Au Québec, on connaît l’existence des Métis dans l’Ouest canadien surtout à cause de la pendaison de Louis Riel le 16 novembre 1885. Pendant longtemps, les manuels d’histoire du Canada firent disparaître les Métis après leur révolte de mars 1885. Pourtant, les Métis n’ont jamais cessé de lutter pour leurs droits. Ils ont, par exemple, formé en 1928 l’Association des Métis d’Alberta et des Territoires du Nord-Ouest et ont réussi à pousser le gouvernement de l’Alberta à mettre sur pied la Commission Ewing (1934-1936), ce qui a mené à l’adoption de la Half-Breed Population Betterment Act en 1938. Cette loi a « réservé » des terres pour les Métis dont il était justement question dans l’arrêt Alberta (Affaires autochtones et développement du Nord) c. Cunningham (2011). Les Métis, les Indiens inscrits et non inscrits (en vertu de la Loi sur les Indiens) ont fondé ensemble le National Indian Council en 1961. Cependant, les trois groupes n’avaient pas les mêmes priorités et, en 1967, les Indiens inscrits formèrent la National Indian Brotherhood, qui deviendra en 1982 l’Assemblée des Premières Nations, tandis que les Métis et les Indiens non inscrits fondèrent ensemble le Congrès autochtone du Canada en 1971, qui lui-même se scindera en deux groupes en 1983 : le Ralliement national des Métis et le Congrès des Peuples autochtones. Harry Daniels, en tant que président du Congrès autochtone du Canada, jouera un rôle clé dans l’inclusion des Métis à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, qui « reconnaît et confirme » les « droits existants – ancestraux ou issus de traités – des peuples autochtones du Canada ».
C’est ce même Harry Daniels qui a lancé l’affaire Daniels en 1999 en demandant un jugement déclaratoire indiquant que « les Métis et les Indiens non inscrits sont des “Indiens” visés au paragraphe 91(24) » de la Loi constitutionnelle de 1867 (par. 2). L’article 91 contient la liste des pouvoirs du Parlement fédéral ; le par. 24 stipule « les Indiens et les terres réservées aux Indiens ». Il faut dire que la Cour suprême du Canada a déclaré, dans l’arrêt Re : Eskimo qui date de 1936, que les Inuits sont des « Indiens » aux fins du par. 91(24). Les Métis étaient donc le seul peuple autochtone mentionné à l’art. 35 que le Parlement fédéral refusait de reconnaître comme des « Indiens » aux fins du par. 91(24). En avril 2016, la Cour suprême du Canada a répondu de façon positive à la requête de Daniels. À vrai dire, la Cour n’a pas décidé que les Métis étaient des « Indiens », mais plutôt que le « fait d’interpréter largement le mot “Indiens” figurant au par. 91(24) et de lui attribuer le sens de “peuples autochtones” [à l’art. 35] permet[tait] de répondre aux préoccupations d’ordre définitionnel soulevées par les parties en l’espèce » (par. 46). Cela soulèvera encore une fois cette question qui a fait couler beaucoup d’encre à la suite de l’inclusion des Métis à l’art. 35 en 1983.
Qui sont les Métis ?
La Cour suprême du Canada a répondu à la question « Qui sont les Métis? » en 2003 dans l’arrêt Powley, une décision qui a reconnu pour la première fois que les Métis avaient des droits autochtones protégés par l’article 35. Examinons un instant l’affaire Powley. Dans ce dernier arrêt, la Cour a fourni une série de dix épreuves afin de déterminer si un droit autochtone existait : 1) qualification du droit ; 2) identification de la communauté historique titulaire des droits ; 3) établissement de l’existence d’une communauté contemporaine titulaire des droits revendiqués ; 4) vérification de l’appartenance du demandeur à la communauté actuelle concernée ; 5) détermination de la période pertinente (avant la mainmise des États européens) ; 6) la pratique faisait-elle partie intégrante de la culture distinctive du demandeur ?; 7) établissement de la continuité entre la pratique historique et le droit contemporain revendiqué ; 8) y a-t-il eu ou non extinction du droit revendiqué ?; 9) si le droit revendiqué existe, y a-t-on porté atteinte ?; 10) l’atteinte est-elle justifiée ? (résumé dans Corneau, par. 26).
Une des raisons pour lesquelles les gouvernements ont tant tardé à reconnaître les droits des Métis est qu’ils ont prétendu ne pas savoir qui sont les Métis. Par l’arrêt Powley, la Cour a en quelque sorte critiqué la mauvaise foi des gouvernements quant à la détermination de l’identité métisse en soutenant qu’il « ne s’agit pas d’une tâche insurmontable » (par. 29). La Cour a ensuite fixé quelques balises à la question identitaire. Elle a d’abord précisé qu’elle n’avait « pas l’intention d’établir une définition exhaustive de l’identité métisse aux fins de présentation des revendications fondées sur l’art. 35 », mais s’est contentée d’indiquer trois facteurs principaux « comme indices tendant à établir l’identité métisse dans le cadre d’une revendication fondée sur l’art. 35 : auto-identification, liens ancestraux et acceptation par la communauté » (par. 30).
En ce qui concerne l’auto-identification, la Cour précise qu’elle « ne doit pas être récente : en effet, bien qu’il ne soit pas nécessaire que l’auto-identification soit constante ou monolithique, les revendications présentées tardivement, dans le but de tirer avantage d’un droit visé à l’art. 35, ne seront pas considérées conformes à la condition relative à l’auto-identification » (par. 31). À ce critère subjectif, la Cour ajoute une « exigence objective » : « le demandeur doit faire la preuve de l’existence de liens ancestraux avec une communauté métisse historique » (par. 32). Bien sûr, cela implique préalablement à la fois l’existence d’une communauté historique et un lien de continuité entre la communauté historique et la communauté contemporaine. Enfin, troisièmement, « le demandeur doit prouver qu’il est accepté par la communauté actuelle dont la continuité avec la communauté historique constitue le fondement juridique du droit revendiqué » (par. 33, souligné dans l’original).
À cet égard, la Cour stipule que l’« appartenance à une organisation politique métisse peut se révéler pertinente, mais elle ne suffit pas… » (par. 33). La Cour donne aussi une idée de ce qu’elle entend par communauté : « Une communauté métisse peut être définie comme étant un groupe de Métis ayant une identité collective distinctive, vivant ensemble dans la même région et partageant un mode de vie commun » (par. 12). En 1983, cette distinction a justement mené à la scission du Congrès autochtone du Canada en deux organismes, soit le Ralliement national des Métis et le Congrès des Peuples autochtones. La priorité des Indiens non inscrits – qui s’auto-identifient souvent comme « Métis » – était de regagner leur statut juridique d’« Indien » et d’ainsi tomber sous l’égide de la Loi sur les Indiens. Par contre, les Métis ne cherchaient aucunement à avoir le statut juridique d’« Indien » au sens de la Loi sur les Indiens. Encore une fois, bien que les Indiens non inscrits soient souvent métissés, leurs intérêts ne correspondent pas forcément à ceux des Métis.
Des communautés métisses hors de l’Ouest canadien ?
De façon inattendue, ce premier arrêt du tribunal de dernière instance au Canada sur les droits des Métis protégés par l’art. 35 ne concernait pas l’une des trois provinces des Prairies, mais Sault-Sainte-Marie en Ontario. De toute évidence, cela a incité d’autres individus à former des associations « métisses » et à revendiquer des droits autochtones. Le nombre d’individus qui réclament une identité métisse dans les recensements fédéraux monte en flèche et les organisations de « Métis » poussent comme des champignons, dont plusieurs au Québec. Depuis une quinzaine d’années, Chelsea Vowel et Darryl Leroux[2] en décomptent 25 au Québec. Entre 2001 et 2011, le nombre de personnes qui s’identifient comme « Métisses » au Québec a augmenté de 258 %[3]. Tout indique que l’arrêt Daniels aura pour effet de stimuler davantage ce genre d’auto-identification et de revendication.
Pourtant, les quelques décisions que les tribunaux ont rendues au Québec ont échoué lamentablement à démontrer l’existence tant d’une communauté métisse actuelle que d’une communauté historique. Par exemple, dans l’affaire Corneau (2015), le juge Banford note qu’« en ce qui concerne le facteur d’auto-identification, la preuve révèle surtout qu’il s’agit d’un phénomène plutôt récent dicté par l’opportunisme » (par. 367). De plus, Corneau aurait tenté « de fonder un droit autochtone sur la seule base d’un lien de sang » (par. 374). De façon semblable, dans l’affaire Séguin (2016), le juge Dallaire souligne que, « dans le cas de la majorité des membres de la communauté, il faut souvent reculer de dix ou douze générations pour trouver la présence d’un Autochtone, parfois à des milliers de kilomètres de la région de Maniwaki, sans pouvoir pour autant conclure à une intégration subséquente à une communauté métisse » (par. 143). Ainsi, le simple fait de trouver un ancêtre amérindien dans sa généalogie ou des traces amérindiennes dans son ADN n’est pas suffisant pour revendiquer le statut juridique d’une personne autochtone. D’un point de vue juridique, les défauts de ces tentatives sont évidents : elles se basent sur une idée de ce qu’est être « Métis », ce que la Cour suprême a clairement rejeté dans l’affaire Powley.
La source de cette confusion est peut-être l’étymologie du mot « métis », du latin mixtus, et sa définition en français. Selon le Petit Robert, une vieille acception de « métis » ne s’applique même pas aux êtres vivants : « 1. Qui est mélangé ; qui est fait moitié d’une chose, moitié d’une autre – Mod. Tissu métis, toile métisse, dont la chaîne est en coton et la trame en lin (fil et coton). Subst. Du métis, Draps de métis[4] ». L’acception du mot qui nous intéresse ici est celle-ci : « 2. Qui est issu du croisement des races, de variétés différentes dans la même espèce. Dont le père et la mère sont de races différentes[5] ». Quelques remarques s’imposent toutefois à propos de cette acception de « métis » en français. Tout d’abord, il est intéressant de noter les exemples que donne le Petit Robert : « Métis né d’un Noir et d’une Blanche [ou d’une Noire et d’un Blanc], d’un Européen et d’une Asiatique ». On voit qu’en lui-même, le mot « métis » en français ne fait aucunement référence à un peuple, encore moins à un peuple indigène, mais tout simplement à un individu d’ascendance mixte. Il s’agit là de deux apports qui sont sans doute spécifiques au contexte canadien et qui nous éloignent de la définition qui se trouve dans un dictionnaire. Pour éviter la confusion, on a tendance à parler de métissage ou de métissé plutôt que de « métis ». En outre, en anglais, le mot « Métis » est évidemment un emprunt au lexique d’une autre langue. Quand on dit « Métis » en anglais (pour désigner un peuple), c’est justement pour ne pas dire « métis » en français (qui renvoie à une simple mixité). Autrement dit, si tous les Métis sont des métis, ce ne sont pas tous les métis qui sont des Métis.
Dans l’arrêt Daniels, la Cour suprême du Canada constate qu’il « n’existe aucun consensus sur la question de savoir qui est considéré comme un Métis ou un Indien non inscrit, et un tel consensus n’est d’ailleurs pas nécessaire » (par. 17). Ce que la Cour voulait dire, c’est que le consensus n’est pas nécessaire pour trancher la question de savoir quel palier gouvernemental de l’État canadien détient la compétence pour légiférer sur les Métis et les Indiens non inscrits. Par ailleurs, elle stipule qu’« il n’est pas nécessaire d’identifier les collectivités d’ascendance mixte formées de Métis et celles formées d’Indiens non inscrits » puisque tous « ces groupes sont des “Indiens” visés au par. 91(24) » (par. 46).
Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y aura jamais aucune nécessité d’identifier ces collectivités et de déterminer qui leur appartient. La Cour a précisé que la « question de savoir si des personnes données sont des Indiens non inscrits ou des Métis, et donc des “Indiens” visés au par. 91(24) – ou encore si une collectivité en particulier est formée de telles personnes – est une question de fait qui devra être décidée au cas par cas dans le futur » (par. 47. Je souligne). Parce qu’il s’agit d’une question de fait, la Cour, de toute évidence, ne peut pas se prononcer à ce sujet de façon a priori. C’est pour cette raison que la Cour cite un article selon lequel « une collectivité métisse distincte s’est constituée à LeHeve [sic], en Nouvelle‑Écosse, laquelle se distingue des Acadiens et des Indiens micmacs » dès 1650 (par. 17). Cependant, ces remarques relèvent de ce qu’on appelle un obiter dictum – des propos qui ne font pas partie de la décision. Le but de cette citation n’était pas de décréter l’existence juridique d’une communauté métisse en Nouvelle-Écosse. Ce serait justement décider de façon péremptoire de l’existence (ou de la non-existence) d’une collectivité. Certes, la citation est un peu étrange : il s’agit d’un passage qui date de 1983, à savoir vingt ans avant que soit rendu l’arrêt Powley, et cité dans un article qui date de 1991. La Cour suprême du Canada elle-même a néanmoins refusé d’entendre en appel le peu de décisions qui ont réussi à se rendre à un tribunal d’appel provincial après une douzaine de tentatives pour prouver devant un tribunal de première instance l’existence d’une communauté métisse au Nouveau-Brunswick ou en Nouvelle-Écosse. Étant donné qu’il s’agit d’une question de fait, la Cour ne peut jamais conclure une fois pour toutes à la non-existence de communautés métisses dans l’Est du Canada. Dans ce même paragraphe, la Cour a aussi écrit que le « mot “Métis” peut renvoyer à la collectivité métisse historique de la colonie de la rivière Rouge au Manitoba, ou encore être utilisé comme terme générique pour désigner quiconque possède des origines mixtes européennes et autochtones » (par. 17). Il ne s’agit pas d’une définition juridique du terme « Métis », puisque la Cour a auparavant précisé qu’il s’agit d’« étiquettes culturelles et ethniques » qui « ne permettent pas d’établir des limites définies ».
Généalogie des « Indiens non inscrits » au Canada
C’est à partir de cette acception du mot « métis » – qui est aussi celle de half-breed en anglais – qu’il faut comprendre le commentaire de la Cour selon lequel « certaines personnes [non inscrites] s’identifient étroitement à leurs origines indiennes, alors que d’autres estiment que le mot Métis reflète davantage leurs origines mixtes » (par. 18). L’histoire des « Indiens non inscrits » remonte à une des premières lois sur les Indiens au Canada. Il s’agit de l’Acte pour mieux protéger les terres et les propriétés des sauvages dans le Bas-Canada (1850). Dans un premier temps, « toutes les personnes mariées à des sauvages, et résidant parmi eux, et les descendants desdites personnes » étaient « considérées comme sauvages appartenant à la tribu ou peuplade de sauvages ». Les hommes et les femmes allochtones et leurs enfants métissés deviennent donc des « Indiens » aux yeux de la loi. Cependant, à la suite de plaintes, notamment des Agniers (Kanienkehaka), le Parlement du Canada-Uni modifie la loi afin de limiter cette clause à des femmes allochtones qui épousent des hommes indigènes. L’effet était d’exclure les hommes allochtones qui épousent des femmes indigènes de la définition juridique d’« Indiens ». Dès lors, les épouses indigènes et les enfants métissés restent néanmoins inscrits à la liste des membres de leur bande. Peu après, le Parlement du Canada-Uni adopte l’Acte pour encourager la civilisation graduelle des tribus sauvages (1857). Cet Acte prévoit « de faire disparaître graduellement toute distinction légale qui existe entre eux [les membres des “tribus sauvages”] et les autres sujets canadiens de Sa Majesté ». Plus de cent ans plus tard, le fameux Livre blanc de 1968 a prévu ni plus ni moins la fin de toute distinction juridique entre les peuples indigènes et les citoyens canadiens – en d’autres mots, comme l’a dit Harold Cardinal, « un programme à peine voilé d’extermination par le biais de l’assimilation[6] ».
Quoi qu’il en soit, l’Acte de 1857 prévoit la possibilité pour les Amérindiens de s’affranchir de la tutelle en abandonnant leur statut d’« Indien ». Comme les personnes mariées ne constituent à l’époque qu’une seule personne juridique aux yeux de la loi, le statut juridique de la femme et de ses enfants suit celui du mari et père. On crée ainsi une catégorie de personnes qui sont toujours génétiquement indigènes, mais qui sont des « Blancs » aux yeux de la loi. Cependant, dix ans plus tard, seulement deux Indiens inscrits se seront affranchis aux termes de cette loi. Enfin, la fameuse Loi sur les Indiens de 1876 prive toute femme indigène qui épouse un homme non inscrit sur une liste de bandes d’Indiens ainsi que ses enfants métissés de leur statut juridique d’« Indien ». Il importe de souligner que ce n’est pas uniquement en épousant un allochtone, mais même un Indien affranchi ou un « métis » (dans le sens d’une personne d’ascendance mixte) que la femme indigène devient une « Blanche » aux yeux de la loi. Ainsi se crée pour la première fois une catégorie d’« Indiens non inscrits » qui sont forcément métissés.
Ce qui est intéressant dans l’affaire Powley est que les ancêtres de Powley étaient en fait des Indiens inscrits jusqu’à ce que le gouvernement fédéral les expulse de la réserve ojibwa. On peut alors se demander s’il ne s’agissait pas en fin de compte d’Indiens métissés plutôt que de Métis…
L’art de confondre les Métis et les Indiens « métissés »
Du point de vue de l’histoire du droit, la Loi de 1870 sur le Manitoba a signalé l’entrée des Métis du Manitoba dans le droit canadien. Le but de l’art. 31 de la Loi était de compenser l’extinction du titre « Indien » des Métis par l’octroi de 1,4 million d’acres de terre. L’art. 31 n’est toutefois pas le seul cas où le titre « Indien » des Métis fut reconnu dans la législation canadienne. Le gouvernement fédéral a interprété l’art. 31 dans le sens où celui-ci n’éteignait que le titre des enfants des Métis. En 1874, le Parlement fédéral a donc adopté une loi afin d’éteindre le titre des adultes en les dédommageant par des certificats fonciers de 240 acres. En 1879, le Parlement fédéral a ensuite modifié l’Acte concernant les terres de la Puissance de 1872 afin de reconnaître le titre « Indien » des Métis qui vivaient à l’extérieur du Manitoba, mais à l’intérieur des Territoires du Nord-Ouest. Cette reconnaissance législative jouera un rôle important dans l’issue de l’arrêt Daniels que la Cour suprême du Canada a rendu en 2016. Malgré ce que certains prétendent, le Parlement fédéral n’a pas pour autant reconnu un peuple métis en 1870. Aux yeux du gouvernement, il s’agissait plutôt d’une population qui se définissait par son ascendance mixte, comme en témoigne le terme « half-breed ». Cette tendance à réduire les Métis (un peuple) à des métis (une simple population ou agrégation d’individus mixtes) se voit dans l’art. 3(e) de la Loi concernant les Sauvages de 1876, qui stipule que « tout Métis du Manitoba qui aura pris part au partage de la distribution des terres des Métis ne sera pas compté comme Sauvage » au sens de la Loi. Ainsi, cette inclusion des Métis dans la Loi qui, pourtant, les exclut de la portée de cette même Loi, a fait en sorte que le statut juridique de Métis soit l’équivalent de celui des Indiens affranchis. Qui plus est, dans la mesure où un « métis » est quelqu’un dont « le père et la mère sont de races différentes », les Indiens non inscrits pouvaient légitimement se définir comme « métis ».
Cependant, lorsque la Cour suprême a rendu en 2003 sa décision dans l’affaire Powley, elle a justement apporté une définition juridique de l’identité métisse qui nous éloigne autant de celle, « culturelle et ethnique », mentionnée dans l’arrêt Daniels que de celle qui se trouve dans les dictionnaires de langue française. Selon la Cour, le « mot “Métis” à l’art. 35 ne vise pas toutes les personnes d’ascendance mixte indienne et européenne, mais plutôt les peuples distincts qui, en plus de leur ascendance mixte, possèdent leurs propres coutumes, façons de vivre et identité collective reconnaissables et distinctes de celles de leurs ancêtres indiens ou inuits d’une part et de leurs ancêtres européens d’autre part » (par. 10). La Cour a répété dans l’arrêt Daniels qu’il « ne fait aucun doute que les Métis forment un peuple distinct ». Ici, la Cour parle d’une définition juridique du terme « Métis », puisqu’elle mentionne deux autres arrêts qui ne concernent pas les Métis (par. 42).
La Cour a repris ces trois critères identitaires dans l’affaire Daniels pour déterminer qui est Métis aux fins de l’art. 91(24). Cependant, la Cour a précisé que le « troisième critère – l’acceptation par la collectivité – suscite des préoccupations particulières en l’espèce » (par. 49). Puisque l’art. 35 protège des droits qui appartiennent à des collectivités, il est compréhensible que l’acceptation par la collectivité soit fondamentale pour exercer ces droits. Ce n’est pas nécessairement le cas de l’art. 91(24), qui peut couvrir toute la gamme de services sociaux qu’offrent les provinces aux allochtones résidents. La Cour soulève la possibilité théorique que « parmi les personnes visées par cette disposition, certaines ne soient plus acceptées par leurs collectivités parce qu’elles en auraient été séparées en raison, par exemple, de politiques gouvernementales comme celle relative aux pensionnats indiens ». Il faut cependant se garder d’en conclure que le troisième critère est sans pertinence. La Cour précise qu’il « n’existe aucune raison logique justifiant de priver présomptivement et arbitrairement de telles personnes de la protection qu’offre le pouvoir de légiférer du Parlement sur la base d’un critère requérant leur “acceptation par la collectivité”». En d’autres mots, il peut exister des exceptions à la règle. De plus, bien que la Cour utilise le terme « acceptation » dans l’arrêt Powley, elle parle aussi de « critère d’appartenance ». Il est tout à fait possible qu’une personne adoptée à la naissance découvre à un moment donné que sa mère était Kanienkehaka de Kahnawake, mais le refus de la communauté de l’accepter selon son code de citoyenneté n’enlève rien de son lien familial, culturel, linguistique et autre. Appartenir à une communauté ne veut pas forcément dire être accepté par elle.
Certains soi-disant métis de l’Est aiment bien en appeler à l’autorité en citant Louis Riel, qui aurait lui-même reconnu qu’il y avait des « métis » dans l’Est du Canada. En effet, Riel a parlé des « provinces canadiennes de l’Est [où] beaucoup de Métis […] vivent méprisés sous le costume indien. Leurs villages sont des villages d’indigence ». Le fait qu’il mentionne que ces « Métis » vivent « sous le costume indien » dans des « villages » laisse entendre qu’il s’agit en fait d’Amérindiens métissés. En effet, dans l’affaire Daniels, le juge de première instance a révélé que le père Marcoux, missionnaire à Kahnawake, a écrit dans les années 1850 : « Si l’on entend par métis ceux qui ont la moitié ou moins de sang sauvage, ils sont très nombreux. Au Sault St.Louis [Akwesasne], on ne trouverait peut-être pas dix Sauvages, pur sang » (par. 291). De façon semblable, le rapport Pennefather de 1856 a noté « … qu’il [était] rare de compter une seule personne de sang pur parmi eux [les Indiens du Bas-Canada]» (par. 292). Cependant, selon le père Marcoux, les « métis et les “Indiens” [à Kahnawake] avaient en commun l’usage de la langue mohawk et la tradition de la maison longue, des liens de parenté en raison des mariages entre Blancs et Autochtones ainsi que des liens culturels, par l’entremise entre autres de la chasse et de la religion (le catholicisme) » (par. 164). Quand on est rendu à vouloir faire des Premières Nations des « Métis » à l’encontre même de l’auto-identification de ces peuples en tant que Wendate, Malécite, Kanienkehaka et Abénaquis, on ne s’inscrit pas dans un courant de renaissance identitaire métisse – on est tout simplement en parfaite continuité avec le bon vieil impérialisme identitaire des premiers colons français.
Darren O’Toole[1]
[1] Professeur à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa.
[2] Chelsea Vowel et Darryl Leroux, « White settler antipathy and the Daniels Decision », Topia, vol. 36, 2016.
[3] Ibid.
[4] « Métis, isse », Le Petit Robert, 1992, p. 1192.
[5] Ibid.
[6] Harold Cardinal, La tragédie des Indiens du Canada, Montréal, Éditons du Jour, 1970.