AccueilNuméros des NCSNo. 18 - Automne 2017Pour que vivent nos nations, le capitalisme doit mourir

Pour que vivent nos nations, le capitalisme doit mourir

 

Les efforts des Autochtones pour défendre nos droits et nos terres rencontrent de plus en plus une limite significative et, à mon avis, problématique. Cette restriction implique, d’une part, le type de tactiques présentées comme étant moralement légitimes pour défendre notre territoire et nos droits en tant que peuples autochtones et, d’autre part, celles perçues comme moralement illégitimes en raison de leur caractère perturbateur et extralégal.

Dans le cas des tactiques jugées légitimes dans la défense de nos droits, l’accent est souvent mis sur des « négociations » formelles – généralement menées entre les autorités autochtones « officielles » (habituellement des hommes) et des représentants de la Couronne (habituellement des hommes, également) – qui seront, si nécessaire, accompagnées d’actes principalement symboliques de contestation pacifique et non perturbatrice, obéissant aux principes de l’État de droit du Canada.

Il y a ensuite les approches qui sont de plus en plus jugées illégitimes. Elles incluent, mais ne s’y limitent pas, les formes de contestation et d’action directe qui cherchent à influencer le pouvoir par des mesures moins médiées et parfois plus perturbatrices, comme le ralentissement du trafic afin de distribuer des prospectus et de construire des solidarités, le blocage temporaire de l’accès aux territoires autochtones afin de nuire à l’exploitation des terres et des ressources des Premières Nations, ou, dans des cas plus rares, la réoccupation d’une portion de terre autochtone (rurale ou urbaine) par l’établissement de lieux de réclamation qui servent aussi à perturber pour longtemps, sinon à bloquer entièrement, l’accès aux territoires autochtones par l’État ou le capital. Toutefois, malgré leur diversité et leur spécificité, la plupart de ces activités tendent à être qualifiées de manière très négative dans les médias : elles seraient des activités « réactionnaires », « menaçantes » et « perturbatrices ».

Au-delà des barrages

Les actions récentes des défenseurs Mi’kmaq de la terre et de l’eau à Elsipogtog montrent que les actions directes sous la forme de barrages autochtones sont à la fois une négation et une affirmation. Ce sont des actes cruciaux de négation dans la mesure où ces gestes cherchent à empêcher ou à bloquer le flux des ressources transportées des champs de pétrole et de gaz naturel, des moulins à scie, des exploitations minières et des installations hydroélectriques situés sur les terres dépossédées des nations autochtones jusqu’aux marchés internationaux. En d’autres mots, ces formes d’action directe cherchent à affecter négativement l’infrastructure économique qui constitue le cœur de l’accumulation coloniale de capital dans les économies des colonies de peuplement, comme au Canada. Historiquement, bloquer l’accès à cette infrastructure essentielle a été plutôt efficace pour les communautés autochtones en termes de gains à court terme. Cependant, au cours des dernières décennies, les pouvoirs étatiques et corporatifs sont aussi devenus plutôt habiles pour récupérer les pertes encourues en raison de la résistance des peuples autochtones en poussant nos leaders hors des terres et en les attirant dans des négociations où les règles du jeu sont toujours définies par et dans les intérêts du capital des colonisateurs.

Plusieurs gérants d’estrade tendent à ignorer que ces actions sont également un geste d’affirmation de la résurgence autochtone, dans la mesure où elles constituent une incarnation du droit autochtone et des obligations qu’il impose aux peuples autochtones, à savoir maintenir les rapports de réciprocité dans nos interactions avec le monde humain et non humain – la Terre.

La question que je voudrais explorer ici, quoique très brièvement, est la suivante : comment pourrions-nous commencer à amplifier ces actions directes ancrées dans la terre, souvent localisées, pour produire une transformation plus générale de l’économie coloniale ? Pour le dire un peu différemment, comment pourrions-nous passer d’une politique autochtone résurgente qui cherche à inhiber les effets destructeurs du capital à une politique qui s’emploie à créer des approches autochtones distinctes du capital ?

Rebâtir nos nations

Dans un entretien récent avec Naomi Klein[2], Leanne Betasamosake Simpson nous donne un aperçu de ce qu’une telle approche ou de telles approches distinctes pourraient impliquer pour les nations autochtones. « Les gens au sein du mouvement Idle No More qui parlent de l’idée de nation autochtone parlent d’une transformation gigantesque, d’une décolonisation gigantesque ; ils en appellent à une “résurgence de la pensée politique autochtone” qui est “ancrée dans la terre et effectivement liée à cette relation intime et proche avec la terre, ce qui pour moi signifie une revitalisation des économies autochtones locales durables”. »

Sans une telle transformation colossale de l’économie politique du colonialisme de peuplement contemporain, tous les efforts pour rebâtir nos nations ne feront que parasiter le capitalisme et donc maintenir l’exploitation perpétuelle de nos terres et de notre travail. Considérons, par exemple, une approche de la résurgence qui verrait les Autochtones commencer à se reconnecter à leurs terres et à leurs pratiques ancrées dans la terre, soit sur une base individuelle ou sur une base collective à petite échelle. Cela pourrait prendre la forme de parcourir nos terres, dans un effort pour nous refamiliariser avec les paysages et les lieux qui donnent une forme et un contenu à nos histoires, nos langues et nos cultures. Cela pourrait aussi consister à revitaliser et à mettre en œuvre des pratiques de récoltes ancrées dans la terre, comme la chasse, la pêche et la cueillette ou des activités de production culturelle, comme le tannage de peaux et la sculpture, qui servent toutes également à affirmer notre présence souveraine sur nos territoires selon des façons qui peuvent être profondément éducatives et habilitantes. Enfin, cela pourrait prendre la forme d’une réoccupation de lieux sacrés afin de réapprendre et de pratiquer nos activités cérémonielles.

Bien que toutes ces pratiques ancrées dans des lieux soient cruciales pour notre bien-être et offrent une connaissance profonde des formes de vie constituant des cadres pour penser à des approches qui diffèrent d’une économie fondée sur l’exploitation perpétuelle du monde humain et non humain, sur le plan micropolitique où ces pratiques tendent à opérer, elles requièrent que nous ayons encore accès à un mode de subsistance détaché de ces pratiques elles-mêmes. En d’autres mots, elles requièrent que nous ayons accès à une forme très précise de travail – qui dépend, dans notre économie actuelle, de l’expropriation de notre force de travail et du vol de notre temps au profit des autres – afin de générer l’argent nécessaire pour dépenser ce temps régénérateur sur le terrain.

Un problème similaire guette les efforts d’autodétermination qui cherchent à réduire notre pauvreté et notre dépendance économique au moyen du partage des revenus tirés des ressources, d’ententes sur les répercussions et les avantages qui soient plus globales, et de stratégies d’action positive à l’emploi négociées par l’intermédiaire de l’État avec les industries qui ravagent les territoires autochtones. Même si le capital généré par une telle approche pouvait, en principe, être dépensé pour subventionner la revitalisation de certaines traditions et pratiques culturelles, au bout du compte celles-ci resteraient dépendantes d’une économie prédatrice totalement contraire à la réciprocité profonde qui constitue le noyau culturel des rapports à la terre de plusieurs peuples autochtones.

Développer des approches politico-économiques autochtones

Quelles formes pourrait prendre une approche politico-économique autochtone qui diffère de l’intensification du capitalisme sur et dans nos territoires ? Pour certaines communautés, elle consiste à revigorer à la fois des activités ancrées dans la subsistance et des entreprises économiques plus contemporaines. Dans les années 1970, par exemple, la nation dénée a cherché à limiter les conséquences environnementales et culturelles néfastes de l’extractivisme capitaliste en proposant d’établir une économie qui mettrait en œuvre des concepts traditionnels de la gouvernance dénée – des structures politiques régionales décentralisées fondées sur la prise de décisions participatives et consensuelles – dans la sphère économique. À l’époque, cela aurait donné lieu à une revitalisation du mode de production de la forêt en mettant l’accent sur la récolte et la fabrication de ressources locales renouvelables au moyen d’activités traditionnelles comme la chasse, la pêche et la trappe, éventuellement combinées avec, et partiellement soutenues par d’autres activités économiques sur des terres communales gérées par la nation dénée. Des modèles économiques pris en compte à cette époque incluaient donc l’organisation démocratique de la production et de la distribution des biens par des coopératives autochtones et, éventuellement, des entreprises autogérées par les travailleurs et les travailleuses.

Redécouvrir des approches politico-économiques autochtones distinctes comme celles-là pourrait constituer une menace véritable pour l’accumulation du capital sur les terres autochtones, et ce, de trois façons.

  • Premièrement, par le biais du mentorat et de l’éducation, ces économies reconnectent les Autochtones à des pratiques ancrées dans la terre et à des formes de savoir qui mettent l’accent sur la durabilité radicale. Cette forme de normativité ancrée est l’antithèse de l’accumulation capitaliste.
  • Deuxièmement, ces pratiques économiques offrent un moyen de subsistance qui peut, avec le temps, aider à rompre notre dépendance au marché capitaliste en cultivant l’autosuffisance par la production locale et durable d’aliments et de matériaux essentiels à la vie, que nous distribuons et consommons régulièrement dans nos propres communautés.
  • Troisièmement, par l’application des principes traditionnels de la gouvernance autochtone à des activités économiques non traditionnelles, nous ouvrons une voie pour nous impliquer dans des entreprises économiques contemporaines d’une manière autochtone qui soit mieux à même de nourrir une prise de décisions économiques durables, une distribution équitable des ressources dans et entre les communautés autochtones, l’émancipation politique et économique des femmes autochtones et l’habilitation des citoyens et des travailleurs autochtones qui peuvent ou doivent gagner leur vie dans des secteurs économiques hors de la forêt. Pourquoi ne pas étendre de manière critique les aspects les plus égalitaires et participatifs de nos pratiques traditionnelles de gouvernance à toutes nos activités économiques, peu importe qu’elles soient mises en œuvre dans un contexte ancré dans la terre ou en contexte urbain ? Des villes se trouvent aussi sur les terres autochtones et, présentement, bon nombre d’entre nous y vivent.

Nouvelles alliances, nouvelles ouvertures

La capacité des économies autochtones résurgentes à défier à long terme le capitalisme colonial de peuplement peut uniquement se concrétiser si certaines conditions sont réunies.

Premièrement, tous les obstacles légaux et politiques coloniaux, racistes et patriarcaux qui ont servi à bloquer notre accès à la terre doivent être affrontés et levés. Bien entendu, le capitalisme continue de jouer un rôle crucial dans le processus de dépossession de nos terres et de notre autorité autodéterminante, mais il le fait seulement de concert avec des axes d’exploitation et de domination configurés selon des lignes raciales, genrées et étatiques. Étant donné la résilience de ces rapports de pouvoir également dévastateurs, nos efforts de décolonisation doivent affronter directement plus que de simples rapports économiques ; ils doivent rendre compte des voies complexes par lesquelles le capitalisme, le patriarcat, la suprématie blanche et l’État interagissent pour former la constellation de rapports de pouvoir qui supportent durablement les modèles de comportement, les structures et les relations. Démanteler ces structures oppressives ne sera pas facile. Cela exigera que nous continuions à affirmer notre présence sur tous nos territoires, en conjonction avec une intensification des confrontations avec les forces de la colonisation par les formes d’action directe qui sont aujourd’hui mises en œuvre par des communautés comme Elsipogtog.

Deuxièmement, nous devons également admettre que l’influence politique significative requise pour simultanément bloquer l’exploitation économique de nos peuples et de nos patries tout en construisant des approches qui diffèrent du capitalisme ne sera pas uniquement produite par nos actions directes et nos économies résurgentes. Le colonialisme de peuplement a rendu nos populations trop peu nombreuses pour produire à elles seules un changement d’une telle ampleur. Ce fait requiert que nous continuions à demeurer ouverts à activement rechercher et à établir des rapports de solidarité et des réseaux d’échange et d’aide mutuelle avec des communautés et des organisations nationales et transnationales qui luttent également contre les effets du capital mondialisé, incluant d’autres nations autochtones et des confédérations nationales ; des Autochtones et des organisations en milieu urbain ; les mouvements ouvriers, féministes, LGBTQ2E et environnementaux ; et, bien sûr, les communautés ethniques et racisées assujetties à leurs propres formes de marginalisation économique, sociale et culturelle. Le soutien initialement rapide et relativement étendu exprimé sur les scènes nationale et internationale pour le mouvement Idle No More, au printemps 2013, et la solidarité produite à l’automne 2013 autour de la résistance antifracturation à Elsipogtog, me donnent bon espoir que l’établissement de tels rapports est bel et bien possible.

Il est temps que nos communautés saisissent les occasions politiques uniques de la conjoncture historique. Dans le délicat numéro d’équilibriste de celui qui doit s’assurer que son mépris social conservateur pour les Premières Nations ne prenne pas le dessus sur son amour néoconservateur du marché, l’ancien premier ministre Harper a erré en laissant le racisme et le sexisme du premier pôle surpasser son engagement belligérant en faveur du second. Il s’agit d’une erreur de débutant que les libéraux comme Jean Chrétien et Paul Martin ont appris à éviter il y a déjà plusieurs décennies. En conséquence, le gouvernement fédéral du Parti conservateur a vivifié une lutte pour l’autodétermination autochtone qui doit maintenant défier le rapport entre la colonisation de peuplement et le fondamentalisme du libre marché, en refusant d’être coopté par des bribes de reconnaissance, des excuses opportunistes et le cadeau à rabais de l’inclusion politique et économique[3]. Pour que vivent les nations autochtones, le capitalisme doit mourir. Et pour que meure le capitalisme, nous devons participer activement à la construction d’approches autochtones qui s’en distinguent.

Par Glen Coulthard[1]

Traduit de l’anglais par Simon Labrecque


  1. Membre de la Première Nation dénée des Couteaux-Jaunes (Weledeh Yellowknives) et assistant — professeur dans le programme de First Nations and Indigenous Studies et au Département de science politique à l’Université de Colombie-Britannique. Ce texte est partiellement extrait de son livre Red Skin, White Masks. Rejecting the Colonial Politics of Recognition, Mineapolis, University of Minnesota Press, 2014. On peut le suivre sur Twitter : @denerevenge.
  2. Naomi Klein, Dancing the World into Being: A Conversation with Idle No More’s Leanne Simpson, Yes! Magazine, 5 mars 2013, <www.yesmagazine.org/peace-justice/dancing-the-world-into-being-a-conversation-with-idle-no-more-leanne-simpson>.
  3. Ken Coates et Brian Lee Crowley, « First Nations aren’t swayed by vague promises », The Globe and Mail, 28 octobre 2013, <www.theglobeandmail.com/opinion/first-nations-arent-swayed-by-vague-promises/article15085097>.

 


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