous ne nous connaissons ?
Cela est peut-être déjà le cas quand les médias sociaux nous permettent de diffuser nos renseignements personnels tout en faisant disparaître leur caractère privé. Wikileaks nous a montré que ces informations sont vendues à des fins de commercialisation et de contrôle. Tout cela représente un danger réel pour les citoyennes et les citoyens car elles sont utilisées à des fins de domination. Mais de là à croire que des algorithmes conscients nous élimineront, il y a là une pente fatale qui ne mène à rien. Ce sont encore une fois des questions inutiles qui nous détournent de questions plus urgentes. Il est certain qu’à l’échelle cosmique nous comptons pour peu mais cela n’a aucune importance, car c’est ici et maintenant que tout se joue.
Dans ses ouvrages, Harari oublie les principaux objectifs qui doivent nous concerner : sortir de la crise climatique, sortir du capitalisme, repenser l’éducation et la démocratie. Il s’agit de viser un monde meilleur et non un meilleur des mondes. Et à l’instar de René Dumont (et de Rosa Luxemburg), nous croyons que nous avons en réalité comme choix le socialisme ou la barbarie. C’est donc justement le « package libéral » qu’il faut dépasser !
Louis Desmeules
Notes
[1] Yuval Noah Harari, Sapiens, Une brève histoire de l’humanité, Paris, Albin Michel, 2015.
[2] Jean Ziegler, Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent, Paris, Fayard, 2002.
[3] Ibid., p. 15.
[4] Louis Gill, Fondements et limites du capitalisme, Montréal, Boréal, 1996, p. 657.
[5] René Dumont, L’utopie ou la mort, Paris, Seuil, 1973, p. 187.
[6] Peter Sloterdijk, Règles pour un parc humain, Paris, Mille et une nuits, 2000.
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