On a beaucoup écrit sur les raisons multiples de l’impressionnante percée de l’ADQ lors des dernières élections québécoises. Remontée du sentiment identitaire, revenges des régions contre Montréal, aspirations des familles de la «classe moyenne» à mieux vivre avec moins de contraintes de l’État, etc. Cependant, il est nécessaire d’examiner également les dimensions sociales et économiques de cette irruption.
Par Pierre Beaudet
Le grand compromis de la révolution tranquille
On le sait et on le sent, la société québécoise n’est plus celle qui est sortie de l’obscurité au tournant des années 1960 sous l’impulsion d’une nouvelle couche de jeunes technocrates, professeurs et journalistes. L’édification de l’État et l’incomplète construction de la nation qui allait avec, ont structuré notre univers dans ce qui est devenu la révolution tranquille. Les institutions ont été modernisées dans le contexte de la croissance économique généralisée dans le monde occidental. Le tout a été géré à travers une série de normes et de modes où couches moyennes, classes populaires et élites y trouvaient leur compte, ce qu’on a appelé le keynésianisme.
Les fissures
Par la suite, les promoteurs de la révolution tranquille se sont divisés entre fédéralistes et souverainistes. Plus tard dans les années 1970, les fissures se sont élargies sous la pression des dominants et avec l’influence de la «révolution» conservatrice aux États-Unis et en Angleterre. La proposition qui a alors émergé voulait impulser une restructuration en profondeur de l’économie et de la société, et surtout des fonctions assignées à l’État qui devait, dans la logique de Madame Thatcher, cesser d’être l’acteur clé, l’orchestrateur du développement et de la modernisation, et «laisser la place» au secteur privé et aux entrepreneurs qui sont devenus quelques années plus tard les «mondialiseurs». Le Canada et le Québec ont dans une large mesure connu une évolution semblable. Sous la gouverne du Parti Conservateur dans les années 1980 notamment, le filet de sécurité sociale a été amenuisé. Parallèlement, l’économie canadienne s’est totalement arrimée aux priorités des États-Unis dans le cadre de l’Accord de libre-échange de l’Amérique du Nord (l’ALÉNA).
Un projet est en déclin …
Dans tout cela, les principaux groupes sociaux qui avaient été l’âme de la révolution tranquille ont reculé sur plusieurs plans. Les grands projets de modernisation mis de l’avant tant par la faction nationaliste de la révolution tranquille que sa faction fédéraliste ont été disloqués par des partis qui sont devenus de plus en plus des gestionnaires de la mondialisation néolibérale. Une fois revenus au pouvoir, le PQ (à Québec) et le PLC (à Ottawa) ont maintenu le cap sur l’étiolement des acquis sociaux et la «bonne gestion» au profit des dominants et du secteur financier. Sur le plan social, ces mêmes couches ont perdu une partie de l’influence qu’elles exerçaient dans le contexte de la transformation de l’État. Parallèlement, les majorités populaires qui avaient appuyé la révolution tranquille ont subi le choc dans le sillon de la réorganisation de la production capitaliste d’une part, et du démantèlement progressif de l’État de welfare state d’autre part.
…Pendant qu’un autre est ascendant
C’est dans ce contexte que surgit un nouveau projet et un nouveau bloc social autour du «noyau dur» de la recomposition de l’État et de l’économie. Appelons-les pour simplifier les «gestionnaires de la mondialisation». Ce sont évidemment les PDG des grosses entreprises dont l’univers opérationnel est devenu le monde et où l’accumulation se fait partout sur la planète, en temps réel, et selon les meilleurs «avantages comparatifs». Mais ce sont aussi les cadres intermédiaires de cette mondialisation à géométrie variable qui conduit les entreprises de production et de service à devenir des maillons d’une immense chaîne, de Wall-Mart à Rona en passant par Jean Coutu et Home Depot. Certes, ces deux groupes qui assument des fonctions stratégiques dans la mondialisation ne constituent pas un grand nombre. Mais leur ascendant découle du positionnement stratégique qu’ils occupent dans la nouvelle architecture économique et sociale. En conséquence, ils sont en mesure, comme le groupe social dominant durant la révolution tranquille, de dominer l’univers politique et médiatique. Ils exercent leur ascendant sur de nombreuses couches moyennes et même populaires qui constatent le déclin, en apparence irréversible, de l’État, du secteur public, de l’emploi industriel stable et qui espèrent – ou qui rêvent – de se refaire une vie dans le contexte de cette mondialisation, faute de mieux la plupart du temps.
Le déplacement des plaques tectoniques
Les pressions de la restructuration capitaliste que l’on connaît sous le terme de «mondialisation» s’accélèrent et dans un sens, nous sommes probablement au début d’un long processus. La frénétique croissance qui se vit dans certains secteurs économiques dont en premier lieu la finance, l’émergence de nouveaux pôles industriels (comme la Chine), les conflits autour des ressources naturelles de plus en plus stratégiques (le pétrole et l’eau notamment) sont autant de facteurs qui imposent des transformations au profit, pour le moment en tout cas, des mondialiseurs. Il est probable par exemple que l’économie canadienne se restructure rapidement autour de deux pôles stratégiques, la finance d’une part (avec Toronto comme pivot) et les ressources naturelles d’autre part (l’Ouest du pays en profite). On peut parler dans ce sens d’un véritable déplacement des «plaques tectoniques» de la géo-économie et des forces au Canada.
En finir avec la révolution tranquille
Les propositions de Stephen Harper comme celles de Mario Dumont prennent acte de ces transformations et veulent les traduire en un programme politique. Le démantèlement accéléré du secteur public est un impératif à la fois politico-culturel et économique, pour accentuer ce déplacement à la fois géographique et social. Sous l’inspiration des think-tank liés aux dominants comme le Fraser Institute ou l’Institut économique de Montréal, ce projet implique un très grand rapprochement avec les États-Unis, voire une intégration quasi complète (le «deep integration» comme le lobby pro-ALÉNA ne prône). La bataille des idées qui se produit notamment via les médias sape les idées-force, les fondements du compromis keynésien que les générations de l’après-deuxième guerre mondiale ont connu. Le paradigme implique que l’État ne doit plus «imposer» des régulations pour maintenir une réalité «dépassée», mais «libérer» les entreprises pour se mondialiser davantage et jouer justement sur les avantages comparatifs.
La recomposition des blocs politiques et sociaux
Voilà donc la table mise pour un «nouveau» projet conservateur dont le but, l’ambition, le rêve est de traduire sur le terrain québécois la contre révolution tranquille qui se déroule à l’échelle canadienne. L’opération doit se faire sur deux terrains simultanément. Il importe d’une part de procéder rapidement au démantèlement des acquis de la révolution tranquille, notamment un secteur public régulateur et redistributeur, un système d’éducation et de santé relativement universel, ainsi que d’autres normes qui avaient jusqu’à un certain point «civilisé» le capitalisme sauvage de la période pré-révolution tranquille (dans le domaine des lois du travail par exemple). D’autre part, il s’agit de briser le projet souverainiste et de le retransformer là où il était avant les années 1960 dans l’«autonomisme provincial», l’identité frileuse, voire le religieux. C’est encore pour le moment un projet.
Stratégies
Tout cela n’apparaît pas comme une «conspiration» dans une réunion «secrète» quelconque des gros PDG avec quelques politiciens. Il s’agit, – et c’est autrement plus vaste – d’un processus social capillaire, accumulatif, lié aux nouvelles logiques d’accumulation du capital, d’où émergent des projets politiques et idéologiques. La «nouvelle» droite de l’ADQ ou du PC liée aux mondialiseurs n’est pas plus «méchante» que les dominants des trente glorieuses qui avaient vu dans le compromis keynésien une régulation efficace et porteuse du développement capitaliste. Mais les temps ont changé, simplement, et avec lui, la trame, le cadre, l’espace de l’accumulation. Une fois dit cela, bien des obstacles s’érigent vers la consolidation d’un projet de cette envergure. On le voit aux États-Unis par exemple, le bloc de droite est en train de se disloquer, en partie à cause des «excès» commis par les néoconservateurs, un des piliers (mais pas le seul) de ce bloc de droite qui domine depuis les années 1980. Quant à Harper, il se heurte à des réalités sociales diverses, notamment l’Ontario, où les classes moyennes et populaires issues de l’industrialisation post 1945 ne veulent pas embarquer dans ce projet qui représente en fait une sorte de suicide social pour elles. Tout cela sans compter les turbulences de la compétition féroce entre dominants (États-Unis versus Union européenne, «triade» contre les pays émergents comme la Chine, la Russie, le Brésil), crée un monde de grande instabilité, qui pourrait évoluer vers le pire (crises sociales et économiques, conflits meurtriers de très grande envergure, etc.). On peut se poser la question d’une autre manière évidemment : peut on mettre en échec de nouveau projet des dominants et bloquer la consolidation d’un «nouveau projet» hégémonique de droite au Canada et au Québec ?
La politique à l’ombre de l’hégémonie
La politique est régie par plusieurs facteurs, prévisibles et imprévisibles, agissant à court et à long terme, sous l’influence de nombreux acteurs, locaux ou internationaux. Un certain «marxisme» et une certaine gauche ont toujours voulu faire l’économie de cette complexité et c’est ce qui explique en bonne partie tant d’échecs. Une fois dit cela, quand on est matérialiste, ce n’est pas comme si on est idéalistes. Les rapports sociaux se déployant dans la société et donc dans l’économie (le «marché» est un construit social, pas une réalité tangible) sont là où se construisent, se déconstruisent, se reconstruisent les forces et les champs de forces. Un projet hégémonique, au-delà de ses leaders, de son «spin», de ses tactiques, est un projet qui repose sur des blocs sociaux «ascendants», capables d’organiser la société face à ses grands défis. C’est ce que nous avons vécu durant la révolution tranquille et qui a abouti au projet du PQ. C’est ce qui s’esquisse aujourd’hui avec Harper au Canada et l’ADQ au Québec. Mais ce projet devient pas hégémonique par magie, mais parce qu’il réussit à vaincre ses adversaires. Ce n’est donc pas automatique, ni surdéterminé par une quelconque supra rationalité établie d’avance. C’est dans ce sens qu’il faut repenser les projets des dominés.