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Une radicalité joyeusement mélancolique

Une radicalité joyeusement mélancolique. (Textes 1922-2006)
Daniel Bensaïd
Résumé : Recueil de textes de Daniel Bensaïd, philosophe et figure du mouvement du 22 mars en Mai 68.

Couverture ouvrage

Daniel Bensaïd était une figure familière de la vie politique et intellectuelle des deux dernières décennies. Si le manque d’audience électorale de la LCR n ‘en a jamais fait une vedette du petit écran, ceux qui ont assisté à ses rares passages télévisés se souviennent de cette voix à l’ accent du midi, à l’ironie inquiète permanente et à la combativité émotive.

On pouvait ne pas partager ses positions tranchées, mais il était impossible de ne pas voir en lui un homme dévoué à ce qu’il estimait être la justice, un ardent promoteur des luttes sociales qui semblait détester la violence arbitraire, un partisan de la lutte des classes qui refusait l’ oppression, même celle des futurs vaincus. Ces “ennemis de classe”, ceux qu’il appelait “capitalistes”, déjà dépassés par l’histoire comme d’autres avant eux, leur destinée était, pour lui, la disparition inéluctable à l’image des seigneurs féodaux de jadis.

On percevait ainsi un souci de concilier la rigueur de sa démarche à une forme de foi séculaire en l’avènement de temps nouveaux.

Mais derrière le vieux sage de la LCR, il y avait un philosophe dont le travail était inséparable de la vie militante et qui n’a jamais aimé que des francs-tireurs insoumis, des hommes dont l’amour des idées était inséparable de celui de la justice, des imprécateurs qui rêvaient de convoquer le ciel sur la terre.

Le recueil de textes réalisé par Philippe Corcuff et intitulé Une radicalité joyeusement mélancolique est empreint d’une émotion palpable, notamment due à l’amitié étroite et à la proximité militante qui unissait les deux hommes.

Sentinelles messianiques

Bensaïd a articulé sa pensée autour de grandes figures tutélaires dont la diversité apparente peut se décrire comme une constellation regroupée par le dénominateur des idées-force que sont la révolution, la mélancolie, le messianisme ou l’ utopie.

La plus importante, celle à laquelle Bensaïd n’a jamais cessé de se référer, est Walter Benjamin, auquel il emprunte nombre de concepts, et à qui il consacra l’ ouvrage Sentinelle messianique. Benjamin devient ainsi  un catalyseur à travers lequel passe une énergie  spirituelle qui rejaillit sur d’autres penseurs dont Bensaïd se sentait également proche.

Ainsi en est-il du premier texte consacré à Blanqui, écrit en collaboration avec Michael Löwy. L’ombre d’Auguste Blanqui était convoquée par Benjamin dans son essai Paris, capitale du XIXeme siècle en témoin de la conscience cosmique de l’éternel retour du même évoqué dans son ouvrage célèbre et atypique L’Eternité par les Astres et qui traitait de la nécessité de s’affranchir du cycle infini du retour du même. Blanqui mélangeait pensée révolutionnaire et imagerie ésotérique à vocation politique comme le feront aussi des organisations comme la Charbonnerie ou à la Grande Loge symbolique écossaise, qui unifiaient anarcho-syndicalisme, complots politiques et occultisme.

Ce qui intéresse Bensaïd chez Blanqui, outre la figure du révolutionnaire à laquelle il peut se référer, c’est surtout cette conception de l’insurrection, très proche de celle de Benjamin, comme interruption d’un processus de dépérissement et de destruction et non comme commencement absolu.

La figure de Blanqui est ainsi rendue à l’originalité de sa pensée propre et, dans le même temps, inscrite dans la constellation benjaminienne.

Marx, l’idéal et le réel

Le deuxième texte est beaucoup plus technique et démontre à la fois une connaissance très précise et très fine de l’oeuvre de Marx ainsi qu’une compétence économique certaine, décrivant le circuit de la marchandise du Capital et la création de la plus-value. Cette analyse technique culmine lors d’une analyse philosophique où apparaît le problème dialectique de la négation de la négation. C’est le moyen pour Daniel Bensaïd d’exprimer l’idée selon laquelle la réalité n’est pas soumise à l’idée de la dialectique mais que c’est bien l’idée de la dialectique qui est soumise à la réalité. Ce renversement est à la fois pour lui un moyen de s’inscrire dans une critique de la vision marxiste orthodoxe qui soumet ontologiquement la réalité au processus dialectique et en fait un reflet, et dans le même temps de rejeter cette conception dans le camp de l’ idéalisme alors que sa lecture propre fondée sur le primat de la vie et du multiple, et donc de l’ objet par rapport au sujet, relèverait en dernière instance d’une lecture plus matérialiste.

Ce lien établi entre théorie de la connaissance, dialectique sujet-objet et critique sociale matérialiste rejoint d’ailleurs nombre de problématiques théorisées par l’Ecole de Francfort chez Adorno, Habermas ou même chez un penseur atypique comme Bloch et bien sûr, inévitablement, nombre de thématiques du dernier Benjamin.

“Peguyste parce que marxiste”

Enfin, on signalera tout particulièrement l’extraordinaire témoignage amoureux adressé à Péguy qui commence par une justification. Bensaïd éprouve le besoin d’expliquer la connexion qu’il établit alors entre son marxisme et son péguysme et le lien inextricable sinon causal qui les unit dans son esprit.

Là encore le spectre de Benjamin rôde, lui, qui dans son texte consacré à La condition de l’écrivain français évoquait le Péguy des Cahiers de la Quinzaine et le rôle joué par ce dernier dans une mise en exergue des évolutions de la condition sociale de l’écrivain au tournant du siècle.

Le style de Bensaïd se fait d’ailleurs très différent du reste de ses écrits. Des phrases plus brèves et plus saillantes se font jour, résonnent comme habitées par un jazz intérieur, syncopées, avec des changements de rythme et des contretemps, des accélérations et des ralentissements, et une place est faite au silence.Car le registre ici choisi n’est pas celui de l’étude littéraire ou de l’écrit politique mais bien de l’exercice d’admiration et du témoignage de proximité d’âme.

Daniel Bensaïd, qui avait écrit à l’ encontre de BHL un livre intitulé Un nouveau théologien : B.-H.Lévy, s’inscrit dans une vision de Péguy qui s’oppose totalement au portrait  dressé par ce dernier d’un thuriféraire nationaliste et réactionnaire précurseur de l’esprit de Vichy. Cette interprétation, Bensaïd en prend le radical contre-pied en décrivant un Péguy lecteur de Bergson, animé de la même volonté de sortir d’une conception cyclique et mécanique du temps, en rupture avec une conception mécanique et homogène de la temporalité, rejoignant ainsi encore le chemin tracé par Benjamin. Un Péguy messianique et révolutionnaire, c’est ainsi qu’apparaît le poète aux yeux de Bensaïd.

C’est d’ailleurs moins le poète que l’auteur de Notre jeunesse auquel se réfère le texte. C’est à dire le Péguy républicain pour lequel l’adjectif nécessairement accolé au mot de République était laïque, démocratique et sociale, et qui voyait en celle-ci non un aboutissement à défendre mais un processus toujours en marche dont la fin dernière restait à advenir.

C’est là certainement un des plus beaux écrits sur Péguy depuis longtemps, résonnant comme une réponse posthume de Bernard Lazare, le dreyfusard, à celui qui fut l’un des rares à célébrer sa mémoire.

Trotskyste un jour…..

Parmi les autres textes de ce recueil, on trouvera aussi des documents de circonstance autour de l’actualité politique et sociale et des écrits polémiques portant sur des querelles internes à l’extrême gauche.

On s’aperçoit dès lors que Daniel Bensaïd, tout en se situant dans une perspective quelque peu hétérodoxe, demeurait profondément attaché à certains présupposés du marxisme, à une lecture historique des évènements d’octobre 1917 se situant  dans la ligne de Trotsky, et marquait une réticence au dépassement de certains concepts fondateurs du léninisme sur l’organisation politique.

Philippe Corcuff, qui a rassemblé ces textes, ne cache d’ailleurs pas les divergences qui pouvaient s’instaurer entre eux sur ces sujets particuliers et la crispation excessive de Bensaïd sur ces questions.

Le mythe d’Octobre

En face des nouveaux militants du NPA dont certains souhaitaient tourner la page jaunie du léninisme, Bensaïd s’ancrait de plus en plus dans la position du vieux sage retiré sur son Aventin.

Ce n’ était pas tant, semble-t-il, un souci d’orthodoxie qui le guidait mais plutôt une forme d’attachement à la tradition qui relevait de l’attitude prophétique et messianique et de cette mélancolie romantique qui mène à exiger de toute nouveauté qu’elle se rattache inexplicablement à un ancrage passé.

Preuve en est, le texte polémique et assez passionnant par lequel Bensaïd établit une critique circonstanciée et importante des thèses défendues par Toni Negri et Michael Hardt dans leur livre Empire, devenu la nouvelle bible des mouvements altermondialistes.

La critique de Bensaïd souligne que cet ouvrage s’éloigne considérablement de toute la tradition ouvrière et socialiste du XIXe siècle et raille son ambition de se présenter comme le Manifeste du Parti communiste de notre début de siècle.

Pour Bensaïd , les théories de Hardt et Negri sont en fait dénuées de tout rapport à une praxis et demeurent confinées au domaine de la “theoria” pure délaissant toute une dimension intermédiaire concrète, scientifique et anthropologique mais aussi politique et organisationnelle.

Negri, l’empire du flou

Les rapprochements récents faits par Negri avec les thèses althussériennes tendent ainsi à révéler l’anti-humanisme théorique des idées défendues par celui-ci. Cette lecture recouvre ainsi les processus historiques d’un sédiment de paradigmes structuraux, introduisant, certes, des notions de discontinuité dans le processus historique mais délaissant dans le même temps tout ancrage des mouvements révolutionnaires dans un processus de conscientisation des masses.

Negri semble rejeter la classe ouvrière dans les limbes d’un mécanisme anonyme d’évolution des rapports de production dans lesquelles elle ne joue que le rôle périphérique d’épiphénomène. Dans cette perspective le rôle d’une organisation politique devient flou et semble apparaître même comme presque inutile. La disparition théorique du rôle de la dialectique dans la conception du développement historique est actée.

Le lecteur émérite des Manuscrits de 1844 qu’est Bensaïd est demeuré tenant d’une lecture, certes non pas idéaliste de Marx, mais demeurant néanmoins centrée sur l’ homme en tant qu’essence générique.

La disparition de cette essence générique au profit d’une “multitude” mal conceptualisée, à la fois corps politique actif qui exerce la souveraineté, et corps politique passif sur lequel le pouvoir est exercé, lui semble au final trop rigoureusement plaquée sur l’ontologie spinoziste duale de la nature naturante et de la nature naturée. Cette dernière serait en fait transposée au corps politique par Negri, étant issue originellement d’une lecture suivie du  fameux Traité politique de Spinoza.

Il s’agit donc pour Bensaïd d’une régression de la pensée politique à un état antérieur au développement de la société industrielle où la réflexion tournait autour des problématiques contractualistes et se fondait sur l’ anthropologie issue de l’époque classique. Le spinozisme de Negri serait un classicisme honteux.

La vision “conservatrice” de Bensaïd vise en fait à dé-légitimer ce qui est selon lui une régression de la contestation politique à des concepts et des méthodes dépassés.

Negri exprimerait une vision du Contrat Social et de la souveraineté d’avant Rousseau, de l’Homme d’avant Kant, et de l’Histoire d’avant Marx. Pour Bensaïd, Negri ne s’inscrit pas dans l’histoire du mouvement ouvrier mais, au contraire, semble en être l’involontaire liquidateur. L’accusation de flou théorique est permanente tout en demeurant  non dénuée d’humour et d’ironie.

La fin de la “Génération Révolution”

Ce passage très stimulant est aussi la preuve de la nature mélancolique de Daniel Bensaïd, nous montrant que son combat était inscrit de manière irréductible en lien avec une tradition et un passé auxquels il aimait se référer, mais qui n’étaient pas pour autant idéalisés. Il reprocha ainsi longtemps à Badiou de refuser de regarder en face la réalité du totalitarisme des régimes qui se réclamaient du communisme. Daniel Bensaïd avait toujours eu la lucidité de rejeter les démocraties dites populaires et leurs régimes avec la plus grande vigilance. Il est sans doute, de plus, un des rares à l’extrême gauche à s’être confronté avec sincérité à la question des relations entre l’existence de ces régimes politiques et leur lien ou leur absence de lien avec la théorie marxiste, au risque d’un ébranlement personnel et théorique irrémédiable.

Il considéra toujours que la question était devenue un prolégomène inévitable à toute pensée se réclamant de la radicalité. Peu l’ont suivi dans son camp, autour de cette lancinante interrogation, avec le même souci et la même exigence, même si Bensaïd ne sut, pas plus que d’autres, donner des réponses satisfaisantes.

L’ouvrage est ainsi un portrait en creux d’un homme et d’une pensée, d’une vie politique et d’une réflexion philosophique inextricablement mêlées, dont les rapports complexes entretenaient chez lui une sensibilité fortement perceptible.

Il existait certainement chez Daniel Bensaïd une forme de fêlure qui agissait en lui comme une brèche, laissant filtrer l’émotion et, dans le même mouvement, accueillant la diversité complexe du réel au-delà de tout manichéisme de pensée. Une pensée qui ne constitua jamais un bouleversement théorique majeur mais qui se situe désormais à l’orée du siècle comme le témoignage des feux déclinants du précédent.

Le choix de textes de Philippe Corcuff, en nous faisant accéder à cette réalité, remplit parfaitement son rôle d’hommage et d’éclairage d’une trajectoire typique d’une génération qui s’éteint en ayant marqué l’histoire politique récente de l’extrême-gauche.

rédacteur : Frédéric MENAGER, Critique à nonfiction.fr
Illustration : rue89.com

Titre du livre : Une radicalité joyeusement mélancolique. (Textes 1922-2006)
Auteur : Daniel Bensaïd
Éditeur : Textuel
Date de publication : 25/08/10
N° ISBN : 2845973861

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