Un pacte irresponsable

Introduction

 

En France, où les cotisations sociales sont la source du financement de la protection sociale, le débat sur la lourdeur des « charges » sociales pesant sur les entreprises est récurrent. Les arguments les plus fréquemment avancés sont d’une part que le coût du travail trop élevé, notamment au voisinage du Smic, dissuaderait les employeurs d’embaucher une main-d’œuvre non qualifiée devenue trop chère, et d’autre part que ce coût du travail constituerait un désavantage compétitif qui mettrait les entreprises françaises en difficulté dans la concurrence mondiale. Dans une situation où la dévaluation monétaire est devenue impossible dans les pays de la zone euro, la baisse du coût du travail est ainsi envisagée comme une modalité de dévaluation interne, à même de stimuler la compétitivité et l’emploi sans agir directement sur les salaires et même selon certains sans nuire au pouvoir d’achat des salariés.

Sur le long terme, en France comme dans d’autres pays d’Europe, les entreprises ont de fait obtenu d’importantes réductions des « charges » tant sociales (cotisations) que fiscales (impôts sur les sociétés). La France mène depuis plus de vingt ans des politiques de baisse des cotisations sociales employeurs : leur poids dans la valeur ajoutée des sociétés a baissé de 18,2 % en 1992 à 16 % en 2006, puis 16,7 % en 2012. Après les 22 milliards d’exonérations de cotisations employeurs, les 6 milliards du Crédit impôt-recherche, les 6 milliards de baisse de la taxe professionnelle, les entreprises ont obtenu, suite au rapport Gallois (2012), la mise en place du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), qui devrait leur rapporter 20 milliards d’euros par an, en année pleine. Le Medef persiste à réclamer une baisse de 116 milliards de l’ensemble des impôts que les entreprises supporteraient.

Le Pacte de responsabilité annoncé le 14 janvier 2014 par François Hollande se présente comme le dernier avatar de ces politiques : il prévoit la suppression totale et sans contrepartie précise des cotisations familiales employeurs (35 milliards d’euros). Le dispositif ayant vocation à fusionner avec le CICE, le besoin de financement lié au Pacte de responsabilité est généralement estimé à environ 10 milliards d’euros. Cela ne suffit pas au Medef, qui, pour envisager la création d’un million d’emplois, réclame 50 milliards supplémentaires, la remise en cause du droit du travail, une plus grande facilité pour licencier ou restructurer, la hausse des seuils imposant des obligations de consultation du personnel, la suppression des normes et réglementations des marchés, etc., voire même une sorte de droit de veto sur les décisions susceptibles de « stresser les entrepreneurs ».

Ces exigences du Medef suivent une intense préparation du terrain par l’artillerie lourde des idéologues libéraux. Seules les entreprises créent de la richesse et de l’emploi, le secteur public vit aux dépens du secteur privé (comme si un pays pouvait fonctionner sans écoles, hôpitaux, routes et autres crèches), l’État ne doit pas se mêler de production, il faut laisser libres les chefs d’entreprises, (comme si la crise n’était pas causée par la liberté excessive laissée au secteur financier), il faut avant tout réduire les dépenses publiques pour permettre au secteur privé de se développer (comme si la crise n’était pas prolongée par le manque de consommation et d’investissement induit par les exigences de rentabilité des capitalistes). Le gouvernement a choisi de ne pas combattre cette offensive mais d’y céder.

Bien que les effets vertueux attendus de ces politiques de baisse des « charges », tant en termes de création d’emploi que de compétitivité, n’apparaissent guère, nombre d’économistes libéraux préconisent d’aller plus avant dans ces mesures. Celles-ci réconcilient d’ailleurs les politiques de (presque) tous bords avec les revendications du Medef. Comment cela a-t-il été possible? Trois idées reçues nous paraissent centrales dans cette convergence de vues :

  1. Les prestations familiales étant universelles, elles n’ont pas à être financées par la cotisation sociale (qui finance les droits sociaux des travailleurs et de leur famille) mais par l’impôt. Cette « charge » n’a pas à peser sur les entreprises.
  2. Le coût du travail est trop élevé, ce qui limite la compétitivité et/ou les capacités d’embauche des entreprises. La baisse du coût du travail est donc un instrument pertinent de création d’emplois.
  3. Ce n’est que par la baisse des dépenses publiques et la recherche de compétitivité que l’Europe peut sortir de la crise. Cette note s’emploie à les démonter.

 

Les employeurs contribuent-ils trop au financement de la politique familiale?

 

La suppression des cotisations sociales de la branche famille soulève un certain nombre de questions du point de vue de la politique familiale elle-même. Avec 35 milliards d’€, les cotisations représentent en effet 66 % des recettes de la branche famille, la contribution sociale généralisée (CSG, qui s’est partiellement substituée à des cotisations en 1991) en représente 18 % et les autres impôts et taxes affectés (ITAF), destinés surtout à compenser les exonérations générales de cotisations sur les bas salaires, 16 %.

 

La mise en cohérence du financement de la branche famille : un prétexte opportun

La suppression des cotisations est souvent présentée comme découlant de la nécessaire mise en cohérence du financement de prestations universelles, dont l’éligibilité n’est pas liée au statut d’emploi et dont le montant n’est pas lié aux cotisations versées. Les prestations familiales devraient être financées par des recettes fiscales et non par des cotisations. Michel Sapin, l’actuel ministre du travail, le résume ainsi : « le fait que vous ayez des enfants n’est pas en lien avec votre travail, donc il n’y a pas de raison que ce soit financé par les entreprises. Tout le monde bénéficie de la politique familiale (…) le seul critère est d’avoir des enfants. Il n’y a pas de raison qu’elle soit financée principalement par le travail » (27 août 2013). L’argument, dont la logique et le poids sont certains, relève cependant aujourd’hui du prétexte. La branche famille a toujours été financée majoritairement par des cotisations sociales employeurs (la quasi-totalité des recettes jusqu’au début des années 1970) sans que ce soit perçu comme une calamité pour la politique familiale, bien au contraire.

Un premier argument consiste à évoquer une anomalie héritée de l’histoire, qui n’aurait plus lieu d’être depuis la suppression en 1978 de toute référence à l’activité professionnelle dans le titre Famille du code de la Sécurité sociale. Sauf qu’il s’agissait d’entériner un état de fait depuis 1945 : la réforme de 1978 n’a d’ailleurs pas été suivie d’une hausse quelconque du nombre de bénéficiaires. Certes, la loi du 11 mars 1932 créant les sursalaires familiaux prévoyait des prestations dont l’attribution et le montant dépendaient des cotisations du travailleur. Une journée d’absence valait une journée d’allocations en moins. La cotisation sociale du salarié revêtait donc un caractère personnel directement articulé avec la prestation, même si la loi de 1932 atténuait déjà ce caractère contributif en étendant les prestations aux personnes en incapacité temporaire ou permanente totale. Mais, dès 1938, les prestations, étendues aux indépendants agricoles, perdent leur caractère de sursalaire, leur montant étant dissocié du niveau des cotisations ou du salaire du travailleur, pour ne dépendre que du nombre d’enfants à charge. Entre 1939 et 1942, les allocations sont en outre étendues progressivement aux personnes en incapacité pour accident du travail, aux chômeurs, à toutes les familles rurales françaises, à tous les travailleurs indépendants, aux pensionnés, en cas de maladie ou de maternité, aux invalides et aux veuves, puis, en 1946, à ceux qui sont dans l’incapacité d’exercer un travail. S’il devait y avoir incohérence, elle existerait depuis la création de la Sécurité sociale.

L’argument peine encore plus à convaincre lorsqu’on examine les recettes compensant les allègements de cotisations, la baisse de la CSG affectée à la branche famille depuis 2011 et la baisse du taux de cotisations à partir de 2014. Parmi les divers ITAF utilisés pour financer la branche famille depuis 2006, on trouve la TVA collectée auprès des commerçants de gros en production pharmaceutique, la taxe spéciale sur les contrats de santé, divers droits sur les tabacs et sur les alcools, la taxe sur le financement de la prévoyance, la taxe exceptionnelle sur la réserve de capitalisation (dite « exit tax »), la taxe sur les véhicules terrestres à moteur. On y trouve surtout la taxe sur les salaires (un tiers du total en 2010), une taxe qui porte sur le travail, se substituant donc à des cotisations sociales employeurs au motif affiché que les prestations familiales ne devraient pas être financées par des prélèvements portant sur le travail… Avec la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2014, un jeu complexe de réaffectation d’ITAF, de recettes de CSG et de part de TVA attribuée à la Sécurité sociale devrait aboutir à un bouleversement des ITAF affectés à la branche famille, qui percevrait des recettes supplémentaires venant des taxes sur les salaires, sur les véhicules des sociétés, sur les jeux et paris, sur les stock options, sur les carried interests, sur les appels surtaxés…

La question du mode de financement le plus adéquat pour la politique familiale reste posée. Mais, dans le contexte actuel, les arguments relatifs à la « cohérence », la « logique » et la nécessaire « clarification » entre recettes et prestations familiales relèvent du prétexte pour justifier a posteriori une orientation décidée pour d’autres raisons (voir 2 et 3).

 

La légitimité d’un financement sur les revenus du travail et d’un financement par les entreprises

Avec les cotisations sociales versées à la branche famille, les employeurs contribuent-ils de façon excessive à la politique familiale?

Pour répondre à cette question, nous ferons l’hypothèse ardue que ces cotisations sociales sont effectivement payées par les entreprises, ce qui n’a rien d’évident. En effet, s’agit-il de « prélèvements obligatoires » sur les entreprises, et pas plutôt d’une forme de « salaire socialisé » financé par des contributions prélevées sur les revenus du travail et payées par les travailleurs? Rappelons que, du point de vue de l’analyse économique, toutes les cotisations sociales sont prélevées sur les revenus du travail et la distinction entre cotisations patronales et cotisations salariales n’a pas de fondement économique même si elle revêt un sens politique et a des implications juridiques et économiques pour les agents. Il a été montré maintes fois qu’en comparaison internationale, il n’y avait pas de lien entre niveau des cotisations sociales (ou niveau des seules cotisations sociales employeurs) et coût du travail. Les pays ayant de fortes cotisations (employeurs) versent de plus faibles salaires nets de cotisations (et inversement); les salariés y touchent un salaire direct plus faible mais reçoivent des prestations famille et chômage plus généreuses ; ils n’ont à cotiser ni pour leur retraite ni pour leur assurance maladie.

La question de la légitimité d’un financement sur le travail et/ou par les entreprises renvoie à la question « qui doit payer » pour la « reproduction sociale »[1], pour « fabriquer » et élever les enfants, une nécessité pour toute société. Le financement d’une partie des coûts imputables aux enfants par des dépenses socialisées se justifie par le caractère de « bien public » des enfants (Folbre, 1994), les bénéfices économiques et sociaux pour la société ou la dimension d’« investissement social » des mesures en leur faveur[2]. Mais un co-financement par les entreprises, soit directement, soit à travers une mutualisation et des contributions collectives, peut aussi se justifier en raison des bénéfices que ces dernières retirent de la « production » d’enfants : à travers leurs travailleurs qu’il a bien fallu élever et former pendant une vingtaine d’années pour les préparer à l’usage qu’elles en font ; à travers également les services (modes de garde, école, etc.) qui permettent à ces travailleurs d’être à leur tour en mesure de « produire » et d’élever des enfants tout en continuant à être disponibles pour travailler. Cette évidence de la reproduction sociale est oubliée dans le débat public, si ce n’est parfois sur le mode minimaliste de la « conciliation travail-famille » qui permettrait de justifier une part résiduelle de financement par des cotisations.

Les dépenses monétaires totales consacrées aux enfants par les ménages et les pouvoirs publics (accueil, éducation, santé, autres dépenses sociales) s’élèvent à environ 280 milliards d’euros. Si l’on y ajoute une valorisation des soins et tâches domestiques dont bénéficient les enfants, c’est-à-dire le temps nécessaire consacré par les parents, le coût total peut être estimé à 470 milliards d’euros (estimations propres). La contribution de 35 Md€ de cotisations sociales famille ne représente pas les deux tiers, mais 7 % du total des coûts engendrés par les enfants (12 % sans valorisation du travail parental et domestique). Même en y ajoutant d’autres contributions des employeurs (la part des cotisations sociales patronales pour l’assurance maladie-maternité au prorata des dépenses pour les enfants dans le total des dépenses de soins, les dépenses d’éducation en particulier à travers la taxe d’apprentissage, des prestations et services fournis directement aux familles), la contribution totale des entreprises ne dépasse pas 55 Md€, soit une faible part du coût des enfants (12 %).

À travers les cotisations sociales famille et autres contributions, les entreprises ne participent que faiblement aux dépenses nécessaires pour produire, éduquer et former leurs futurs salariés, et pour permettre à leurs salariés d’être disponibles malgré leurs obligations parentales. Il est donc abusif de conclure à une contribution excessive des entreprises. Le mouvement général de baisse des cotisations patronales entamé depuis une trentaine d’années traduit le choix politique de réduire le champ de la responsabilité des entreprises, de la limiter au seul salaire net à l’exclusion de la couverture sociale, en particulier la maladie et la famille, ce qui, de fait, tend à déresponsabiliser les entreprises au regard de ces questions centrales pour la société.

 

L’importance de ressources pérennes, dynamiques et affectées à un budget autonome

Le remplacement des cotisations sociales employeurs par des prélèvements sur les ménages (CSG, TVA, ITAF, impôt sur le revenu) aurait des effets anti-redistributifs. Même si les cotisations employeurs sont en définitive toujours payées par les salariés, la mesure se traduirait concrètement par un transfert de charges immédiat des entreprises vers les ménages, a fortiori dans la situation actuelle très défavorable du marché du travail, et par une baisse de pouvoir d’achat pour ces derniers. L’effet sera particulièrement négatif sur les inégalités si la baisse des cotisations est financée, même partiellement, par une baisse des dépenses de prestations familiales, dont l’effet redistributif, y compris pour celles versées sans condition de ressources, est très prononcé (Cazeneuve et al. 2013).

Au-delà des débats sur les conséquences redistributives d’un tel changement, se pose la question des conséquences à terme pour la politique familiale, un aspect rarement soulevé dans le débat public. Sont en effet plutôt privilégiées des présentations statiques et technocratiques tendant à montrer que l’effet est neutre tant que, dès la première année, la baisse des cotisations est compensée par une hausse plus ou moins équivalente de taxes affectées. L’hypothèse est que l’opération est forcément sans incidence pour la branche famille dès lors qu’est prévue une autre recette en compensation, que les dépenses vont évoluer, ou qu’on va les faire évoluer, indépendamment de l’évolution des ressources affectées, sans que le dynamisme propre de ces ressources, leur légitimité ou acceptabilité sociale ou encore leur autonomie relative ne puissent jouer un quelconque rôle.

À une telle vision statique peut être opposée une approche socio-politique donnant un rôle majeur au mode de financement sur la façon dont les systèmes de prestations évoluent. à cet égard, l’histoire de la branche famille depuis les années 1950 est riche d’enseignements. Elle permet de montrer combien le financement par des ressources affectées à la branche, assises intégralement (cotisations sociales) ou presque (CSG) sur les salaires et évoluant de manière dynamique, a pu dégager des excédents (structurels dans un contexte où les prestations évoluaient avec les prix) et donner des marges de manœuvre, y compris en période de crise ou de forte concurrence des besoins (vieillesse, santé), c’est-à-dire quand les prestations familiales auraient dû être la cible idéale de coupes (Math, 2013). De nouvelles prestations ont ainsi pu être créées pour répondre à de nouveaux besoins, par exemple dans les années 1970 pour les parents isolés ou pour les enfants handicapés, et ensuite, à partir des années 1990 surtout pour favoriser la conciliation travail-famille et améliorer les modes de garde. En alimentant un budget distinct de celui de l’État, les cotisations ont également procuré une autonomie, évidemment relative, du système, en rendant a priori plus difficile pour l’État l’utilisation des excédents. Malgré cela, la branche famille a été victime de détournements contestables. Elle doit par exemple financer maintenant les cotisations retraite des parents au foyer (AVPF) et les suppléments familiaux versés aux retraités ayant élevé trois enfants. Ainsi, en 2013, ce sont 9,2 milliards qui sont passés de la famille à la retraite. Si la politique familiale avait au contraire été financée par des recettes fiscales non pérennes, pouvant être remises en cause chaque année comme le seraient des contributions budgétaires, la branche famille aurait connu une évolution beaucoup plus défavorable. L’excédent d’une année aurait immédiatement été orienté vers d’autres besoins. L’actuelle politique familiale, fréquemment célébrée pour ses résultats (fécondité, travail des femmes, etc.) aurait connu des développements bien plus défavorables si elle avait dû être financée par des contributions publiques. C’est ce qui risque de se passer avec la baisse ou suppression des cotisations sociales.

À petite échelle, c’est déjà ce qui se passe depuis que la part de la CSG affectée à la branche a été diminuée en 2011 (de 1,1 à 0,8 % sur les revenus du travail) et remplacée par des ITAF. Ces prélèvements peu dynamiques connaissent une érosion de leur assiette, voire ont une disparition programmée, et surtout sont modifiés d’une année sur l’autre. La Cour des comptes en conclut que, « contrairement aux autres branches du régime général, une part substantielle des ressources de la branche famille n’ont pas un caractère pérenne » (septembre 2013). La baisse de la CSG affectée à la branche depuis 2011 et la baisse des cotisations sociales à partir de 2014 s’accompagnent en conséquence d’une fragilisation des ressources de la branche famille. Bénéficiant de moins d’excédents structurels, devant de plus en plus faire appel à des taxes peu dynamiques accordées par l’État et perdant par là même l’autonomie relative dont bénéficiait son budget, cette branche est la cible toute trouvée pour de futures mesures d’économies.

Comme les prestations familiales sont au mieux indexées sur les prix et non sur les revenus ou les salaires, elles ont perdu près de 7 points de pouvoir d’achat depuis 1983 et ont fortement décroché en proportion des revenus, conduisant à une paupérisation relative des familles. Ainsi, en 2011, dernière année connue, le taux de pauvreté des moins de 18 ans était de 19,5 % contre 14,3 % pour l’ensemble de la population ; le niveau de vie des moins de 20 ans était inférieur de 9 % à celui de l’ensemble de la population. Il faut donc faire plus d’efforts pour les enfants, en particulier pour ceux des familles pauvres. Ceci suppose de restituer aux familles, tant par le développement des services collectifs (crèches, activités parascolaires) que par une indexation satisfaisante des prestations et par un rattrapage significatif, les excédents structurels de la branche famille.

 

La baisse des cotisations sociales est-elle un bon instrument de création d’emplois?

 

Les arguments en faveur de la baisse des cotisations sociales comme moyen de lever les freins à l’embauche, de créer ou sauvegarder des emplois sont essentiellement théoriques. Ce sont plus précisément ceux de la théorie économique néoclassique dominante, qui reposent sur un syllogisme trompeur. D’autres théories, notamment keynésienne ou institutionnaliste, développent un raisonnement différent. De fait, il n’y a guère d’arguments empiriques pour considérer la baisse du coût du travail comme un instrument pertinent de politique de l’emploi. Les évaluations de vingt ans d’exonérations de cotisations sociales employeurs sur les bas et moyens salaires tendent à démontrer que leurs effets sur l’emploi sont de portée limitée au regard de l’ampleur des montants engagés.

 

Coût du travail, emploi et compétitivité, un syllogisme trompeur

Les arguments de l’économie dominante en faveur de la baisse du coût du travail (et des cotisations sociales employeurs) se présentent comme un syllogisme. Les cotisations sociales employeurs augmentent le coût du travail / Le coût du travail nuit à la compétitivité-coût des entreprises et à l’emploi / Il faut baisser les cotisations sociales employeurs pour améliorer la compétitivité et créer des emplois. Mais ce raisonnement, qui obéit bien aux canons de l’économie dominante, ne résiste guère à l’examen. Le syllogisme est trompeur car ses prémisses sont fausses.

Tout d’abord, le lien entre coût du travail et taux de cotisations sociales employeurs est lâche : ce dernier « n’est pas un déterminant significatif du coût horaire » du travail, ni en Europe (HCFPS, 2013), ni dans les 30 pays de l’OCDE, sauf peut-être « pour les bas salaires, et dans des proportions limitées » (Chassard, Dayan 2008). Par ailleurs, le lien entre coût du travail et compétitivité apparaît ténu (Sauviat, Serfati 2013) et les performances commerciales en Europe ne dépendent pas des coûts unitaires du travail dans l’industrie. D’une part, la compétitivité-coût n’est pas déterminée par le seul coût du travail, le coût du capital pesant de plus en plus lourd, en particulier son « surcoût » découlant de la dérive des normes de rendement financier imposées aux entreprises (Cordonnier et al. 2013). D’autre part, la compétitivité dépend d’autres facteurs, dits hors coût. Le rebond des exportations allemandes après la crise est d’ailleurs essentiellement lié à ces facteurs hors coût (voir infra) et doit peu aux « réformes structurelles » du marché du travail qui ont développé des emplois à bas salaires dans les services plutôt que dans les industries exportatrices (Duval 2013). Enfin, les liens entre coût du travail et emploi sont complexes. Pour reprendre l’exemple allemand, c’est l’ampleur du chômage lors de la récession de 2001 qui a donné du crédit à l’affirmation selon laquelle l’Allemagne serait « l’homme malade de l’Europe » et a fait passer la pilule amère des « réformes structurelles » (lois Hartz) dérégulant le marché du travail, flexibilisant l’emploi et dégradant la protection sociale des travailleurs. À l’inverse, la bonne tenue de l’emploi allemand pendant la récession de 2009 ne s’explique pas par les effets de ces réformes ou de la modération salariale, mais doit bien davantage à la flexibilité interne : l’usage massif du chômage partiel et la baisse négociée du temps de travail dans les entreprises, qui ont évité bon nombre de licenciements (Lehndorff 2012).

Les théories économiques, pour peu qu’on prenne en compte leur diversité, donnent d’ailleurs une image plus nuancée que le syllogisme habituellement mobilisé par les tenants de la théorie économique dominante. Dans la perspective néoclassique libérale, les salaires et le coût du travail sont présentés comme les meilleures (voire les seules) variables d’ajustement sur le marché du travail. La baisse des salaires (la « modération salariale ») ou celle du coût du travail apparaissent alors comme les meilleurs instruments de lutte contre le chômage, légitimant une politique dite de l’offre. Dans une perspective keynésienne au contraire, la hausse des salaires est à même de stimuler la consommation des ménages, donc la demande adressée aux entreprises, et d’avoir ainsi des effets positifs sur les niveaux de la production et de l’emploi. Ce n’est pas tout. Pour la « nouvelle économie keynésienne », la hausse des salaires est susceptible d’améliorer la productivité du travail en motivant les salariés (théorie dite du « salaire d’efficience »). Pour les économistes institutionnalistes, les employeurs peuvent trouver un intérêt à former et à qualifier leurs salariés ainsi qu’à leur permettre de faire carrière et d’obtenir des hausses de salaires (dans des « marchés internes » ou « professionnels »), afin de conserver dans l’entreprise une main-d’œuvre ayant une productivité élevée.

Ces différentes approches du rôle des salaires et du coût du travail relativisent la portée d’une politique d’ajustement sur le marché du travail misant sur la seule baisse de son coût. La baisse des cotisations sociales peut certes apparaître comme une politique de compromis, notamment entre libéraux et keynésiens, car elle diminue en principe le coût du travail (variable d’ajustement pour les libéraux) sans toucher aux salaires nets (qui soutiennent la demande pour les keynésiens). Mais c’est à condition de ne pas considérer les cotisations sociales comme du « salaire socialisé » (Friot 2012), c’est-à-dire comme du salaire que ne perçoivent pas directement les salariés, mais dont ils bénéficient par l’intermédiaire de leurs droits sociaux (allocations chômage, pensions de retraite, assurance maladie, allocations familiales, etc.) financés par ces cotisations.

En théorie, donc, il n’y a pas de raison de considérer que le lien entre baisse du coût du travail et emploi soit univoque, ou que la baisse du coût du travail soit le meilleur instrument pour s’attaquer au chômage ou pour créer des emplois. Qu’en est-il dans les faits?

 

Vingt ans de baisse de cotisations sociales employeurs au crible des évaluations

On dispose d’une expérience d’un peu plus de vingt ans d’exonérations des cotisations sociales employeurs sur les bas et moyens salaires et de toute une gamme d’évaluations qui mettent en évidence les limites des politiques de baisse du coût du travail pour créer des emplois.

Le premier dispositif d’exonération sur les bas salaires a été créé en juillet 1993. Il prévoyait alors une exonération des cotisations familiales employeurs, totale pour les salaires allant jusqu’à 1,1 Smic et de moitié entre 1,1 et 1,2 Smic. Il a été peu à peu élargi vers des salaires de plus en plus élevés avant d’être remplacé en 2003 par le dispositif dit d’allègements « Fillon », qui a étendu les exonérations conditionnelles des lois Aubry à toutes les entreprises, qu’elles soient ou non passées à 35 heures. Dans ce dernier dispositif, les salaires versés inférieurs à 1,6 fois le Smic ouvrent droit à des exonérations de cotisations employeurs famille, mais aussi maladie, maternité, invalidité, vieillesse et décès. Les entreprises de plus de 20 salariés bénéficient d’une exonération correspondant à 26 % du salaire brut ; ce coefficient s’élève à 28,1 % pour les entreprises de moins de 20 salariés.

Que disent les évaluations de ces dispositifs? Tout d’abord, elles sont extrêmement divergentes en fonction des méthodes et des hypothèses qu’elles retiennent. Elles ont donc donné lieu à des résultats sujets à controverse s’agissant des emplois qui auraient été créés ou sauvegardés. Ainsi, les évaluations du dispositif de 1993 oscillent entre une estimation haute de 460 000 emplois créés ou sauvegardés en 5 ans, dont 220 000 emplois peu qualifiés et 240 000 emplois qualifiés (Crépon et Desplatz 2001), et une estimation basse de 150 000 emplois créés ou sauvegardés en faisant l’hypothèse d’un effet de substitution plus important entre le travail qualifié et le travail non qualifié (Gafsi et al. 2004). Les évaluations des effets du dispositif « Fillon » de 2003 donnent des résultats aussi contrastés[3]. Alors que les premières évaluations estimaient le volume d’emplois créés ou sauvegardés en 5 ans compris entre 400 000 et 800 000, d’autres suggèrent des effets plus modestes si l’on tient compte des « effets induits » par le dispositif, notamment par le dispositif de financement des baisses de recettes de la protection sociale, ainsi que par les gains éventuels de compétitivité. Une évaluation de l’OFCE (Heyer et Plane, 2012) estime ainsi à environ 500 000 le nombre des emplois créés ou sauvegardés en 5 ans en l’absence de financement des baisses de recettes, mais à seulement 253 000 à 327 000 en tenant compte des effets de ce financement (différents selon le mode de financement). L’effet du dispositif sur l’emploi est encore minoré si les partenaires commerciaux adoptent une mesure similaire : il pourrait descendre dans une fourchette de 69 000 à 175 000 emplois créés ou sauvegardés.

Si les évaluations des dispositifs de baisse de cotisations sociales employeurs sont divergentes, elles s’accordent bien sur l’existence d’un effet positif sur l’emploi. Mais leur méthode pose question. La plupart sont des évaluations sans base empirique sur l’élasticité de l’emploi à son coût (estimée d’autant plus forte que le salaire est bas), qui ne distinguent pas l’élasticité microéconomique de l’élasticité macroéconomique (si une entreprise peut grâce à la baisse de ses coûts gagner des parts de marché, l’effet risque de s’effacer à l’échelle macroéconomique), et ne précisent pas davantage les mécanismes en jeu s’agissant de la substitution capital-travail, de la substitution travailleurs non qualifiés-travailleurs qualifiés, ou de l’effet de compétitivité ou de concurrence (Sterdyniak 2012). Par ailleurs, pour évaluer l’efficacité d’un instrument, il est d’usage de s’interroger sur ses possibles effets non souhaités et sur son coût. C’est là aussi que le bât blesse. Tout d’abord, les évaluations évoquent des effets négatifs sur la mobilité salariale des salariés concernés, ou encore un effet potentiel de « trappe à bas salaires », à savoir le tassement des salaires au voisinage du Smic. Cet effet découlerait de l’incitation faite aux employeurs à proposer des niveaux de salaire suffisamment bas pour être éligibles aux exonérations. Mais surtout, si l’on rapporte les effets des dispositifs sur l’emploi à leur coût, le compte n’y est pas. Les évaluations du dispositif de 1993 soulignaient déjà un coût très élevé au regard du nombre d’emplois créés ou sauvegardés. Le diagnostic n’est pas meilleur pour le dispositif « Fillon » de 2003. Les allègements de cotisations sur les bas et moyens salaires représentaient en effet en 2010 de l’ordre de 22 milliards d’euros (Garoche, Roguet 2013), soit 1,1 point de PIB et plus de la moitié des dépenses dites « générales » pour l’emploi. En rapportant ces dépenses au volume d’emplois créés ou sauvegardés[4], on peut estimer le coût annuel pour les finances publiques de chacun de ces emplois à près de 75 000 euros[5], un coût exorbitant pour des emplois souvent à bas salaire, de qualité incertaine, et mis à la disposition des entreprises privées (Math 2013).

Le coût des exonérations de cotisations sociales employeurs sur les bas et moyens salaires par emploi créé est bien supérieur à celui des emplois aidés, dispositifs contra-cycliques, pour lesquels les aides sont la contrepartie du ciblage sur des catégories de travailleurs réputées en difficulté et peu productives. En 2010, période de crise, ces emplois ont coûté près de 5 milliards d’euros (0,7 milliards dans le secteur marchand et 4,2 milliards dans le secteur non marchand) pour environ 520 000 contrats conclus (dont 400 000 dans le secteur non marchand) avec des variations selon la période de l’année considérée (Bahu, 2011). Le coût par contrat conclu est de l’ordre de 10 000 euros pour les créations directes d’emploi dans le secteur non marchand et de 7 000 euros pour les aides à l’emploi dans le secteur marchand. Le coût des exonérations de cotisations sociales employeurs sur les bas et moyens salaires par emploi créé ne tient pas non plus la comparaison avec celui des exonérations de cotisations sociales accordées aux entreprises en contrepartie de la mise en place des 35 heures. Plusieurs évaluations concluent à un nombre de l’ordre de 350 000 emplois créés ou sauvegardés (Jugnot 2013), pour un coût des 35 heures qui culmine à 15,4 milliards d’euros respectivement en 2002 (dispositifs Robien, Aubry I, Aubry II et réductions dégressives pour compenser l’effet des 35 heures sur les bas salaires, voir Roguet et Schreiber 2009), soit 44 000 euros par emploi.

Enfin, les dispositifs d’exonération de cotisations sociales sur les bas et moyens salaires ont pris une telle ampleur depuis 1993 qu’ils cannibalisent d’autres dispositifs. Le dispositif Fillon a non seulement enterré celui des 35 heures mais il est de nature à diminuer pour les employeurs l’attractivité des emplois aidés du secteur marchand ou des dispositifs d’apprentissage et de formation qualifiante[6] ciblés sur les catégories de travailleurs les plus en difficulté. Il est délicat dans ces conditions de considérer les allègements de cotisations sociales sur les bas et moyens salaires comme des instruments pertinents de création ou de sauvegarde d’emplois – voire comme des instruments de la politique de l’emploi tout court, compte tenu de l’absence de logique de contrepartie. Le même constat peut d’ailleurs être fait s’agissant du CICE, dont l’OFCE a estimé l’effet sur 5 ans à 150 000 emplois créés (Plane 2012) pour un coût annuel estimé à 20 milliards d’euros à partir de 2014. Est-ce alors plutôt un instrument au service de la compétitivité des entreprises ou de la restauration de leur taux de marge?

 

Baisse des cotisations : l’introuvable compétitivité

Si la compétitivité est un argument de défense des dispositifs de baisse des cotisations sociales, il n’existe pas d’évaluation de leur impact sur la compétitivité. L’existence d’un impact positif est certes vraisemblable, mais sa mesure est problématique, et il est douteux qu’il soit durable et de grande ampleur. Les cotisations sociales employeurs ne sont en effet que l’une des composantes du coût du travail, ce dernier n’est à son tour que l’une des composantes du coût de production, qui lui-même n’est que l’un des ingrédients de la compétitivité. Il y a donc loin de la baisse des coûts à la compétitivité.

On peut tout d’abord interroger l’ampleur du « choc de compétitivité ». Si l’on retient le chiffre de 10 milliards d’euros le plus souvent avancé, il représente peu dans les 170 milliards de cotisations sociales employeurs, une goutte d’eau dans les coûts de production des entreprises (Math 2013). Par ailleurs, la comparaison de l’évolution des compétitivités des différents pays soulève des difficultés méthodologiques. Il est délicat de comparer le coût du travail, les cotisations sociales employeurs, les taux d’imposition sur les sociétés et les taux de marge d’un pays à l’autre. Si l’on retient le cas de la France et de l’Allemagne, deux pays dans lesquels la protection sociale obéit à une logique bismarckienne (financement par la cotisation), les taux de cotisation sont difficilement comparables du fait de leur structure très différente : les cotisations sociales sur les bas salaires sont plus faibles en France qu’en Allemagne (du fait des exonérations) mais elles sont aussi plus progressives (Batard et al. 2011). Quant au taux d’imposition sur les sociétés, il est moindre en Allemagne car il a beaucoup baissé dans les années 2000, mais la mise en place du CICE en France atténue les écarts (Askenazy 2012 a et b). Dans l’industrie manufacturière, la plus exposée à la concurrence internationale, le coût du travail est comparable dans les deux pays, mais son évolution est défavorable à la France depuis la crise de 2008 (Askenazy 2012 a), notamment en raison de la pression qui s’est exercée sur les salaires en Allemagne. Les taux de marge des deux pays sont également difficilement comparables, car ils sont faussés par l’optimisation fiscale des multinationales et par un choix différent des entrepreneurs allemands et français quant à leur rémunération en salaires ou dividendes. En France, le taux de marge qui s’était rétabli depuis 1986 a certes diminué depuis la crise de 2008[7], mais cette baisse s’explique par la chute de l’activité et la rétention de main-d’œuvre, un phénomène conjoncturel habituel en période de récession – elle n’a été causée ni par une hausse de la fiscalité ni par des augmentations excessives des salaires (Chagny et al. 2012). La part des profits est revenue à un niveau satisfaisant mais ce n’est pas le cas de l’investissement[8]. Faut-il augmenter la part des profits sans garantie sur l’investissement?

Au-delà du problème de la mesure de la compétitivité-coût en comparaison internationale, il faut rappeler que celle-ci n’est qu’une dimension de la compétitivité. La compétitivité allemande en fournit une bonne illustration : son rebond après la crise de 2008 ne s’explique pas tant par un faible coût du travail (le coût du travail est relativement élevé dans les industries exportatrices) que par des facteurs hors coût du travail et même hors coût de production. L’Allemagne a bien de très faibles coûts de production dans les services et a su tirer parti de la réunification en recourant à la sous-traitance dans les pays de l’Est où la main-d’œuvre est moins chère, ce qui a pu contribuer à contenir le coût des consommations intermédiaires dans les industries exportatrices. Mais le pays a également misé sur la qualité des produits et des services ainsi que sur l’innovation. Et surtout, son industrie s’est trouvée en adéquation avec la demande mondiale, en particulier celle des pays dits émergents : voitures de luxe, machines et biens d’équipement (Duval 2013).

Qu’attendre du Pacte de responsabilité et de la suppression des cotisations familiales employeurs qu’il prévoit? En fait, trois projets différents sont actuellement discutés. Selon le premier, les baisses de cotisations devraient de nouveau être ciblées sur les bas salaires. Il faudrait renforcer encore les allègements Fillon (qui concernent les salaires en dessous de 1,6 SMIC) et le CICE (qui concerne les salaires en dessous de 2,5 fois le SMIC). C’est la position soutenue par des économistes français spécialistes du sujet (voir « Réductions de charges : priorité aux bas salaires », Le Monde du 4 février 2014). Mais les bas salaires bénéficient déjà largement d’exonérations de cotisations, pour un faible volume d’emplois créés au regard des moyens engagés. Les emplois ainsi favorisés sont mal rémunérés et précaires. Ce ciblage sur les bas salaires aboutit à renoncer à toute ambition en terme de montée en gamme de l’industrie et même des services, et à sanctionner les entreprises qui versent des salaires corrects ou qui cherchent à former et à faire évoluer leurs salariés. Selon un deuxième projet, l’objectif doit être de renforcer les marges des entreprises industrielles, en espérant qu’elles les utiliseront pour des investissements productifs en France, ou pour de la R&D. Mais le feront-elles, dans une situation où la demande est atone? Le risque est que l’effet dépressif des mesures de financement sur la demande des ménages ou sur la dépense publique ne soit plus fort que celui de la hausse de l’investissement. Selon le troisième projet, l’objectif doit être de regagner de la compétitivité-prix. Mais l’effet dépendrait étroitement du gain sur nos concurrents européens et disparaîtrait si tous se lançaient dans la bataille de la compétitivité-prix. Dans les trois cas, certains économistes escomptent des effets de substitution de travail au capital (les entreprises seraient incitées à utiliser du travail plutôt que du capital), mais ces effets sont empiriquement faibles et certaines entreprises pourraient au contraire utiliser les fonds rendus disponibles pour mécaniser leur production et réduire l’emploi.

Autant la question des contreparties ne posait pas (trop) problème au moment de la mise en place des 35 heures, parce que la baisse du coût du travail était la contrepartie de la réduction du temps de travail. Autant dans le cas du (mal nommé) Pacte de responsabilité, les entreprises se trouvent délestées de leurs responsabilités dans le financement de la politique familiale (et de la reproduction sociale des travailleurs) sans avoir à prendre d’engagements précis en matière de création ou de sauvegarde d’emplois, de formation de leurs salariés ou d’investissements productifs. Les chefs d’entreprise pourront toujours dire qu’ils ont utilisé les marges dégagées à baisser leurs prix (contraintes par la concurrence) ou à se désendetter (sous la pression de leurs banques). Ils n’auront pas de comptes à rendre sur leurs dividendes ou sur les salaires de leurs cadres dirigeants. Que pourra bien observer le nouvel Observatoire des contreparties? L’orientation sociale-démocrate revendiquée du gouvernement justifierait pour le moins que les grandes et moyennes entreprises soient tenues de rendre compte à leur CE de l’usage de ces fonds.

 

D’autres stratégies sont possibles

 

À l’échelle européenne, le Pacte de responsabilité participe de stratégies déployées par les pays de la zone euro pour assurer leur compétitivité-coût par la dévaluation interne, dans une situation où les ajustements monétaires ne sont plus possibles et où les déficits budgétaires sont solidement corsetés. Ces stratégies s’avèrent irresponsables, en ce qu’elles engagent les pays dans une course à la compétitivité qui fait pression sur les dépenses publiques et sur les salaires. D’autres stratégies sont possibles, elles supposent de mener de véritables politiques industrielles en stimulant la production et l’emploi tout en privilégiant leur qualité (transition écologique, qualification des travailleurs, etc.).

 

Pacte de responsabilité et déflation en Europe

Dans le contexte européen du Pacte de stabilité, le Pacte de responsabilité accroît la pression à la baisse de la dépense publique. La France s’est déjà engagée vis-à-vis de la Commission européenne à réduire de 50 milliards son déficit public, donc ses dépenses publiques. Du CICE, 10 milliards n’étaient pas financés. Le Pacte de Responsabilité y rajoute 10 milliards. Il faut donc au total réduire les dépenses publiques de 70 milliards, ajustement qui portera vraisemblablement en quasi-totalité, sur des dépenses sociales ou des dépenses publiques profitant directement aux ménages (santé, éducation).

Ce n’est pas le niveau des cotisations sociales des entreprises françaises qui est responsable de la hausse du taux de chômage de la zone euro (7,5 % en fin 2008 ; 12 % en 2013), ni même de la France. D’ailleurs, en 2007, leur poids dans la valeur ajoutée était en nette baisse du fait déjà des multiples exonérations. La crise est venue de l’avidité des marchés financiers et des actionnaires, des stratégies mercantilistes de certains pays d’Asie et d’Europe du Nord (une croissance basée sur l’austérité salariale et sociale pour gagner en compétitivité), de la financiarisation des pays anglo-saxons (une croissance basée sur les bulles financières et immobilières, sur l’endettement privé). De ce point de vue, la France était quelque peu en retard. Réduire de 30 milliards les cotisations des entreprises, tout en s’engageant à diminuer de 70 milliards les dépenses publiques, nous remet dans le droit chemin européen. Dommage qu’il mène à la catastrophe… la généralisation de cette stratégie ne peut que renforcer la concurrence salariale et sociale en Europe, que diminuer la demande (puisque les entreprises sont peu incitées à investir en situation de stagnation de la consommation), dans une zone euro de chômage de masse, globalement excédentaire.

Le Pacte de responsabilité participe à la pression à la baisse des salaires. La France est dans une situation intermédiaire entre les pays du Nord qui ont réalisé de forts gains de compétitivité au détriment du pouvoir d’achat de leur population et les pays du Sud, qui ont connu des hausses de salaires conformes à la logique d’un rattrapage économique mais incompatibles avec les contraintes imposées par la zone euro. En 2000, la part des salaires dans la valeur ajoutée était de 66,8 % en Allemagne, de 66,9 % en France, de 65,5 % dans l’ensemble de la zone euro. En 2007, elle avait baissé à 61,2 % en Allemagne (-5,6 points), à 62,8 % dans la zone euro (-2,7 points), à 65,7 % en France (-1,2 point). Faut-il que les salariés se concurrencent en acceptant la réduction de leur part? En base 100 en 2000, le niveau du salaire réel en 2011 est à 97,9 en Allemagne, à 111,2 en France (soit une hausse de 1 % par an). Qui est dans l’erreur?

Une telle stratégie est absurde. Certes, elle remplace la dévaluation aujourd’hui impossible dans la zone euro. Mais son impact n’est pas le même, tant en termes de compétitivité que de pouvoir d’achat des ménages. Elle ne garantit pas de gains de compétitivité vis-à-vis des pays hors zone euro, ceux-ci dépendant surtout de l’évolution du taux de change de l’euro, et elle nuit à nos partenaires européens qui risquent de réagir en développant des mesures similaires à notre encontre. Cette dynamique comporte le risque de faire chuter la consommation (et donc le PIB), ce qui se traduirait par une baisse des profits. Au lieu de s’engager dans la course à un improbable « choc de compétitivité », stratégie conflictuelle qui loin d’être gagnante-gagnante ne peut qu’enfermer dans le cercle vicieux du moins disant social, il serait préférable de viser un « choc de croissance » combiné à une politique industrielle ambitieuse, ce qui suppose une réforme de l’organisation de la politique économique de la zone euro vers une stratégie coopérative.

 

Quelle politique industrielle?

Recourir ainsi à la dévaluation interne suppose que la France souffre essentiellement d’un déficit de compétitivité-prix. Or, la désindustrialisation a d’autres causes plus profondes. Les pertes de marchés des entreprises industrielles françaises sont, comme l’ont identifié de multiples rapports, souvent imputables aux mauvais choix industriels des décideurs politiques et économiques et à la façon dont les entreprises sont dirigées (Sauviat et Serfati, 2013). On peut citer l’effort insuffisant d’innovation et la faiblesse des dépenses de recherche et développement (R&D), les effets délétères de la « financiarisation » (pression exercée par les marchés financiers) qui fait monter les dividendes à court terme au détriment de stratégies d’investissement et de recherche. Mais aussi, les nouveaux investissements des entreprises orientés dans les pays émergents, le niveau de gamme insuffisant de l’industrie et la faible spécialisation dans les produits de haute technologie, le dualisme croissant du système productif opposant quelques grands groupes mondialisés aux PME industrielles exportatrices (cannibalisées par les premiers). On assiste à l’effacement depuis trois décennies de la politique industrielle impulsée par l’État, une politique de « champions nationaux » avec des spécialisations géographiques et sectorielles inadaptées aux évolutions du marché mondial. À cela s’ajoutent des politiques déficientes de formation (les études scientifiques et l’orientation vers l’industrie sont peu valorisées). Au total, les exportations françaises s’avèrent très sensibles aux évolutions du taux de change de l’euro, et la France ne réussit ni à protéger ses industries traditionnelles, ni à se développer suffisamment dans les secteurs innovants, tandis que le secteur financier préfère les joies de la spéculation au financement de la production et de l’innovation. Ces problèmes ne peuvent être résolus par la dévaluation interne.

Avec le Pacte de responsabilité, le gouvernement renonce à une politique industrielle ambitieuse pour lui préférer une stratégie libérale : augmenter le profit des entreprises en arrosant large, baisser leurs contraintes en espérant qu’elles voudront bien un jour relancer l’emploi, la production et l’investissement en France.

Développer et orienter la production doivent être au centre du combat pour une alternative au libéralisme, avec trois axes majeurs :

  1. Changer l’entreprise pour faire participer les salariés. Ceci suppose plus de lien entre l’entreprise et ses travailleurs, et pas moins. Ceci suppose reconnaître que le fonctionnement et le développement de l’entreprise dépendent de l’effort et de la cohésion de l’ensemble de ses salariés. Il faut reconstituer le travailleur collectif, ce qui impose de réduire les inégalités de statuts et de revenus dans l’entreprise et de se donner comme objectif de développer les qualifications de chaque travailleur.
  2. Impulser un sursaut industriel. Il faut faire passer à une vitesse supérieure la stratégie engagée par les pôles de compétitivité, les États généraux de l’industrie, la Banque publique d’investissement (BPI), dont les capacités d’action doivent être élargies par le recours à l’épargne des ménages et les critères d’intervention précisés.
  3. Mettre la transition écologique au centre du développement de chaque entreprise : les innovations ne sont pas toutes bonnes à prendre. L’objectif ne doit plus être de développer à tout prix le profit (et même la production), mais de contribuer à satisfaire les besoins à moindre dommage écologique. Ces 30 milliards que représentera finalement le Pacte de responsabilité auraient été mieux employés à aider directement les secteurs industriels et la transition écologique.

 

Conclusion

 

En définitive, l’idée que les cotisations sociales employeurs n’ont pas de raison d’être n’a pas de bases économiques solides. Les cotisations familiales sont un instrument de politique familiale, et il n’y a pas de raison d’éliminer toute contribution des employeurs à la reproduction sociale des travailleurs, car cela fragilise le financement de la branche famille. De ce point de vue, l’Allemagne qui n’a pas de cotisations sociales employeurs pour la famille ne peut être prise en exemple : sa politique familiale est insuffisante et explique pour une part le faible taux de fécondité de ce pays. Ce que l’on doit retenir de l’exemple allemand, c’est tout d’abord que la bonne tenue de l’emploi pendant la crise n’est pas liée à la dérégulation du marché du travail ou à la baisse de son coût, mais au contraire à des régulations qui ont permis de favoriser la flexibilité interne (réduction négociée du temps de travail, chômage partiel). C’est ensuite que le rebond des exportations doit beaucoup à des facteurs de compétitivité hors coût, à savoir l’adéquation de son industrie à une demande mondiale renouvelée. La baisse du coût du travail, et a fortiori celle des cotisations sociales employeurs famille, ne peuvent tenir lieu ni de politique de l’emploi, ni de politique industrielle.

 

 

[1] Le terme est entendu ici au sens anglo-saxon de reproduction de la force de travail, pour désigner « le renouvellement quotidien et intergénérationnel de la ressource humaine capable physiquement et mentalement de participer à la production » (Humphries, Rubery 1984).

[2] Ce financement par la collectivité s’est justifié, d’un point de vue historique, par le fait que l’Etat moderne a imposé aux parents l’obligation alimentaire (code civil), l’interdiction de faire travailler les enfants, puis la scolarité obligatoire jusqu’à un âge de plus en plus élevé, privant par là même les familles de revenus et augmentant le coût des enfants pour les parents.

[3] Notons que les évaluations en question tendent à additionner l’ensemble des allègements de cotisations, y compris ceux remplacés par la réforme évaluée.

[4] En retenant le chiffre de 300 000 emplois créés.

[5] Notons qu’un travailleur au SMIC à temps plein coûte 20 500 euros à l’entreprise.

[6] En baissant le coût du travail en général, on rend relativement moins attractifs les dispositifs ciblés d’emploi ou de formation. Le succès de l’apprentissage en Allemagne provient en partie du fait que les ouvriers y ont de hauts salaires.

[7] La part de l’excédent brut d’exploitation (EBE) dans la valeur ajoutée (VA) des sociétés était de 29,6 % en 1973 avant de chuter à 23,1 % en 1982, et de se redresser à 30,2 % en 1987. Elle était de 30,8 % en 2006, soit un niveau satisfaisant.

[8] La part des profits se mesure en additionnant autofinancement, dividendes nets versés et intérêts nets versés. Alors qu’en 1973, l’investissement (FBCF) était du même ordre de grandeur que les profits, il est actuellement plus bas de 3 à 4 points de valeur ajoutée.

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Les économistes atterrés, 5 mars 2014

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