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Une géographie critique de l’espace du quotidien. L’actualité mondialisée de la pensée spatiale d’Henri Lefebvre

« Changer la vie », « changer la société », cela ne veut rien dire s’il n’y a pas production d’un espace approprié.

Henri Lefebvre

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Résumé

Volontiers présenté comme philosophe, urbaniste ou sociologue, Henri Lefebvre (1901-1991) devrait en tant que « spatiologue » interpeller davantage, et en tout premier lieu, les géographes. Comme c’est encore loin d’être vraiment le cas, les objectifs de cet article sont en ce sens principalement les suivants : faire d’abord le lien entre la pensée spatiale d’Henri Lefebvre, telle qu’elle apparaît tout particulièrement dans «La production de l’espace» et sa «critique de la vie quotidienne» ; examiner comment certains géographes contemporains ayant la volonté de s’inspirer de cette pensée la prolongent et l’actualisent dans leurs propres réflexions.

Introduction
La pensée spatiale dialectique d’Henri Lefevbre : un « retour de la dialectique »
La pensée spatiale d’Henri Lefebvre : trois idées-clés
La production de l’espace
La « triplicité de l’espace »
La conflictualité de l’espace
L’actualité mondialisée de la pensée lefebvrienne
Géographie brésilienne et espace « fin de siècle »
De la logique (formelle) à la (logique) dialectique
« Nouvelles » contradictions de l’espace
Des contradictions de l’espace à l’espace vécu du quotidien
Les Anglo-Saxons
Une « théorie sociale critique » pour un « Troisième espace »
La « réaffirmation de l’espace dans la théorie sociale critique »
Le « Troisième espace »
Amour et lutte, dialectiques spatiales

Introduction

Volontiers présenté comme philosophe, urbaniste ou sociologue, Henri Lefebvre (1901-1991) devrait en tant que « spatiologue » interpeller davantage, et en tout premier lieu, les géographes. Comme c’est encore loin d’être vraiment le cas, les objectifs de cet article sont en ce sens principalement les suivants :

Faire d’abord le lien entre la pensée spatiale d’Henri Lefebvre, telle qu’elle apparaît tout particulièrement dans La production de l’espace (1974) et saCritique de la vie quotidienne (1947, 1967, 1981). En partant de ce constat : trop souvent la référence à la pensée de Lefebvre s’en tient-elle à la seule idée, longtemps sujette à réticences, d’une « production » de l’espace. L’espace n’apparaît-il pas, ne se donne-t-il pas comme une donnée a priori, intangible et neutre ? Pourtant, au-delà de cette idée fondatrice, il convient de revenir aux textes, pour envisager ce qui découle de l’approche « dialectique » de l’espace de Lefebvre, notamment de ses idées non seulement de « production », mais aussi de « triplicité » et de « conflictualité » de l’espace.

Examiner ensuite comment certains géographes contemporains ayant la volonté de s’inspirer de cette pensée – surtout brésiliens et anglo-saxons, bien davantage que francophones – la prolongent et l’actualisent dans leurs propres réflexions. S’il se vérifie d’abord, une nouvelle fois, que « nul n’est prophète en son pays », il apparaît ensuite rapidement que l’écho mondial des idées de Lefebvre sur l’espace, bien plus ailleurs qu’en France donc, en souligne tout l’intérêt et l’actualité.

La pensée spatiale dialectique d’Henri Lefevbre : un « retour de la dialectique »

C’est dès 1947, dans Logique formelle et logique dialectique, que Lefebvre (1947 : 222) souligne qu’à la différence de la logique formelle, « la méthode dialectique ne se contente pas de dire : ‘il y a des contradictions’, car la sophistique ou l’éclectisme ou le scepticisme en sont capables. Elle cherche à saisir le lien, l’unité, le mouvement qui engendre les contradictoires, les oppose, les heurte, les brise ou les dépasse ». Cette méthode dialectique, comparée à la logique formelle, peut se révéler au-delà des seules spéculations « à la fois rigoureuse (puisque s’attachant à des principes universels) et la plus féconde, capable de détecter tous les aspects des choses, y compris les aspects par où les choses sont vulnérables à l’action » (ibid. : 225). Cela d’autant mieux que, plus que jamais, « le négatif poursuit son travail dans le monde moderne, avec les paradoxes et les crises, les risques et les menaces. Ne serait-ce pas le négatif qui constitue en totalité les éléments et les fragments de la mondialité contemporaine ? » (ibid. : 8-9). C’est que les contradictions – anciennes et nouvelles, cumulatives ou spécifiques – rongent cet empire et les sociétés qu’il contient. La dialectique, théorie et pratique, y poursuit donc son œuvre. Mais il faut cependant constater que la pensée dialectique ne reste que virtuelle tant qu’il n’y a pas des forces vives pour accomplir jusqu’au bout le travail du négatif et résoudre, en les dépassant, les contradictions. Et, pour Lefebvre, altermondialiste avant l’heure, « ces forces aujourd’hui s’affirment à l’échelle mondiale » (ibid. : 9).

Il revient sur cette idée d’une nouvelle « mondialité » en 1986 dans Le retour de la dialectique (sous-titré 12 mots-clefs pour le monde moderne). Pour souligner alors « que les forces sociales, les mouvements de masse, sont de plus en plus incontrôlables, spontanés mais non orientés » et suggérer, sous forme d’une question, un angle d’attaque approprié : « ne serait-ce pas à partir du quotidien et de sa connaissance critique que ces questions peuvent se poser clairement ? C’est à l’humble niveau du ‘quotidien’ que se posent avec force et se résolvent, souvent avec violence, les ‘grands’ problèmes ». Il rappelle aussi que toujours la « révolution survient quand les gens (pas seulement telle classe) ne veulent plus, ne peuvent plus vivre comme auparavant. Alors ils se déchaînent et inventent (en cherchant) une autre façon de vivre » (Lefebvre, 1986 : 112). Et affirme également dès l’époque quelque chose qui n’a certes pas perdu de son actualité depuis : « N’oublions pas une minute l’essentiel aujourd’hui : une part croissante de la population mondiale se voit exclue du travail, de la production, de la richesse. Question préoccupante et actuelle : la société duale. Comment vivent quotidiennement les gens ? Et surtout ceux dont les revenus sont inférieurs aux moyennes sociales ? Comment survivent (ou « sous-vivent ») les Brésiliens du Nord-Est, les paysans de Haute-Volta, les habitants des campamientos de Mexico ? » (ibid. : 153).

Dans cette perspective, la méthode dialectique ne permet donc pas seulement l’analyse de l’actuel : elle ouvre également la voie à « l’analyse du devenir, dit-il, c’est-à-dire du temps, lié à un espace. Ce qui ne peut se concevoir qu’en moments conflictuels » (ibid. :151).

La pensée spatiale d’Henri Lefebvre : trois idées-clés

Le dessein de La production de l’espace, tel que Lefebvre (1974) le présente lui-même dans l’ultime préface de 1985, en même temps qu’un résumé de l’ouvrage, est une parfaite illustration de ce que Hess (2004) synthétise comme étant la « méthode d’Henri Lefebvre ». À savoir, selon Lefebvre (1974 : VIII) lui-même dans ce cas précis de l’espace : « une étude ‘rétro’ de l’espace social dans son histoire et sa genèse, à partir du présent et en remontant vers cette genèse – puis retour vers l’actuel, ce qui permet d’entrevoir sinon de prévoir le possible et le futur. Cette démarche laisse la place à des études locales, aux diverses échelles, en les insérant dans l’analyse générale, dans la théorie globale. En sachant que cette compréhension n’exclut pas (au contraire) les conflits : les luttes, les contradictions. Ni inversement les accords, ententes, alliances. Si le local, le régional, le national, le mondial, s’impliquent et s’imbriquent, ce qui s’incorpore dans l’espace, les conflits actuels ou virtuels n’en sont ni absents ni éliminés ». La démarche n’a certes rien de très académique, l’approche dialectique incluant les contradictions, les conflits, les luttes. Affichant sa « mondialité », elle permet la combinaison et l’articulation de toutes les échelles, du local au global. Elle se veut tournée vers l’avenir, avec attention portée aux émergences et prévision.

Malgré sa circularité globale – et au risque de la caricaturer – on peut néanmoins circonscrire la pensée spatiale de Lefebvre à trois idées majeures. La première, celle de « production de l’espace » a fini par être admise, malgré les réticences. La seconde, celle de « triplicité de l’espace », souvent reprise, reste néanmoins source de confusions. La troisième, celle de « conflictualité de l’espace » reste pour beaucoup, du fait de sa mise en cause du « consensus spatial », toujours la plus difficile à admettre.

La production de l’espace

La thèse centrale de l’œuvre majeure de Lefebvre (1974 : IX), La production de l’espace, est que « le mode de production organise – produit – en même temps que certains rapports sociaux – son espace et son temps. C’est ainsi qu’il s’accomplit ». L’espace (social) est un produit (social). L’espace ainsi produit sert aussi d’instrument à la pensée comme à l’action. Il est, en même temps qu’un moyen de production, un moyen de contrôle donc de domination et de puissance.

Pourtant, Lefebvre (1974 : 13-14) indique un manque, une absence : « la réflexion épistémologico-philosophique n’a pas donné un axe à une science de l’espace qui se cherche depuis longtemps à travers d’innombrables publications et divers travaux. Les multiples sciences qui traitent de l’espace, qui le démembrent, le fragmentent également selon des postulats méthodologiques simplificateurs : le géographique, le sociologique, l’historique. Leurs recherches aboutissent soit à des descriptions, soit des fragmentations et des découpages de l’espace, sans jamais atteindre le moment analytique, encore moins le théorique. Elles établissent des inventaires de ce qui existe dans l’espace, dans le meilleur des cas il s’agit d’un discours sur l’espace, mais jamais d’une connaissance de l’espace » . Rien, en tout cas, qui ne rende compte de son idée selon laquelle « l’espace social n’est pas une chose parmi les choses, un produit quelconque parmi les produits : il enveloppe les choses produites. Il résulte d’une suite et d’un ensemble d’opérations, et ne peut se réduire à un simple objet. Effet d’actions passées, il permet des actions, en suggère ou en interdit » (ibid. : 88-89).

La « triplicité de l’espace »

Un second apport majeur de La production de l’espace est l’idée de la triplicité de l’espace, c’est-à-dire la distinction à faire entre l’espace perçu, l’espace conçu et l’espace vécu. Mais, prévient lui-même Lefebvre (1974 : 53), « Une telle distinction doit se manier avec beaucoup de précaution. Elle introduirait vite des dissociations, alors qu’il s’agit au contraire de restituer l’unité productive ». Malgré ce risque, pour Lefebvre il faudrait ainsi distinguer :

 Les représentations de l’espace, liées aux rapports de production, à « l’ordre » qu’ils imposent et par là, à des connaissances, à des signes, à des codes, à des relations « frontales ». C’est donc l’espace conçu, celui des savants : des planificateurs, des urbanistes, des technocrates « découpeurs » et « agenceurs », de certains artistes proches de la scientificité, identifiant le vécu et le perçu au conçu. C’est « l’espace dominant dans une société ».

La pratique spatiale englobe production et reproduction, lieux spécifiés et ensembles spatiaux propres à chaque formation, en assurant sa continuité dans une relative cohésion. La pratique spatiale d’une société secrète son espace ; elle le pose et le suppose, dans une interaction dialectique : elle le produit lentement et sûrement en le dominant et en se l’appropriant. Par conséquent, la pratique spatiale d’une société se découvre en déchiffrant son espace. Elle associe étroitement dans l’espace perçu la réalité quotidienne (l’emploi du temps) et la réalité urbaine (les parcours et réseaux reliant les lieux du travail, de la vie « privée », des loisirs. C’est pourquoi aussi « la compétence et la performance spatiales propres à chaque membre de cette société ne peuvent s’apprécier qu’empiriquement ».

Les espaces de représentation expriment quant à eux des symbolismes complexes, liés au côté clandestin et souterrain de la vie sociale, mais aussi à l’art, qui pourrait éventuellement se définir non pas comme code de l’espace mais comme code des espaces de représentation. C’est l’espace vécu à travers les images et les symboles qui l’accompagnent, par l’intermédiaire des « habitants », des « usagers », mais aussi de certains artistes et peut-être de ceux qui décrivent et pensent seulement décrire : les écrivains, les philosophes. C’est l’espace dominé et subi, que l’imagination tente de s’approprier et de modifier. Il recouvre ainsi l’espace physique en utilisant symboliquement ses objets.

Malgré ses séductions, cette « triplicité » ne laisse pas d’interroger les géographes. On sait qu’en ce qui les concerne, ils ont plutôt pris l’orientation qui consiste à affirmer la distinction entre « espace » et « territoire ». La littérature est désormais copieuse à ce sujet. Plus que vers une « triplicité », les géographes penchent donc pour une dualité espace/territoire, ce qui n’exclut ni la confusion entre l’un et l’autre, ni ne souligne assez la duplicité de l’espace, qui fort à la fois du « silence des usagers » et du « consensus spatial », dont il fait généralement l’objet, se pose souvent comme le seul territoire possible, envisageable. Pourtant il est aussi le cadre d’une conflictualité quasi souterraine, que Lefebvre s’efforce pourtant de révéler.

La conflictualité de l’espace

La production permanente de l’espace ne part jamais de rien, d’une table rase. Toujours, selon Lefebvre, « un nouveau mode de production, une nouvelle société, s’approprie, c’est-à-dire organise à ses fins l’espace préexistant, modelé auparavant. Les classes sociales s’y investissent différemment, selon leur place hiérarchique au sein de la société, dans ces espaces occupés ». C’est de cette manière que « l’organisation de l’espace centralisée et concentrée sert également le pouvoir politique et la production matérielle ». Mais sans cesse « l’espace abstrait, support de la production et de la reproduction, crée en même temps les illusions d’une fausse conscience ». Il est donc chaque fois nécessaire de « critiquer les idéologies de la spatialité, les découpages et les représentations de l’espace », d’autant plus que « toutes les idéologies ne se donnent pas comme telles, mais abusivement comme savoir ». Pour Lefebvre, c’est seulement « dans le moment critique que cet espace et ses pratiques associées, peuvent aboutir à une connaissance plus véridique ».

Et toujours des forces travaillent dans cet espace. « Les différences jamais n’ont dit leur dernier mot. Vaincues, elles survivent » (Lefebvre, 1974 : 32). Et la violence subversive répond inéluctablement à la violence du pouvoir. Quel est le rôle de ce qu’il faut bien continuer d’appeler une lutte des classes ? Elle intervient dans la production de l’espace, dont les classes, les fractions ou les coalitions de classes sont les agents. La lutte des classes, aujourd’hui plus que jamais, se lit dans l’espace. Seule elle empêche l’espace abstrait de s’étendre à la planète en gommant littéralement les différences. Seule, elle a une capacité « différenciante ». Cependant, en comparaison des luttes de classes du XIXe siècle (type bourgeoisie/prolétariat), « les formes de cette lutte sont beaucoup plus variées que par le passé », car « en font partie, assurément, les actions politiques des minorités » (Lefebvre, 1974 : 67-68).

Lefebvre (1974 : 478-479) en arrive même à cette affirmation que toutes ces forces luttent, parfois férocement, pour s’affirmer et se transformer à travers une « épreuve » dans et de l’espace. Selon lui, tout ce qui provient du temps historique serait soumis à une véritable « épreuve de l’espace » qu’il définit ainsi : « Les cultures, les consciences des peuples, des groupes et même des individus n’évitent pas la perte d’identité, qui s’ajoute aux autres terreurs. Références et référentiels venus du passé se dissolvent. Les valeurs érigées ou non en « systèmes » plus ou moins cohérents s’effritent en se confrontant. Rien ni personne ne peut éviter l’épreuve de l’espace. Plus et mieux, un groupe : une classe ou fraction de classe, ne se constituent et ne se reconnaissent comme « sujets » qu’en engendrant (produisant) un espace. Les idées, représentations, valeurs, qui ne parviennent pas à s’inscrire dans l’espace en engendrant (produisant) une morphologie appropriée se dessèchent en signes, se résolvent en récits abstraits, se changent en fantasmes. L’investissement spatial, la production de l’espace, ce n’est pas un incident de parcours, mais une question de vie ou de mort ».

C’est ainsi que selon Lefebvre, l’espace, sans cesser d’être le lieu des ressources, le milieu où se développent les stratégies, ne reste pas seulement le théâtre, le réceptacle, la scène indifférente, ni même le cadre des actes. Il est toujours plus actif, soit comme instrument, soit comme objectif, comme moyen et comme fin. « Il suscite toujours la contestation et devient l’enjeu principal des luttes et des actions visant un objectif » (ibid. : 471-472). D’où cette suggestion, à la fois théorique et stratégique : « Aujourd’hui, une transformation de la société suppose la possession et la gestion collective de l’espace, par l’intervention perpétuelle des « intéressés », avec leurs multiples intérêts : divers et même contradictoires. Donc la confrontation ». Il s’agirait dès lors, « à l’horizon, à la limite des possibles, de produire l’espace de l’espèce humaine, comme œuvre collective (générique) de cette espèce, (de) créer (produire) l’espace planétaire comme support social, d’une vie quotidienne métamorphosée » (ibid. : 484-485). C’est en ce sens que selon lui « changer la vie », « changer la société » ne veut rien dire s’il n’y a pas production d’un espace approprié.

On ne laisse pas d’être étonné que toute la richesse de la pensée spatiale de Lefebvre ait pu être aussi négligée. Que seule l’idée de production de l’espace, incluse dans le titre, ait pu frayer son chemin mais qu’on en ait fait trop souvent une sorte de postulat en ignorant tout le riche potentiel des implications que Lefebvre en tire lui-même. Bien des explications seraient sans doute possibles : lecture superficielle et/ou mise à l’index politique ? Attention cependant au risque d’erreur de perspective. Si Lefebvre a fait trop longtemps l’objet d’un tel ostracisme en France, c’est loin d’être le cas dans toutes les parties du monde. Heureuse revanche posthume pour l’inventeur de la « mondialité ».

L’actualité mondialisée de la pensée lefebvrienne

Dans ce qui suit, nous prenons deux exemples issus des réflexions de géographes brésiliens et anglo-saxons.

Géographie brésilienne et espace « fin de siècle »

Dans les bibliographies des ouvrages brésiliens de réflexion géographique, il est rare que La production de l’espace ne figure pas parmi les références fournies. Beaucoup de départements de recherche en inscrivent aussi l’étude à leur programme. Ainsi le Laboratoire de géographie urbaine du Département de géographie de l’Université de São Paulo (LABUR) se fixant comme objectif « l’interprétation de la signification stratégique de l’espace », souligne qu’avec l’idée selon laquelle « les rapports sociaux se concrétisent en tant que relations spatiales, Lefebvre nous offre un champ de réflexion qui, au-delà de mettre en débat les rapports entre espace et société, fonde la compréhension de l’espace dans la société comme condition et produit social. Dans cette perspective, [son œuvre] nous offre un champ ample et fécond comme base de la connaissance du monde moderne, en cette fin de siècle (1999), lorsque la spatialité, plus que l’historicité, s’ouvre comme champ de possibilités concrètes ». « Œuvre et produit de l’espèce humaine, l’espace sort de l’ombre comme la planète de l’éclipse » (Damiani, 1999 : 7) au tournant du XXIe siècle.

De la logique (formelle) à la (logique) dialectique

Selon Damiani (1999 : 52), pour atteindre l’objectif de cette lecture de l’espace, qualifiée de « marxiste-lefebvrienne », comme point de départ épistémologique, « il est nécessaire de comprendre la relation entre logique (formelle) et (logique) dialectique pour lire, convenablement, les contradictions de l’espace ». Revenant sur les analyses de Lefebvre en 1947, elle répond ainsi à la question : « Que pointe la logique ? Si nous pouvions aller de la logique à la dialectique, le chemin engloberait un parcours qui irait de la forme presque pure, celle qui n’adhère qu’à peu de contenus et l’affirmation des multiples contenus de la vie sociale. La logique de l’État complète la logique du marché, égalisant les inégalités. La logique de la technocratie étatique tente de réduire et de filtrer les contenus historiques […]. Il y a une domination par la logique. Ou mieux, elle programme le quotidien. Lieux neutralisés, hygiéniques et fonctionnels : comme les avenues destinées à la circulation automobile. Toute la rationalité économique et politique pèse sur le quotidien en tant que vécu » (ibid.).

Autre obstacle identifié, qui peut expliquer en partie le retard qu’on a pu prendre à considérer les apports de Lefebvre, « l’avancée du structuralisme, à la fin des années 60, avec l’accent mis sur les structures intelligibles, et la répudiation du vécu. L’empire du logique, des articulations et discontinuités, de la compréhension analytique s’est proposé au détriment du mouvement dialectique des contenus. En géographie, on enregistra le développement de la science spatiale, quantitative, contestant l’explication des phénomènes uniques, déchiffrant les patrons spatiaux et appuyant les activités de planification » (ibid. : 53). En France, c’est par exemple l’époque de la « nouvelle géographie », avant le succès limité et passager de la « chorématique ». Dans ces conditions, « on peut parler d’un degré zéro de l’espace, qui se définit par la tendance à neutraliser les contenus vécus de la vie sociale, les qualités sensibles, les contradictions et différences ». Car l’espace social, « réduit à des contenus restreints : presque forme pure, apparaît nettoyé, rationnel, approprié pour organiser un chaos de contenus et d’actions, reproduisant ainsi l’espace pur, formel, du monde de la terreur » (ibid.).

Il reste cependant à tenir aussi pleinement compte d’une réalité et d’une différence : il y a des espaces dominés et des espaces appropriés. « Déchiffrer les contenus complexes de l’espace social exige de comprendre que des contenus plus larges ne sont pas le résultat d’un penseur et de sa bonne volonté particulière – dans une version métaphysique et idéaliste de la connaissance – mais de la reconnaissance qu’il y a des contenus opposés à la forme prédominante, et qu’ils sont réels : fruits de résidus d’actions individuelles et collectives ». Si la pensée spatiale peut et se doit même d’être critique, c’est parce que « le réel n’est pas, étroitement, l’existant, mais également les possibilités futures, les actes insurgents » (ibid. : 54).

« Nouvelles » contradictions de l’espace

Carlos (1999 : 54), elle, part du principe que si « comme l’affirme Lefebvre dans La production de l’espace, la pratique sociale s’observe empiriquement, la problématique de l’espace doit être formulée sur le plan théorique », et elle rappelle d’abord clairement que « le fil conducteur de son analyse réside dans la thèse selon laquelle, en produisant sa vie (son histoire, sa réalité), la société produit, concomitamment, l’espace géographique ». Prenant l’exemple des activités produites dans un objectif de loisir, de tourisme, de fête, elle souligne ensuite qu’elles « pointent la contradiction entre l’espace de consommation et la consommation de l’espace. Ce qui éclaire une autre contradiction : la capacité de l’espace de se reproduire toujours plus au plan mondial sans empêcher sa fragmentation en petites parcelles appropriées individuellement, selon les exigences de la reproduction, au plan local. Ou encore, la contradiction entre l’abondance relative de produits et la constitution de ce que Lefebvre appelle les nouvelles raretés, dans le cas de la production de l’espace où des lieux acquièrent une nouvelle signification, soit par le tourisme, soit par le loisir » ou la fête (ibid. : 71).

Développant cet exemple, Carlos (1999 : 74) en arrive aux conclusions suivantes : « Au milieu de ces espaces captés par l’extension du monde du marché, tout n’est cependant pas soumis à la logique de l’échange. Il y a des lieux où il est possible de réintroduire la différence immanente dans le processus de reproduction de l’espace. Lieux de passage, de consommation, mais aussi de rencontre. Lieux où il est possible de fuir la passivité (celle des actes déterminés par l’échange), où l’activité subversive latente dans l’usage s’impose, qui sont toujours prêtes à s’établir dans les interstices du quotidien programmé et répétitif. Dans l’espace s’établissent, s’approfondissent ou même se rénovent des liens d’amitiés, de solidarité et de voisinage ; dans l’effervescence des fêtes et des rencontres qui ponctuent la vie en métropole peuvent surgir à chaque coin de rue, à chaque moment – la grande ville est le théâtre de l’action, et ceci ne peut se réaliser que dans l’espace public – l’espace d’usage en tant qu’appropriation possible ».

Des contradictions de l’espace à l’espace vécu du quotidien

Pour Duarte (1999 : 78), s’intéressant à la relation entre le corps et l’espace, autre thème lefebvrien dans La Production de l’espace, « l’espace social n’est pas sujet mais existe seulement objectivement en tant qu’occupé (corps, volontés), avec un contenu social. Mais il n’est pas non plus réceptacle – il a un rôle actif dans la reproduction. La logique elle-même, prétend le traiter comme vide, sans sujets : sans différences (celles du corps, celles de l’histoire, celles du milieu). Ce qui est en jeu, cependant, ce sont les termes de l’appropriation de l’espace de vie ». Il fait ainsi lien avec la théorie des nécessités que Lefebvre a dessinée depuis le premier volume de la Critique de la vie quotidienne (1946). « Nécessités d’un autre espace, car il n’y a pas de société totalement autre sans une morphologie spatiale également autre. D’où il découle que l’espace a, en tant que structure d’une quotidienneté administrée, un rôle fondamental dans la reproduction totale » (Duarte, 1999 : 78).

Parce que « le Pouvoir est en tout espace », Duarte montre la cohérence de la conception lefebvrienne de l’espace avec les autres dimensions de son œuvre. Ceci lui semble aller tout à fait dans le sens à la fois de la « théorie des moments » présente dans la Critique de la vie quotidienne (1961) et de la « théorie des rythmes » présente dans les Éléments de rythmanalyse(1989) de Lefebvre. Pour conclure, citant Lefebvre, « plus il se consolide, plus le pouvoir a peur. Il occupe l’espace, mais l’espace lui glisse sous les pieds ». C’est de la sorte que « la négation créatrice crée un centre précaire et momentané et ensuite se déplace, bouge pour un autre point ».

On le voit, bien au-delà de la seule idée de production de l’espace, les géographes brésilien(ne)s – est-ce un hasard si ce sont souvent des femmes ? – prennent à bras le corps l’ensemble des idées de Lefebvre en établissant de relations entre sa pensée spatiale et les autres parties de son œuvre qui se rapportent à la critique de la vie quotidienne, aux nécessités et à la rythmanalyse

Les Anglo-Saxons

Une « théorie sociale critique » pour un « Troisième espace »

Le géographe américain Soja (1993 : 33) part également de ce constat qu’« il y a un extraordinaire appel pour une nouvelle perspective critique, pour un mode différent de voir le monde, dans lequel la géographie non seulement « ait de l’importance », mais fournisse la perspective critique plus révélatrice ». Malencontreusement, il pense nécessaire de parler à ce propos de « géographies post-modernes »  concession à l’air du temps  alors que le sous-titre de l’ouvrage, Réaffirmation de l’espace dans la théorie sociale critique, rend mieux compte, lui, de son contenu et de sa relation avec la pensée spatiale de Lefebvre.

La « réaffirmation de l’espace dans la théorie sociale critique »

Dès 1989, Soja (1989 : 13) exprime en effet son projet comme étant celui de « la réaffirmation d’une perspective spatiale critique dans la théorie et l’analyse sociales contemporaines », à travers « un effort pour constituer une nouvelle géographie humaine critique, un matérialisme historique et géographique à la hauteur des défis politiques et théoriques contemporains », et au « moyen de la spatialisation des concepts et des modes d’analyse marxistes fondamentaux ». La visée est donc claire. « Cette géographie critique reconstituée doit être en accord avec les luttes émancipatrices de tous ceux qui sont marginalisés et opprimés par la géographie spécifique du capitalisme ». Elle doit être conçue et réalisée « pour les travailleurs exploités, pour les peuples tyrannisés et pour les femmes dominées. Elle doit être spécialement en harmonie avec les processus contemporains de restructuration, afin de contribuer à un post-modernisme radical de résistance » (ibid. : 84).

Dans cette perspective, Soja (1989 : 115) s’appuie, entre autres, sur les apports de Lefebvre qu’il résume et présente ainsi, faisant lui aussi le lien entre globalisation et vie quotidienne : « Lefebvre fonde sa thèse sur l’affirmation que c’est dans l’espace socialement produit (essentiellement l’espace du capitalisme tardif, même à la campagne) que se reproduisent les relations dominantes de production. Elles sont reproduites dans une spatialité concrétisée et créée, qui a été progressivement « occupée » par un capitalisme qui avance, fragmenté en morceaux, homogénéisé en marchés distincts : organisé en position de contrôle et élargi à l’échelle globale. La survie du capitalisme a dépendu de ces production et occupation distinctes d’un espace fragmenté, homogénéisé et hiérarchiquement structuré – obtenu, surtout, à travers de la consommation collective bureaucratiquement contrôlée (c’est-à-dire, contrôlée par l’État), de la différenciation entre centres et périphéries à de multiples échelles, et de la pénétration du pouvoir étatique dans la vie quotidienne » !

Donnant un prolongement au projet analytique et prospectif de Lefebvre, il actualise à son tour l’idée de conflictualité spatiale : « Ainsi la lutte des classes (oui, elle continue encore à être une lutte des classes) doit viser et se concentrer sur le point vulnérable, la production de l’espace, la structure territoriale d’exploitation et de domination, la reproduction spatialement contrôlée du système comme un tout. Et elle a besoin d’inclure tous ceux qui sont exploités, dominés, « périphérisés », par l’organisation pesante du capitalisme tardif : les paysans sans terre, la petite bourgeoisie prolétarisée, les femmes, les étudiants : les minorités raciales et aussi la classe ouvrière elle-même » (ibid. : 115).

Pour Soja, l’apport essentiel de Lefebvre dont il s’inspire directement, malgré un habillage post-moderne superflu, réside dans ce qu’il « définit une ample problématique spatiale du capitalisme et l’élève à une position centrale au sein de la lutte des classes, insérant les relations de classe dans les contradictions configuratrices de l’espace socialement organisé. Il n’affirme pas que la problématique spatiale ait toujours eu cette centralité. Il ne présente pas non plus la lutte pour l’espace comme un substitut ou une alternative à la lutte des classes. À la place de ceci, il affirme qu’aucune révolution sociale puisse réussir sans être, en même temps, une révolution consciemment spatiale… » (ibid. : 116). Il faut donc alors en tirer toutes les conséquences pour la pensée spatiale critique. Au-delà de la pure spéculation théorique, elle devrait également donner des orientations pour l’action. « La démystification de la spatialité révèlera les potentialités d’une conscience spatiale révolutionnaire, les fondements matériels et théoriques d’une praxis spatiale radicale, tournée vers l’expropriation du contrôle de la production de l’espace » (ibid.).

Le « Troisième espace »

Au milieu des années 1990, Soja revient à nouveau sur l’apport de Lefebvre, dans son livre Troisième espace (1996), dont le premier chapitre s’intitule plaisamment Les extraordinaires voyages d’Henri Lefebvre.

Il y définit ce Troisième-Espace qu’il appelle de ses vœux comme « une autre manière de comprendre et d’agir pour changer la spatialité de la vie humaine » (Soja, 1996 : 10). En faisant les distinctions suivantes : « Si le Premier-Espace est exploré à travers la lecture des textes et contextes, et le Second-Espace à travers les discours des représentations courantes, alors l’exploration du Troisième-Espace peut être guidée additionnellement par certaines formes d’une praxis potentiellement émancipatrice, la traduction de la connaissance en action dans un effort conscient — et consciemment spatial — pour entraîner le monde sur une voie significative » (ibid. : 22). Il n’est pas évident que cette présentation ternaire recoupe exactement, ni même très fidèlement, la « triplicité » lefebvrienne de l’espace. Il n’empêche. D’après Soja (1996 : 29), « Lefebvre fut probablement le premier à découvrir, décrire, et à explorer avec perspicacité le Troisième-Espace comme une manière radicalement différente d’observer, d’interpréter et d’agir pour changer la saisissante spatialité de la vie humaine », bien que Lefebvre n’ait jamais parlé lui-même ainsi de « troisième espace ».

Malgré tout, rappelle-t-il, Lefebvre fut l’un des premiers à théoriser sur la différence et l’altérité en termes explicitement spatiaux et il a directement lié cette théorisation spatiale à sa critique méta-marxiste des « représentations du pouvoir » et du « pouvoir des représentations ». En insistant pour que cette différence soit contextualisée dans les pratiques sociales et politiques et soit liée à la « spatio-analyse », l’analyse, ou mieux, la connaissance de la production (sociale) de l’espace (social).

Allant au-delà de son idée du « droit à la ville », Lefebvre a ainsi avancé dans le sens d’un plus large champ pour le « droit à la différence », contre les forces montantes de l’homogénéisation, de la fragmentation et du pouvoir organisé hiérarchiquement qui caractérisent la géographie spécifique au capitalisme. Selon Soja (1996 : 35), Lefebvre « localise ces combats pour le droit d’être différent aux divers niveaux, commençant significativement par le corps et la sexualité et continuant avec les formes construites et architecturales de la spatialité de la construction de l’habitation et des monuments : le quartier urbain, la ville, la région culturelle, et les mouvements de libération nationale, jusqu’à des réponses plus globales au développement géographique inégal et au sous-développement. Il englobe ces luttes multi-échelles pour le droit à la différence dans les dialectiques contextualisées des centres et des périphéries, du conçu et du vécu, du matériel et de l’idéel ; et avec ces dialectiques compactées de l’inégal développement et de la différenciation, il ouvre un nouveau domaine, un espace de résistance collective, un Troisième Espace de choix politique, qui est aussi un lieu de rencontre pour tous les « sujets » périphérisés et marginalisés, où qu’ils soient localisés. Dans cet espace politiquement chargé, une forme différente de citoyenneté peut être définie et réalisée ».

Soja estime que pour les marxistes « les implications stratégiques de la critique de Lefebvre même si pas aisées à comprendre et à accepter, sont puissantes et claires » (ibid.). Elles doivent conduire à cette constatation que la vie quotidienne est « présente et représentée comme le lieu où l’aliénation et la mystification, concrètement inscrites, se jouent ». Elle devient ainsi, « le lieu où les luttes pour démystifier la conscience humaine, éradiquer l’aliénation, et achever une véritable libération peuvent être localisées ». Selon l’auteur, Lefebvre substitue la vie quotidienne au lieu de travail comme « premier lieu de l’exploitation, de domination et de lutte et de redéfinir la transformation sociale et la révolution comme des processus et buts intrinsèquement plus socio-culturels (et moins économiques) » (ibid. : 41). Ainsi, ceux qui sont territorialement soumis au travail du pouvoir hégémonique n’auraient-ils que deux choix : « soit ils acceptent leurs différenciation et division imposées, faisant de leur mieux : ou ils se mobilisent pour résister, outrepassant le positionnement putatif, leur « altérité » assignée, pour se battre contre cette puissante imposition. Leurs choix sont intrinsèquement des réponses spatiales, des réactions individuelles et collectives au travail réglé du pouvoir dans les espaces perçu, conçu et vécu » (ibid.).

Selon Soja, ces récentes années, beaucoup des disciplines les plus spatiales (géographie, architecture, études urbaines) et d’autres (théoriciens sociaux, historiens, anthropologues, sociologues, féministes, critiques post-colonialistes) se sont tournées vers Lefebvre et/ou vers Foucault pour chercher auprès d’eux une légitimation intellectuelle, philosophique et politique. « De telles célébrations attachantes ont joué un grand rôle dans la réaffirmation contemporaine d’une perspective spatiale critique et de l’imagination géographique à travers les sciences humaines » affirme-t-il. Mais, pour une élaboration plus poussée du sens du « Troisième Espace », « je voudrais suggérer, dit Soja, que ces célébrations ont manqué le point central que Lefebvre et Foucault font dans leur différente bien que similaire conceptualisation de la spatialité : que l’affirmation d’une vision alternative de la spatialité défie directement tous les modes conventionnels de la pensée spatiale. Ce ne sont pas seulement des « espaces autres » à ajouter à l’imagination géographique, ils sont aussi « autres » que les manières établies de penser la spatialité. Ils sont censés détoner, déconstruire, et non pas être confortablement déposés dans de vieux contenants ».

Ce ne serait finalement là qu’un premier pas nécessaire sur la route qui conduit à la compréhension de son « Troisième espace ».

Amour et lutte, dialectiques spatiales

Le livre du Canadien Shields (1999) porte, avec le titre Lefebvre, Love & Struggle Spatial Dialectics sur les idées et la pratique intellectuelle de Lefebvre. Selon lui, il a délibérément et surtout insisté, d’une manière probante, sur la centralité de la vie quotidienne. « Cet intérêt pour la politique du banal, et son opposition à l’idée que la politique puisse être une activité élitiste, portée par un parti d’avant-garde, signifie que sa propre vie quotidienne, sa politique, et ses travaux et enseignements sont tous liés entre eux » affirme Shields (1999 : 1). Pour l’auteur, l’étude de Lefebvre sur La production de l’espace illustre sa capacité à synthétiser différentes disciplines et approches : « S’appuyant sur sa position philosophique, il applique le matérialisme dialectique sur le cas amorphe de l’espace du corps et de la territorialité géographique » (ibid. : 5). Au détail près que Lefebvre ne fait cependant pas explicitement la différence entre espace et territoire, une distinction que certains géographes ont été amenés cependant à faire par la suite.

Pour autant, il n’empêche que, selon Shields (1999 : 141) « Lefebvre peut avoir pensé que la « vie quotidienne » fut sa plus importante contribution à la théorie sociale marxiste. Il a pu insister sur l’importance fondamentale du matérialisme dialectique. Pourtant, sa contribution la plus influente, dans les disciplines intellectuelles, a été son investigation de la construction sociale et des conventions de l’espace. Lefebvre a compris le spatial comme une question traversant toutes les disciplines, un exemple idéal pour illustrer sa volonté de mettre un terme à la spécialisation technocratique académique et à l’organisation gouvernementale. Il a progressivement étendu son concept de la « vie quotidienne », d’abord à la vie rurale du paysannat, puis aux banlieues et, enfin, à la mise en discussion de la géographie des rapports sociaux en termes généraux ». À l’échelle du globe, Lefebvre a été l’un des premiers à argumenter, à partir de la notion de « mondialité »  bien avant celle d’altermondialisme  sur la nécessité d’une échelle « planétaire » d’analyse.

Pour Shields (1999), il y a ainsi deux phases dans les recherches de Lefebvre sur le spatial. Si la première concerne ce qu’il appelle « l’urbain », la seconde porte sur l’espace social et ce qu’il appelle le « planétaire », ou le global. Il n’y a pourtant pas à opposer les deux. « Les routines du quotidien, les conventions du débat et de l’interaction, tout prend place à l’une ou l’autre des échelles et dans l’espace, faisant de ses caractéristiques spatiales une question cruciale pour la pensée utopique et pour tout projet de changer la société. Tous ces arrangements banals fondent les inégalités des cultures locales, depuis les routines répétitives de la vie quotidienne jusqu’aux monuments et icônes culturels de l’État ». Ce qui est dès lors exigé, n’est pas une analyse morcelée (par exemple, séparant la géographie de la politique ou de la sociologie, comme les disciplines académiques l’ont fait), mais une étude qui comprenne cette « dialectique spatiale » des identités, activités et images associées à chaque lieu donné. « Ce travail fait de Lefebvre un théoricien crucial des impasses du post-modernisme et de la mondialisation » (ibid. : 144-145).

Bien que divergeant donc de Soja sur le sens à donner à la post-modernité, Shields admet à son tour après lui que « la spatialisation de la dialectique déplace la géographie au centre de la théorie critique et lie historicité et spatialité ». Et, plus fondamentalement, la dialectique spatialisée et ouverte qui est révélée dans l’œuvre de Lefebvre ouvre la possibilité de trouver un dénominateur commun à des mouvements progressistes pourtant très disparates : « Ses idées ont électrifiés non seulement une génération mais un siècle de la Gauche, et elles ont trouvé leurs marques non seulement en France – ni même en Europe mais également dans des communautés lointaines, quartiers populaires, des combats et des débats : plus particulièrement dans les Amériques » (ibid. :188).

Le défi de l’humanisme lefebvrien réside ainsi de manière cruciale « à l’interface entre les mouvements populaires et les machinations du capital global et les systèmes internationaux de la souveraineté économique […] dans les campagnes contre l’exploitation environnementale, l’inutile massacre des espèces, dans les luttes des paysans du Guatemala et du Mexique contre le renforcement des propriétaires de terre et le capital sous la ZLEA » (ibid.). Tout ceci, ce que Lefebvre appelait « l’impossible-possible », porte contradiction à la trop complaisante défense d’un inéluctable statu quo socio-spatial. Comme l’affirme Shields (1999 : 189) en guise de conclusion : « la contribution de Lefebvre est de renforcer notre foi dans nos propres expériences intuitives et collectives et dans notre connaissance du bien et de l’éthique ».

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Bibliography

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DAMIANI Amélia Luísa et al., O espaço no fim de século, a nova raridade, São Paulo : Contexto.

DAMIANI Amélia Luísa, 1999, « As contradições do espaço : da lógica (formal) a (lógica) dialetica », in : DAMIANI Amélia Luísa et al., O espaço no fim de século, a nova raridade, São Paulo : Contexto.

DUARTE Cláudio Roberto, 1999, « Das contradições do espaço ao espaço vivido em Henri Lefebvre », in : DAMIANI Amélia Luísa et al., O espaço no fim de século, a nova raridade, São Paulo : Contexto.

HESS Rémi, 2004, « La méthode d’Henri Lefebvre », Multitudes.net,http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=618 (consulté le 03.12.08).

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SHIELDS Rob, 1999, Lefebvre, Love & Struggle Spatial Dialectics, Londres : Routlege.

SOJA Edward W., 1990 (1993), Geografias Pós-Modernas: a reafirmação do espaço na teoria social crítica, Rio de Janeiro: Jorge Zahar Editor. Traduction brésilienne de : Postmodern Geographies: the Reassertion of Space in Critical Social Theory, Londres : Verso/New Left Books.

SOJA Edward W., 1996, Thirdspace : Journeys to Los Angeles and Other Real-and-Imagined Places, Oxford : Blackwell.

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Notes

1  Ce texte reprend, développe et met à jour certains aspects d’un exposé fait dans le cadre d’un colloque tenu à Espaces-Marx Paris en décembre 2000 (voir la revue La somme et le reste, n° 7, juin 2006).


References

Electronic reference

Jean-Yves Martin, « Une géographie critique de l’espace du quotidien. L’actualité mondialisée de la pensée spatiale d’Henri Lefebvre », Articulo – Journal of Urban Research [Online], 2 | 2006, Online since 17 July 2006, connection on 15 July 2013. URL : http://articulo.revues.org/897 ; DOI : 10.4000/articulo.897


About the author

Jean-Yves Martin

Jean-Yves Martin is a Lecturer of History and Geography and holds a PhD in Geography. Email: j-y.martin@laposte.net

Ce texte à d’abord été publié sur le site Articulo (http://articulo.revues.org/897) en février 2006

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