Pierre Macherey
A propos de La Phénoménologie de l’Esprit de Hegel de Jean-Clet Martin (éd. Les empêcheurs de penser en rond/ La Découverte, 2009)
« La Phénoménologie de l’Esprit se rejoue, se réécoute plusieurs fois, constituant un de ces livres rares qui recommencent à la fin, se contenant lui-même, écoutant son propre parcours où se réinscrit la mémoire du monde. » (p. 228)
Un récit au premier degré
Il y a plusieurs façons d’aborder l’univers de pensée hégélien et de se confronter à son ampleur et à sa complexité. Il y a, par exemple, la façon religieuse, qui traite le texte sur le modèle de Saintes Ecritures, comme s’il était dépositaire d’un mystère sacré dont l’évocation fait trembler : on est alors incité à lui consacrer un respect révérencieux mêlé de crainte, avec le pressentiment que, y toucher, c’est prendre le risque de se brûler, ce qui procure du même coup une jouissance suppliciante, mêlée d’horreur. Il y a aussi la façon savante, qui considère le système comme un bloc de rigueur dont les enchaînements s’offrent à être restitués avec un maximum de minutie, un luxe de détails ponctuels qui doivent être pris patiemment un à un, mot à mot : leur accumulation finit par noyer l’ensemble, en nourrissant la conviction que celui-ci, à moins d’être exposé au risque de la dénaturation, n’est pas susceptible d’être embrassé d’une seule vue, ce qui automatiquement le rend inaccessible au profane, incapable d’une telle patience en raison d’un manque de préparation qui, en même temps qu’il le prive des informations indispensables à la conduite d’une lecture exacte trop exacte, l’empêche de maîtriser convenablement ses émotions. Il y encore la façon pragmatique, comme celle qu’oriente prioritairement le projet d’une utilisation politique, au service d’intérêts liés à l’actualité et à ses conflits, étant déposée la préoccupation de savoir si ces intérêts sont les mêmes que ceux auxquels répondait, en son temps, le texte composé par Hegel : on ne se gêne pas alors pour faire violence à la lettre d’un discours qu’on tord et retord à volonté pour mieux le prêter à cette exploitation à laquelle tous les moyens sont bons, pourvu qu’ils assurent la réussite de l’opération, qui fait passer l’urgence de l’intervention avant les patientes nécessités de la spéculation. Pour ne pas parler de la façon désinvolte, qui consiste à refuser de prendre la démarche hégélienne au sérieux, en raison des intolérables libertés qu’elle prend, soit avec la logique usuelle soit avec les élans naturels de la vie, deux griefs de sens opposés qui pourtant finissent par se rejoindre à l’infini, et justifient qu’on se détourne dédaigneusement de cette démarche en la traitant « en chien crevé » pour reprendre une formule que Marx avait déjà utilisée à propos de Hegel, ce qui a pour conséquence de la rendre indigne d’une attention authentiquement philosophique. Jean-Clet Martin ne pratique aucune de ces façons lorsque, dans Une intrigue criminelle de la philosophie, il se confronte à la Phénoménologie de l’Esprit: il s’y lance à corps et esprit perdus, avec une espèce d’ingénuité qui prévient la tentation d’une prise de distance avec un texte dont il semble se proposer avant tout de ressaisir la dynamique, l’élan interne, en se laissant emporter dans les méandres et les ressauts de sa progression qui apparaît dès lors comme irrésistible. Cette méthode est-elle la bonne ? Est-elle la mieux appropriée à la lecture de ce livre à tous égards extraordinaire, qui constitue un apax dans l’ensemble de la littérature philosophique comme dans l’oeuvre même de Hegel ? S’étant lancé sur cette voie, Jean-Clet Martin adopte l’attitude, non à proprement parler d’un commentateur, mais d’un conteur, qui vise avant tout à tenir son public en haleine en lui narrant, après ou d’après Hegel, qu’il suit à la trace, les errances de la conscience partie à la recherche du monde et d’elle-même, au cours de son étonnante « odyssée », à la fois marche en avant, ouverte sur l’inconnu, et retour au bercail, c’est-à-dire au déjà connu qui, à travers ce mouvement de retour, s’offre à re-connaître sous un tout nouveau jour, qui le rend à la limite méconnaissable : il est ainsi amené à reprendre une à une les étapes de la Phénoménologie en exploitant à fond le fait qu’elle-même se présente et se déroule sur un mode narratif, comme une sorte de roman, qui flirte avec les allures du Bildungroman, le « roman de formation », genre cultivé par Goethe dont Hegel paraît à bien des égards s’inspirer. La phénoménologie, « science des expériences de la conscience », a besoin, pour devenir science, – et, au point de vue de Hegel, aucune science ne peut s’exposer en faisant l’impasse sur son propre devenir -, de s’appuyer sur la relation d’expériences vécues par un protagoniste, sujet d’expérience qu’est par définition la conscience : cette dernière est ainsi traitée comme un véritable héros de roman, qui, d’aventure en aventure, en apprend de belles sur lui-même et sur la réalité du monde qui l’entoure et sur ses capacités à se l’approprier et à conquérir la maîtrise de soi. Jean-Clet Martin semble ne s’être rien proposé d’autre que de suivre toutes les péripéties de ce parcours, en les retraduisant dans son langage à lui, plus accessible, plus pédagogique, et certainement plus alerte que celui de Hegel, qui semble avoir pris plaisir à plonger son lecteur dans une sorte de tourmente où lumière et obscurité se nouent l’une à l’autre de façon particulièrement troublante, rétive aux platitudes de la compréhension immédiate. Si la Phénoménologie de l’Esprit retient l’attention, voire même provoque la stupeur, c’est parce que, en dépit des pesanteurs manifestes de son exposition, elle est un livre où il se passe quelque chose, toute une histoire faite de l’entrecroisement de violentes intrigues, de retournements imprévus, de coups de théâtres insensés, qui se succèdent de manière haletante, dans le bruit et la fureur : tout l’esprit de ce roman philosophique, au plus près duquel Jean-Clet Martin cherche à se tenir, – et incontestablement il y parvient -, se trouve contenu, ou plutôt déchaîné, dans le rythme de cette poursuite infernale, dont il faut partager le vertige, celui dans lequel s’emporte elle-même la conscience au fil de ses épuisantes aventures. Faire de la narrativité une forme d’exposition philosophique, c’est quelque chose qui a accompagné la philosophie dès le début de son histoire : les présocratiques, pour ce que nous connaissons d’eux, étaient déjà de grands récitants, amateurs de fabulation, et Platon, qui avait pris leur suite, ne s’était pas gêné pour incorporer à la présentation « dialectique » de sa pensée des mythes, qui n’en constituaient pas seulement une illustration accessoire, mais scandaient sa progression, dont ils relançaient l’interprétation à un autre niveau. En composant à Iéna en 1807, au bruit des canons de la célèbre bataille, sa Phénoménologie de l’Esprit, production monumentale sur laquelle s’achève sa période dite de jeunesse, – il était né en 1770 -, Hegel a joué à fond cette carte : il a concentré son exposition sur la présentation de « figures » (Gestalten), dont chacune correspond à une posture, à un rôle, voire même à un déguisement, qu’emprunte la conscience afin d’atteindre le but qu’elle poursuit à travers toutes ses « expériences », qui sont autant de mises à l’épreuve, à savoir parvenir à la « certitude de soi-même », un but qui ne cesse de lui échapper mais auquel, cependant, au cours de sa quête acharnée, elle ne renonce jamais. Alexandre Kojève n’avait pas eu tort, dans la lecture passionnante et dérangeante, indiscutablement contestable, qu’il avait déjà proposée de l’ouvrage de Hegel en 1933-1939, donc dans la période qui avait précédé le déclenchement de la seconde guerre mondiale, de mettre au centre de sa réflexion la notion de Befriedigung, « apaisement », « satisfaction », une sorte d’équivalent de l’acquiescentiaspinozienne : ce que désire la conscience, l’espoir dont se nourrissent toutes ses investigations, c’est la tranquillité, le repos, l’équilibre, la stabilité, dont elle se découvre à chaque fois privée, au point qu’on en arrive à se demander si son être même, en tant que conscience, ne se définit pas justement par cette incapacité à se satisfaire de son état présent, ce qui la relance vers d’autres expériences qui débouchent encore sur des échecs, aventure proprement faustienne, comme une réponse au défi lancé par l’instant qui passe, auquel il se révèle impossible de dire : « Verweile nicht, du bist so schön !», « Arrête toi, tu me suffis, tu me combles, car tu me procures cette Befriedigung que je convoite sans arriver à la conquérir, ce qui ne me décourage pas pourtant d’essayer de l’atteindre, en revêtant encore et encore de nouvelles figures ! ». Cette requête adressée par la conscience pourrait bien caractériser en général l’entreprise de la philosophie, pour autant qu’elle a pour objectif une « recherche », dont la tension est entretenue par le fait qu’elle n’a pas la garantie de parvenir à son terme : c’est ainsi que Platon la définissait dans Le Banquet, en mettant l’accent sur le fait que, en tant que « philo-sophie », elle n’est praticable que sur fond d’amour et de désir, ce qui nourrit tous ses élans, dans un esprit où la demande prime sur une possession dont la prise ne cesse de se dérober à elle, ce qui a pour effet de la tirer vers l’avant, vers le haut selon Platon qui cultive prioritairement la dimension religieuse de cette démarche. Plus prosaïquement, en évacuant toute perspective de transcendance, et en pratiquant sciemment la provocation, Deleuze convoque un modèle profane lorsqu’il écrit dans l’Avant-propos de Différence et répétition : « Un livre de philosophie doit être pour une part une espèce très particulière de roman policier, pour une autre part une sorte de science fiction. Par roman policier, nous voulons dire que les concepts doivent intervenir avec une zone de présence, pour résoudre une situation locale. Ils changent eux-mêmes avec les problèmes. Ils ont des sphères d’influence où ils s’exercent en rapport avec des « drames » et par les voies d’une certaine « errance ». Ils doivent avoir une cohérence entre eux, mais cette cohérence ne doit pas venir d’eux. Ils doivent recevoir leur cohérence d’ailleurs… Il faudrait arriver à raconter un livre réel de la philosophie passée comme si c’était un livre imaginaire et feint. » C’est cette incitation que Jean-Clet Martin semble avoir reprise à son compte en écrivant son Intrigue criminelle de la philosophie, dont le parcours se joue dans l’espace ouvert entre énigme et fiction, qui ressemble fort à un « jardin dont les sentiers bifurquent », pour reprendre le titre du conte philosophique sur lequel s’achèvent les Fictions de Borges.
Une ingénuité qui n’a rien de spontané
Nous avons parlé d’ingénuité pour caractériser la démarche de Jean-Clet Martin, et nous aurons plusieurs fois l’occasion d’y revenir car ce terme, nous semble-t-il, en délivre la clé. Par là, il faut d’abord entendre, plutôt qu’une innocence dont la fraîcheur niaise serait nourrie d’ignorance, le choix délibéré, et maîtrisé, d’une lecture de première main, qui prenne le texte de Hegel au mot, sans précautions inutiles, et surtout sans s’embarrasser de la littérature de seconde main, voire de troisième, de quatrième, etc., qui a fini par recouvrir ce livre à tous égards mythiques dont ont été proposées de multiples interprétations, intéressantes avant tout par leurs divergences. Du moment où la philosophie est devenue une matière d’étude, une discipline scolaire, l’habitude a été prise, en dehors même d’une décision consciente et réfléchie, de surcharger ses productions de gloses superfétatoires, qui, sous prétexte d’en faciliter l’accès, ont fait oublier que, avant d’être ainsi réappropriées, et éventuellement remises au goût du jour, celles-ci disposaient, sur le plan même de leur inscription première, d’une tonalité vivante. Se rendre à nouveau sensible à cette tonalité, ce serait saisir ces productions au vol, telles qu’elles devaient se présenter lorsqu’elles venaient d’être composées, donc se placer face à elles sans s’obliger à passer par des intermédiaires, en les prenant tout simplement au mot de ce qu’elles énoncent en vertu de leur logique interne, ce qui revient à faire confiance à la force de l’idée vraie. Tout simplement ? A vrai dire la chose est tout sauf simple, et l’évidence dont elle se réclame n’est certainement pas offerte sur un plateau : y parvenir nécessite un effort, un travail, on serait presque tenté de dire une ascèse, appelant des restrictions et des renoncements qui n’ont rien de naturel. Lorsque Jean-Clet Martin adopte vis-à-vis du texte de la Phénoménologie de l’Esprit la posture de l’ingénu, il fait l’économie de tout ce qui a déjà été dit et écrit à son propos, et il ne retient au titre d’instruments de travail que les diverses traductions françaises qui en ont été effectuées, en s’obligeant en permanence à les confronter : mais cette élision, inséparable de l’opération d’une quête, ne peut être obtenue qu’artificiellement, sur un mode qu’on pourrait dire fictionnel ou, pour reprendre le langage kantien, régulateur. Pour relire comme à neuf, et tel qu’en lui-même l’éternité le change, le texte de Hegel, il faut feindre de tirer un trait sur tous les commentaires qui en ont été déjà proposés : mais, ces commentaires, ils ont eu lieu, et d’une certaine façon, davantage encore qu’ils n’ont accompagné le texte sur lequel ils sont venus se poser, ils s’y sont incorporés ; ils font pour nous aujourd’hui partie de lui, dans des conditions où il est nécessairement en résonance avec eux, ce qui a pour conséquence qu’il est impossible de les rejeter. Jean-Clet Martin le sait bien, il n’a garde de l’oublier : et il est manifeste qu’il a pris connaissance de l’essentiel de cette littérature secondaire qui, de fait, a enrichi la production spéculative laissée par Hegel, même si elle donne parfois l’impression de la dénaturer en en forçant la portée initiale ; mais il a pris le parti de gommer toute référence à ces éléments informatifs et interprétatifs, en vue d’inciter les lecteurs de son propre ouvrage à l’utiliser, non comme un commentaire de plus venant s’ajouter à ceux qui existent déjà et entrant en confrontation avec eux, mais plutôt comme un mode d’emploi qui vienne à l’appui d’une approche directe du texte hégélien, donc une invitation à le lire pour lui-même en essayant d’en ressaisir la dynamique interne. En ce sens, l’ingénuité dont nous le créditons n’a rien d’un trait naturel de caractère : mais elle est une méthode, une certaine manière de se tracer un chemin dans la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, texte à première vue labyrinthique dans lequel il faut en tout premier lieu trouver à s’orienter, en se donnant, à ses propres frais, les repères indispensables. C’est pourquoi le tout premier message que transmet Une intrigue criminelle de la philosophie pourrait bien être : non pas, voici, tel que je vous le délivre, le sens de la démarche suivie par Hegel ; mais, cette démarche, essayez de la reprendre vous-même, en en épousant les tours et les détours au risque de vous perdre. Cette volonté de retour au texte est d’autant moins la manifestation d’une attitude naïve, improvisée au hasard, totalement impromptue, qu’elle se situe dans une perspective plus large qui en éclaire les attendus. Lorsque Jean-Clet Martin se paie le luxe d’aborder au continent hégélien, il ne vient pas de nulle part, à la manière d’un voyageur sans bagages : mais il s’engage dans cette démarche en étant lui-même porteur de convictions préalables, qui en constituent les présupposés. Sa terre d’origine, à partir de laquelle il effectue son débarquement dans la Phénoménologie de l’Esprit, c’est la philosophie de Deleuze, dont il a effectué, en en serrant au plus près les élans, et en se gardant de toute prise de distance avec elle, une stimulante présentation dans Variations. La philosophie de Gilles Deleuze (éd. Payot, 1993) ; et les nombreux et très remarquables ouvrages que, depuis, il a consacrés à des sujets divers, comme Ossuaires. Anatomie du Moyen Age roman (éd. Payot, 1995) ou Van Gogh. L’oeil des choses (éd. Les empêcheurs de penser en rond, 1998), ont été marqués par une inspiration manifestement deleuzienne, sur fond d’adhésion. Normalement, cela aurait dû le détourner de consacrer un intérêt à la pensée de Hegel que Deleuze a largement contribué à diaboliser à notre époque, en en faisant sa tête de turc, son adversaire privilégié, et en définissant sa philosophie affirmative de la différence en alternative au négativisme unilatéral et foncièrement réactif, diagnostiqué comme « mystification du négatif », qu’il rejette entièrement du côté de la « représentation » et de ses leurres, dont il crédite la philosophie de la contradiction à laquelle il identifie uniment, et sans doute trop rapidement, la dialectique hégélienne : « Commence la longue histoire d’une dénaturation de la dialectique qui trouve son aboutissement avec Hegel, et qui consiste à substituer le travail du négatif au jeu de la différence et du différentiel. Au lieu de se définir par un (non)-être comme être des problèmes et des questions, l’instance dialectique est maintenant définie par un non – être comme être du négatif. A la complémentarité du positif et de l’affirmatif, de la position différentielle et de l’affirmation de la différence, se substitue une fausse genèse de l’affirmation, produite par le négatif et comme négation de la négation. » (G. Deleuze, Différence et répétition, éd. PUF, 1968, p. 344) L’un des points faibles de la spéculation deleuzienne, à côté de ses aspects remarquables, c’est sa compulsion irrésistible à raisonner en blanc et en noir, par paire d’opposés, par exemple en renvoyant dos-à-dos, comme nous en avons ici un témoignage, le « bon » Leibniz, penseur de la différence, et le « mauvais » Hegel, penseur de la contradiction : on pourrait appeler cela de la mauvaise dialectique, qui paie le prix de sa mise à l’écart radicale, et pour une part aveugle, de la thématique de l’unité des contraires. Le levier sur lequel Deleuze appuie pour disqualifier sans appel la négativité hégélienne, dans laquelle il voit une réactivation occulte des schèmes spéculatifs orientés dans le sens de la transcendance, lui est fourni par Nietzsche et son gai savoir, à la légèreté duquel il oppose les rigides pesanteurs de la science hégélienne, qui plombent ses prétentions déclarées à la plasticité : on peut trouver un précédent à cette alternative élémentaire dans la discussion qui s’était ébauchée entre Bataille et Kojève, à propos déjà de la lecture de la Phénoménologie de l’Esprit abordée sous l’angle de la question du savoir absolu. Or, lorsque Jean-Clet Martin, bravant l’interdit lancé implicitement par Deleuze, se décide à ouvrir la Phénoménologie de l’Esprit, il est frappé de constater à quel point, sans du tout se ressembler, et en mettant en oeuvre des procédures et des concepts complètement différents, les démarches de Hegel, – du moins dans cet ouvrage de jeunesse qui n’est pas encore pollué par les précautions dont s’encombre le discours universitaire -, et de Nietzsche, – qui très tôt avait pris distance avec les formes rituelles propres à ce discours -, se recoupent et d’une certaine manière se confortent. Le point crucial sur lequel ces démarches se rencontrent manifestement est la généalogie de la morale, et la dénonciation des valeurs abstraites dont celle-ci procède. A ce propos, Jean-Clet Martin remarque, dès le début de son livre : « Sous ce rapport, Hegel n’apparaît pas si éloigné de Nietzsche dont tout semble le séparer lorsqu’on les lit trop vite. » (p. 17) Plus loin, il élargit cette perspective de la façon suivante : « En devançant Marx et, d’une autre façon Nietzsche, Hegel fait une critique de la morale kantienne qui nous a détournés du réel de l’action quotidienne, de l’horreur de la société civile, visant des buts chimériques, une vertu qui n’est que d’apparat et que la bourgeoisie ne manque pas de mettre en avant, de façon tout idéologique, se donnant l’air de cultiver une droiture élevée capable de procurer bonne conscience. » (p. 110) Hegel, Marx et Nietzsche ne disent certainement pas la même chose, et ce serait leur faire tort à tous les trois, que de les placer sur une même ligne en rabattant leurs pensées respectives sur une vulgate bricolée à la hâte : mais ceci n’empêche que, sous certains rapports, ils aboutissent, à partir de modes d’approche qui se confortent sans se confondre, à des résultats identiques. Par exemple, à propos de l’action historique des individus, Jean-Clet Martin écrit : « L’universel implique dans son effectuation une forme de volonté de puissance. Il n’est pas le résultat de la vertu, qui n’est qu’un paravent de la faiblesse, voire une justification déguisée d’une puissance inaboutie. C’est sous ce rapport assez proche de Nietzsche qu’il faut entendre l’éloge que Hegel fait des grands hommes et son admiration pour Napoléon auquel il faut pardonner ses crimes supposés. » (p. 117) Sur d’autres points, comme le tragique (p. 123), le dépassement nécessaire du point de vue de l’humain (p. 218), Jean-Clet Martin parvient à la même conclusion : il n’y a pas lieu de placer Hegel et Nietzsche en alternative l’un à l’autre, de telle manière que, pour que l’un ait tout bon, il faille inversement que l’autre ait tout mauvais. S’appliquerait d’ailleurs ici à plein le raisonnement appuyé sur le concept de la différence, en tant que celle-ci n’exclut pas la répétition : Hegel et Nietzsche, tout en étant complètement différents en pensée, peuvent très bien effectuer un retour insistant sur de mêmes thèmes sur lesquels ils apportent des éclairages distincts, ce qui en amplifie la portée. L’ingénuité dont nous créditions Jean-Clet Martin revêt donc une nouvelle dimension : elle correspond à la révélation surprenante d’un Hegel tout différent de ce qu’on supposait, révélation à laquelle on parvient si on renonce à le lire trop vite, mais lorsque, ayant pris la peine d’apprendre à « parler le hégélien », comme Gérard Lebrun en formulait l’exigence dans son formidable livre, La patience du concept (éd. Gallimard, 1972), on l’appréhende tel qu’il se présente dans son texte même, où il apparaît, une fois supprimés les écrans qui empêchent de porter sur lui une vue directe, sous des allures inattendues, beaucoup plus riches et variées qu’on ne pouvait l’imaginer. Le texte imprimé au dos de la couverture de l’ouvrage de Jean-Clet Martin déclare en propres termes au sujet de l’intrigue tragique retracée dans la Phénoménologie de l’Esprit : « Cette intrigue, l’auteur (Jean-Clet Martin) la suit en sa richesse époustouflante, réintégrant Hegel à l’intérieur de la philosophie contemporaine qui l’a injustement refoulé, au profit de Nietzsche dont pourtant il permet de renouveler l’approche. » C’est la surprise, voire même le choc fracassant, de cette découverte que Jean-Clet Martin semble avoir cherché à communiquer, en le faisant partager par ceux auxquels il adresse sa présentation effectuée au premier degré, mais qui est tout sauf naïve, du corpus hégélien pour lequel il propose, sur le modèle de celle que lui a procuré son itinéraire philosophique personnel, une véritable initiation, marquée par un certain esprit d’aventure, ses éclairs et ses éclats. Ce qui veut dire aussi qu’on n’a pas besoin de cesser d’être deleuzien, au prix d’une abstraite conversion, pour s’intéresser à Hegel, en lui consacrant une attention qui, de son côté, n’implique pas qu’on soit devenu corps et âme hégélien, en pratiquant une totale adhésion à un système de pensée traité en bloc, à prendre ou à laisser comme tel. Une fois rejeté le programme absurde d’une relecture nietzschéenne ou deleuzienne de Hegel, comme celui tout aussi aberrant d’une relecture hégélienne de Nietzsche ou de Deleuze, il devient possible de les lire, sinon réunis, du moins ensemble, en vue de confronter point par point leurs positions respectives, sans préjuger sur la question de savoir si elles vont ou non dans le même sens. C’est à cela que tend l’ingénuité pratiquée méthodiquement par Jean-Clet Martin, une ingénuité n’ayant rien de spontané, qui produit sur ce plan des résultats tout à fait féconds.
La Phénoménologie: un livre double
Mais l’ingénuité dont nous parlons ne se ramène pas seulement à un point de vue de lecteur sur le texte de la Phénoménologie de l’Esprit, qui engage à en effectuer une lecture décantée, libre des a priori qui restreignent abusivement sa portée philosophique, voire même la dénaturent : elle est aussi un point de vue à l’intérieur du livre, où elle apparaît à même le texte, comme une composante essentielle de son exposition, qui en commande l’économie interne. A propos de chaque pas supplémentaire effectué en vue de parvenir à la certitude de soi-même par « l’esprit aliéné au temps » (der an die Zeit entaüsserte Geist), Hegel écrit, dans les dernières pages de son livre : « En cette entrée en soi-même il est enfoncé dans la nuit de sa conscience de soi, mais son existence disparue est conservée dans cette nuit, et cette existence abolie et mise de côté – ce qu’il y avait antérieurement, mais nouvellement né du savoir – est la nouvelle existence, un nouveau monde et nouvelle figure de l’esprit, en laquelle il doit de façon tout aussi ingénue (ebenso unbefangen, littéralement « d’un esprit également non prévenu », Hyppolite traduit « naïvement ») recommencer depuis le début par son immédiateté, puis, partant d’elle, s’élever et devenir grand, comme si tout ce qui précédait était perdu pour lui, comme s’il n’avait rien appris de l’expérience des esprits d’avant (als ob alles Vorhergehende für ihn verloren wäre, und er aus der Erfahrung der frühern Geister nichts gelernt hätte). » (Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. J.P. Lefebvre, éd. Aubier, 1991, p. 523-4 ; ce passage est partiellement cité par J. C. Martin, p. 225) Ceci signifie que chaque figure à laquelle l’esprit-conscience, c’est-à-dire l’esprit aliéné au temps, s’identifie, en vue de réaliser son objectif, et de parvenir à la Befriedigung tant espérée, est vécue par lui, non comme l’étape supplémentaire d’une avancée obtenue dans le sacrifice et dans la peine, ce qui fait de cet itinéraire un véritable chemin de croix, mais, à chaque fois, comme un recommencement absolu, un retour à l’immédiateté d’un début que rien ne précède ni ne prépare : c’est pourquoi il se lance dans cette nouvelle expérience avec une totale « ingénuité », comme si elle avait entièrement valeur en elle-même, indépendamment de tout présupposé ou acquis antérieur sur lequel il serait possible de s’appuyer. On pourrait soutenir que l’ingénuité que pratique Jean-Clet Martin lorsqu’il lit la Phénoménologie de l’Esprit en s’en appropriant la logique interne n’est rien d’autre, en fin de compte, qu’une reprise mimétique de l’ingénuité à laquelle s’est voué l’esprit aliéné au temps qui s’emploie à vivre chacune de ses expériences au premier degré, à part entière, sans s’encombrer de considérations extérieures qui, inévitablement, relativiseraient la portée de cette expérience en l’insérant dans un ensemble plus large, empêchant ainsi qu’elle soit vécue au plein sens du terme. De ce point de vue, l’ingénuité du lecteur n’exprime rien d’autre que sa fidélité à l’esprit même du livre, dont la dynamique a pour élément moteur cette ingénuité. Mais il ne faut pas oublier que l’ingénuité qui scande les étapes du texte tel que Hegel l’a écrit est truquée, trafiquée, et pour une part simulée, dans la mesure où elle est soumise à la règle du « comme si » : tout se passe en effet pour l’esprit aliéné dans le temps « comme si tout ce qui précédait était perdu pour lui, comme s’il n’avait rien appris de l’expérience des esprits d’avant (als ob alles Vorhergehende für ihn verloren wäre, und er aus der Erfahrung der frühern Geister nichts gelernt hätte) », comme l’écrit Hegel. Précisons : c’est en toute bonne foi, et si on peut dire en conscience, et en conséquence consciemment, que l’esprit-conscience se « figure », c’est le cas de le dire, que chacune des figures qu’il emprunte en vue de réaliser son but suprême mérite d’être prise au sérieux sans réserve, pour elle-même, et est en mesure de le satisfaire entièrement ; c’est pourquoi il se jette dans l’entreprise programmée dans le cadre de chaque figure sans réticence ou arrière-pensée, donc imprudemment, contrairement à ce qu’il ferait s’il avait été instruit par l’échec de ses expériences précédentes, dont il semble n’avoir rien retenu, rien appris. Et, en conséquence, s’il y a truquage, simulation, ce n’est certainement pas de son fait : mais ceci n’empêche que, en arrière de la manière dont il vit en toute ingénuité son expérience présente, se joue en quelque sorte dans son dos quelque chose dont il n’a pas du tout conscience, et qui projette cette expérience au-delà de ses limites apparentes, en l’inscrivant à sa place dans un ordre qui la dépasse, et lui confère une autre dimension en l’inscrivant entre un passé et un avenir dont elle estime à tort ne pas avoir à tenir compte. Ce point capital n’a pas échappé à Jean-Clet Martin, qui le commente de la façon suivante : «Dans les restes de l’expérience humaine se lit une Histoire susceptible de prendre conscience d’elle à travers le regard rétrospectif du lecteur que nous sommes, lecteur qui organise ces résultats consignés en un corpus unique : la Phénoménologie de l’Esprit. Entre la certitude sensible qui commence ce récit et la certitude de soi qui l’achève, le lecteur que nous sommes touche à une vérité, à un absolu qui a pris du temps pour se révéler. Il y a une manière singulière de devenir éternel : l’éternité nous arrive par l’errance contingente de chaque évènement. » (p. 225) Autrement dit, le livre de Hegel, la Phénoménologie de l’Esprit, est une sorte de monument commémoratif où est recueilli le souvenir des diverses aventures dont l’esprit aliéné au temps a assumé l’échec en son nom propre, sans se rendre compte que, pliée à la loi de l’Erinnerung, inscrite dans le livre où sa mémoire est conservée, son histoire, ou plutôt la succession de ses histoires, est habitée, hantée, par un sens qui devait lui échapper complètement. A la suite du passage précédemment cité, Hegel écrit : « Mais le souvenir, en ce qu’il est intériorisation, a conservé cette expérience : il est l’intérieur et la forme bel et bien supérieure de la substance (aber die Er-Innerung hat sie aufbewahrt und ist das Innre und die in der Tat höhere Forme der Substanz). » (trad. J. P. Lefebvre, p. 524) Hegel joue ici sur l’étymologie du mot Erinnerung, littéralement « remémoration », « souvenir », qu’il écrit Er-Innerung, pour mettre en évidence la référence que, pris à la lettre, il comporte à une Innerung, littéralement une intériorité ou mouvement d’intériorisation, par laquelle il accède la forme, c’est-à-dire au processus de structuration qui en ressaisit la substance et l’élève à la signification rationnelle. D’où il résulte que l’histoire racontée se joue en réalité simultanément sur deux plans : un plan d’extériorité qui effectue une découpe des expériences de la conscience, par laquelle chacune se présente tour à tour comme devant être pratiquée « ingénument » ; et un plan d’intériorité où ces diverses expériences sont réajointées, récupérées, du fait d’être inscrites de manière récurrente dans un mouvement d’ensemble où elles se donnent à voir au second degré comme des étapes au long d’un parcours allant quelque part, à travers les incidents et les aléas qui marquent ses divers épisodes. Alors l’histoire, avec une minuscule, qui est jalonnée d’évènements discontinus dont l’éventualité se révèle au fur à mesure, devient Histoire, avec une majuscule, c’est-à-dire un processus continu et nécessaire qui transcende l’ordre immédiat de la narration, en indiquant la nécessité de prendre celle-ci à rebours de sa succession apparente, par le biais d’une rétrospection, une Er-Innerung, qui, en la recueillant, lui donne forme. Le livre de Hegel relate ces deux « histoires » : l’histoire avec une minuscule et l’Histoire avec une majuscule, qui marchent en sens inverse, l’une à l’endroit et l’autre à l’envers. Ceci est, si l’on veut, la version hégélienne du cercle herméneutique. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Hegel réserve aux toutes dernières pages de son livre la révélation de ce secret, ce qui signifie que c’est seulement lorsqu’on est arrivé au bout du chemin que celui-ci démarre vraiment, par l’intermédiaire de la reprise de lui-même qui permet d’en intérioriser les étapes, alors que celles-ci ont dû préalablement être présentées en extériorité les unes par rapport aux autres, suivant l’ordre naturel de leur succession temporelle. De même, risquons ce rapprochement, tout à la fin de A la recherche du temps perdu, le narrateur se met à écrire le livre dont on achève la lecture : c’est alors que le « temps perdu » se métamorphose en « temps retrouvé », selon une démarche qui est analogue à celle de l’Er-Innerung hégélienne. Il y a alors proprement « relève » (Aufhebung). Très justement, Jean-Clet Martin souligne à propos de la seconde de ces histoires, celle qui accompagne en pointillés la succession apparente de la première et littéralement la prend à revers, qu’il s’agit d’une « Histoire susceptible de prendre conscience d’elle à travers le regard rétrospectif du lecteur que nous sommes ». Tout est donc affaire de lecture. Plus précisément, il s’agit de comprendre que la Phénoménologie de l’Esprit est un ouvrage qui s’offre à une lecture double, et que, si on néglige cette disposition singulière qui lui est propre, on s’ôte la possibilité d’accéder à sa signification philosophique authentique. Ceci posé, il devient clair que l’ingénuité pratiquée par Jean-Clet Martin dans sa lecture de l’ouvrage de Hegel est des plus retorses, dans la mesure même où elle s’astreint à prendre en compte la torsion inhérente au texte hégélien, qui « se rejoue, se réécoute plusieurs fois, constituant un de ces livres rares qui recommencent à la fin, se contenant lui-même, écoutant son propre parcours où se réinscrit la mémoire du monde. » (p. 228). D’où cette conséquence : « Il y a un double niveau de lecture de la Phénoménologie. Le premier concerne l’expérience de la conscience in situ, telle qu’elle s’est confrontée au problème dans toute son actualité. Il s’agit d’un état d’esprit, d’une figure de pensée en prise directe sur un évènement, cherchant à comprendre comment le subir ou l’affronter. Mais il y a aussi le niveau rétrospectif du philosophe qui, au XIXe siècle, se tourne vers le passé et l’interprète en fonction de ses conséquences à long terme, en fonction de son inscription au sein d’une configuration universelle. Il s’agit là du niveau où nous, les lecteurs de Hegel, sommes dominés par son analyse et allons l’accompagner, forts de tout un savoir que ne possédait pas la conscience au moment où elle se confrontait au réel singulier dans son actualité vivante. » (p. 71) Lorsqu’il aborde l’une quelconque des expériences singulières qui jalonnent son chemin de croix, l’esprit-conscience aliéné au temps oublie tout ce qu’il a vécu précédemment, ce qui est la condition pour qu’il la pratique avec le sérieux qu’elle appelle en tant qu’expérience, c’est-à-dire qu’il lui consacre en totalité, sans retenue aucune, son attention en mettant entre parenthèses ce qui conduirait à en relativiser la portée : en ce sens, l’expérience en général, au niveau où elle est « expérimentée », est inséparable d’une méconnaissance, associée à la conviction illusoire qu’engendre la fiction de son auto-suffisance ; elle comporte à ce point de vue une dimension qu’on peut appeler tragique, en raison du fond d’inconscience dont elle procède. Mais le philosophe qui consigne dans son livre les histoires vécues par la conscience, ses « expériences », et le lecteur de ce livre qui, par son intermédiaire, en prend connaissance, ne peuvent ni l’un ni l’autre être dupes de la conviction illusoire dont la conscience est animée en tant que conscience, et à ce titre inévitablement : eux, ils ne sont pas frappés d’amnésie, et savent en conséquence que ces expériences, même pratiquées avec l’ingénuité qu’elles requièrent, sont soumises à la loi du « comme si », tout simplement parce qu’aucune n’a réellement valeur en elle-même, et tire sa signification, non de sa parfaite adéquation au but qu’elle poursuit, mais de l’écart qu’elle creuse, à sa manière propre, par rapport à lui, ce qui se traduit encore et encore dans les faits par son échec, un échec qui n’a rien d’accidentel, mais se révèle inéluctable. Lue sous cet angle, la Phénoménologie de l’Esprit raconte, non une marche ascensionnelle et triomphale, mais une descente aux enfers, une course à l’abîme, au terme de laquelle le sujet de ces aventures, l’esprit-conscience, étant allé d’impasse en impasse, se trouvera finalement dans l’obligation de se démettre de toutes ses prétentions, d’abandonner la lutte, en laissant l’initiative de la quête de la certitude de soi-même à un autre que lui, l’Esprit absolument universel, le Geist, qui a déposé toute forme d’incarnation personnelle ou historique, et, en même temps, a abandonné l’espoir insensé de se réaliser pleinement à travers des expériences pratiquées au premier degré, en toute ingénuité, par un sujet aliéné au temps. De ce point de vue, l’expression « intrigue criminelle », que Jean-Clet Martin a retenue pour intituler son livre, se justifie : dans l’ouvrage de Hegel, on peut dire qu’on assiste à la mise à mort de quelqu’un, ou plutôt, faudrait-il écrire, de Quelqu’un, c’est-à-dire du sujet d’expérience en tant que tel, convaincu à tort que la voie de l’expérience est celle qui lui permettra de se réconcilier avec lui-même et de parvenir à la Befriedigung, un espoir lancinant qui ne cesse d’être trahi. Etrange livre que cette Phénoménologie, où, à un certain point de vue, il se passe des tas de choses, à même le bruit et la fureur de l’expérience vécue, et où, simultanément, il ne passe rien, sinon un mouvement de recul suivant lequel, plus on paraît s’approcher du but, plus en réalité on s’en éloigne, ce qui une fois compris débouche sur un désaveu sans appel de la conscience et de ses capacités à parvenir à des résultats effectifs dans sa quête désespérée, qui, à chaque fois, débouche sur le vide. Si on voulait condenser en une seule phrase le message délivré par la Phénoménologie de l’Esprit, on devrait donc libeller celui-ci au futur antérieur : il aura fallu emprunter le chemin que suit la conscience au cours de ses expériences, et aller jusqu’au bout de ce chemin, en restant animé par la conviction qu’il mène quelque part, pour découvrir en fin de compte qu’il ne débouche que sur la nécessité de tout recommencer, comme si rien n’avait eu lieu, en s’engageant sur une autre voie que celle de l’expérience et de ses figures qui, toutes sans exceptions, se sont révélées profondément décevantes. Ou, pour dire la même chose en usant de catégories différentes : il aura fallu faire fond sur la méthode phénoménologique pour s’apercevoir que cette méthode ne mène à rien ; elle doit donc être à terme abandonnée, car, sans cela, il n’y aurait aucune chance de parvenir enfin à la certitude de soi-même. Lorsque, dix ans après la parution de la Phénoménologie, en 1817, Hegel composera, pour le faire servir de manuel d’enseignement à l’université d’Heidelberg où il venait d’obtenir une chaire de professeur de philosophie, son Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, il renoncera en conséquence à faire de la phénoménologie la première partie de son système, alors qu’il l’avait présentée dans ces termes sur la page de titre de la publication de son ouvrage de 1807, et il ne lui réservera plus qu’une position des plus restreintes, en tant que sous-section de la première division de la troisième partie de cette Encyclopédie consacrée à la présentation de la Philosophie de l’Esprit. La manière dont est rédigé le chapitre final du livre, le chapitre 8 intitulé « Le savoir absolu » (das absolute Wissen), n’a d’autre contenu que ce paradoxe. Si ce chapitre a suscité tant d’interprétations, qui ont tenté d’en percer les énigmes, c’est tout simplement parce qu’il ne dit rien ; ou plus précisément il dit « rien », en ce sens qu’il n’expose ce savoir absolu, qui représente pour Hegel l’objectif final de l’entreprise philosophique, que sous la forme de son absence, en creux, dans les termes d’un projet qui demeure entièrement à réaliser. C’est pourquoi ce chapitre est si court : une quinzaine de pages à peine, d’une obscurité saisissante, voire même ahurissante, pour conclure un ouvrage qui en comporte plus de cinq cents. Si on isole ce chapitre de l’ensemble, et si on s’efforce d’en décrypter les mystères avec les armes de la spéculation pure, on pratique alors l’ingénuité la moins avisée qui soit, appuyée sur la croyance erronée qu’il délivre la solution positive de l’énigme : alors que cette solution est en réalité négative, et consiste à faire admettre la nécessité de quitter définitivement le terrain de l’expérience temporelle pour reprendre, à nouveau au commencement, mais dans un tout autre esprit, le procès du rationnel qui devient réel et du réel qui devient rationnel, au terme duquel la philosophie a quelques chances de dire quelque chose de consistant, c’est-à-dire d’effectif, sur le monde, sur la vie et sur l’histoire, un objectif qui a été manqué dans le cadre propre à la phénoménologie, dont la trajectoire n’a rencontré de bout en bout que de l’ineffectif. Cependant, de cette leçon en dernière instance négative, se dégagent quand même, comme s’ils étaient écrits à l’encre sympathique, certains enseignements positifs, auxquels on accède lorsqu’on relit le livre à l’envers, à partir de sa fin, en en reprenant les étapes à de nouveaux frais. Par exemple, on s’intéressera au fait que sa table des matières, selon sa forme originale telle qu’elle est reproduite dans l’édition donnée par Hoffmeister, superpose de manière assez étrange deux découpages : l’un en chapitres, numérotés de un à huit, dont la succession reproduit pas à pas le parcours effectué innocemment par la conscience, confiante dans ses forces à faire rentrer l’absolu dans les limites d’une expérience donnée, ce qui se révèle à chaque fois être un leurre ; l’autre en parties, appelées par les sigles A (intitulée « Conscience », Bewusstsein, qui réunit les chapitre1, 2 et 3), B (intitulée « Conscience de soi », Selbstbewusstsein, qui comporte le chapitre 4) et C (n’ayant pas de titre général, elle est elle-même constituée de quatre sous-parties, AA, intitulée « Raison », Vernunft, chap. 5 ; BB, intitulée « L’Esprit », der Geist, chap. 6 ; CC, intitulée « La religion », die Religion, chap. 7 ; et DD intitulée « Le savoir absolu », das absolute Wissen,chap. 8). On pourrait supposer que Hegel a rajouté la seconde division signalée par des lettres au moment de l’impression de son livre, ce qui, de sa part, était une certaine façon, de repasser sur son écriture suivant la nouvelle forme d’ordonnancement qui s’en dégage une fois sa rédaction terminée, suggérant du même coup la nécessité de le relire à nouveau, en en prenant en compte cette logique différente, qui n’est plus ingénument asservie à la succession temporelle dont l’expérience tire sa loi. Alors, n’y a-t-il rien d’autre à retenir du parcours effectué en toute bonne foi par la conscience qu’un message déceptif ? A bien y réfléchir, cependant, ce parcours n’aura pas été tout à fait inutile, non seulement parce qu’il aura montré la nécessité de tout reprendre en s’engageant dans une autre direction, mais parce que, si on fait l’effort de lire entre les lignes de sa relation, on s’aperçoit que s’y esquisse discrètement, à l’arrière-plan, une orientation dont la portée est constructive. En superposant, dans la table des matières définitive de son livre, une division en parties (A, B, C) à la division en chapitres (1 à 8), Hegel a du même coup commencé à montrer comment il faudrait s’y prendre pour échapper à la logique en extériorité de la succession temporelle : c’est à cette fin qu’il a suggéré la possibilité de scander différemment cette succession, ce qui contribue à faire d’elle plus qu’une succession unilinéaire, mais le passage à des plans différents de réalité, suivant l’impulsion dialectique propre à l’Aufhebung. La partie A concerne en propres termes la « conscience » au sens le plus limité du terme, c’est-à-dire le sujet individuel confronté à l’obligation de se comprendre soi-même dans le cadre que lui impose sa relation au monde objectif. La partie C concerne quelque chose à quoi Hegel ne donne pas de dénomination d’ensemble, mais dont on comprend à demi-mot que cela concerne des expériences vécues par une conscience qui n’est déjà plus tout à fait conscience, au sens premier du terme, parce qu’elle s’est élevée du plan de l’individualité à celui du collectif, sous la forme de la culture humaine conçue dans sa globalité historique : et pour effectuer cette élévation, il a fallu passer par l’étape notée B, celle de la «conscience de soi » (au cours de laquelle se situe l’épisode fameux de la lutte du maître et du valet-esclave). La continuité apparente dans laquelle se succèdent les expériences vécues par l’esprit-conscience aliéné au temps est donc traversée par une rupture, qui se situe au niveau des chapitres 5 et 6 du livre. C’est d’ailleurs pourquoi, dans cette partie finale de sa composition, la terminologie dont Hegel se sert fait de moins en moins usage de la référence directe à la conscience (Bewusstsein) et parle de plus en plus d’esprit (Geist), sans que cela signifie pourtant qu’ait été abandonné définitivement le terrain de l’expérience sur lequel se déploie l’ensemble de la trajectoire suivie dans la Phénoménologie. Cet « esprit », déjà universel à sa manière, dans la mesure où il concerne des collectivités historiques rassemblées par le partage d’un esprit commun et non seulement des personnes isolées, préfigure la forme de l’Esprit, que l’on peut alors désigner avec une majuscule, qui émergera en tant que tel lorsqu’il se sera débarrassé pour toujours de la logique de figuration propre à l’expérience dont la phénoménologie donne la science. De cette façon, en fin de parcours, on a affaire à une conscience qui n’est plus tout à fait conscience, tout en l’étant encore pour une part, – pour autant que la conscience se définit par le choix de la voie de l’expérience pour parvenir à ses buts -, conscience-esprit ou esprit-conscience qui se dirige vers d’autre modes de réalisation qui lui restent entièrement à élaborer mais dont elle a confusément, en pratique, le pressentiment. Lorsqu’elle reprendra son entreprise à zéro, une fois qu’elle aura assimilé la nécessité dans laquelle elle se trouve de se refaire à d’autres frais, en revêtant une nouvelle peau, celle de l’Esprit qui n’est plus un rôle, un personnage, une figure occupant le terrain de l’expérience, ce ne sera donc plus avec une totale ingénuité, du moins pas avec la même sorte d’ingénuité que celle qu’elle avait pratiquée en tant que conscience poussée par la conviction que l’expérience suffira par elle-même à lui apporter ce qu’elle désire, – une conviction dont on peut dire qu’en même temps qu’elle l’anime elle la mine, dans la mesure où, à terme, elle doit inévitablement s’avérer fausse -, mais préparée à assumer les contraintes du commun et du collectif qui, non seulement la propulsent vers l’avant, selon la loi du temps, mais la tirent vers le haut, suivant la loi du rationnel qui s’est dégagé du temps. C’est en s’appuyant sur ce point qu’Althusser avait pu avancer que le principal apport philosophique de Hegel est la conception d’un « procès sans sujet » : dans la Phénoménologie de l’Esprit, on a affaire à un processus qui, au fur et à mesure de son avancée, qui est comme le dit Jean-Clet Martin une « intrigue criminelle », dévore ou dissout son propre sujet.
Le hégélianisme, une anthropologie philosophique ?
On peut penser que, si Jean-Clet Martin a choisi d’aborder l’examen de la philosophie hégélienne par ce qui en constitue apparemment la porte d’entrée, la Phénoménologie de l’Esprit qui pourrait bien cependant, de l’aveu même de Hegel, être une fausse entrée, c’est parce qu’il a été frappé par le fait que cet ouvrage, comme cela vient d’être expliqué, se déroule, et en conséquence se donne à lire, simultanément sur deux plans, ce qui, littéralement, en redouble l’intérêt : il a ainsi trouvé l’occasion de faire la démonstration que l’ingénuité d’une pensée enracinée sur le terrain de l’expérience, une fois parvenue au terme de son parcours, cesse d’être ingénuité de premier degré pour devenir une ingénuité retorse, c’est-à-dire retournée en sens inverse, du moment où elle a compris qu’il lui fallait revenir sur ses pas pour comprendre vraiment ce qui lui était arrivé en cours de route, au travers de fantomatiques figures dont la signification finit par se révéler tout autre que ce qu’elle apparaissait au départ. Dans cette lancée, il a été conduit à faire un sort à part à l’entreprise de la phénoménologie, remarquable par l’esprit de dramatisation qui en impulse sans relâche la narration, et il a pu donner à penser qu’à son point de vue elle est à elle seule, une fois dégagée du reste du système, représentative de l’esprit véritable du hégélianisme. Dans l’Epilogue de Une intrigue criminelle de la philosophie, Jean-Clet Martin va jusqu’à écrire : « La philosophie de Hegel – la Phénoménologie de l’Esprit – se présente sous la forme d’une tourmente qui n’est pas celle d’un système achevé plus tard sous la conduite de la reconnaissance universitaire – du reste fort tardive et équivoque – et qui, sous ce rapport, se tient en retrait de ce texte jeune, taillé à coups de serpe. » (p. 233) En clair, cela signifie que la vraie philosophie de Hegel, celle qui mérite d’être réhabilitée à contre-courant du refoulement dont elle a fait l’objet au nom de la référence contemporaine à Nietzsche, c’est celle qui se trouve dans la Phénoménologie, pure des errements dans lesquels serait tombée la philosophie professorale du « vieux » Hegel lorsqu’elle a pris la forme du « système achevé ». Soit dit en passant, il n’est pas du tout sûr que Hegel soit jamais parvenu à donner à son système une forme « achevée », bouclée sur ses certitudes définitives, ni même qu’il ait cherché à le faire : l’intérêt de son entreprise philosophique réside peut-être en fin de compte dans le fait que, comme Engels l’avait remarqué avec beaucoup de perspicacité dans son étude sur Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie allemande, elle n’a cessé de balancer, sans se décider à trancher, entre les deux thèses selon lesquelles, d’une part, « tout ce qui existe mérite de périr », et, d’autre part, « tout ce qui existe mérite d’être conservé » ; ce n’est pas un hasard si, après la mort du maître, son école s’est divisée entre deux courants adverses, celui des hégéliens dits de gauche qui ont privilégié la première thèse, celle qui installe au premier plan le négatif et son « travail », et celui des hégéliens dits de droite, qui n’ont retenu que la seconde, celle qui, au contraire, privilégie les acquis du « système » : une scission dont les effets, à distance, se font toujours ressentir aujourd’hui. A le considérer de près, il apparaît que l’itinéraire de pensée suivi par Hegel s’achève, non sur un simple point final tracé sans ambiguïté ni hésitation, mais sur un point d’interrogation, ce qui devrait retenir de le cataloguer comme « dogmatique ». C’est pourquoi il est bien hasardeux d’affirmer que l’essentiel de la pensée de Hegel, comprenons par là ce qu’elle peut encore nous communiquer aujourd’hui d’essentiel, se trouve contenu dans la Phénoménologie et non dans ses productions ultérieures, qui en auraient trahi la native inspiration: si c’est ce message que Jean-Clet Martin entend délivrer, on peut dire alors que son ingénuité de lecteur risque fort de rester de premier degré, et d’être en conséquence fort peu avisée. Pourquoi la phénoménologie, la science des expériences de la conscience, représente-t-elle aujourd’hui pour beaucoup, comme Jean-Clet Martin, la meilleure porte d’accès, et simultanément de sortie, à l’hégélianisme ? C’est parce qu’elle installe au premier plan la considération du vécu de l’expérience, dont la chaleur vive n’aurait formellement rien à voir avec la froideur mortifère imputée au concept. Or ce vécu, qu’est-il ? Ou plus précisément de qui est-il le vécu, en tant que celui-ci se trouve imparti à un sujet d’expérience ? C’est le vécu humain, sous les deux formes principales que lui donne successivement l’ouvrage de Hegel, à savoir le vécu propre à l’individu humain isolé et le vécu de l’humanité considérée dans toute l’envergure de son histoire sous l’angle de ses communautés culturelles. Si réellement c’est dans la Phénoménologie de l’Esprit qu’il faut chercher le premier et le dernier mot du hégélianisme, c’est donc que ce mot est constitué par une anthropologie philosophique qui exploite la représentation visionnaire d’une humanité tragique, tourmentée, crucifiée, incapable d’échapper à son destin et de parvenir à l’Aufhebung de sa condition humaine trop humaine, à moins de s’élever à la vision poétique et enthousiasmante du surhomme dans lequel se trouvent satisfaits les désirs de ceux qui le méritent parce qu’ils ont trouvé, on ne sait trop comment, inopinément, la force d’y arriver. Le hégélianisme, ramené à sa source authentique, serait donc ce roman de l’humanité que son énergie vitale et culturelle pousse dans le sens de sa réalisation, une démarche qui se place naturellement sous la catégorie de l’humanisme. Est-ce à cela que Jean-Clet Martinveut en venir ? Non, et c’est pourquoi son ingénuité se révèle en fin de compte, contrairement à ce qu’on pouvait craindre, des plus avisées. Comme il l’explique sans ambiguïté tout à la fin de son livre, Hegel, non seulement affirme que « Dieu est mort », c’est-à-dire que la philosophie doit renoncer à s’engager sur le chemin de la transcendance, mais également que « l’Homme est mort », c’est-à-dire que ce n’est pas en se cantonnant sur le plan de l’humain et de ses propriétés spécifiques que la philosophie parviendra à délivrer un message audible : et même, à la limite, il faut en venir à penser que, si Dieu est mort, a fortiori l’Homme aussi est mort, et avec lui sa prétention à occuper la place laissée vacante par Dieu, contrairement à ce qu’avait pu penser Feuerbach. Il ne s’agit donc pas pour Hegel de ramener l’esprit philosophique à la mesure de l’homme, mais au contraire de faire apparaître comme inévitable et irrépressible la nécessité d’une essentielle démesure, qui anime dans son fond l’entreprise même d’une pensée dialectique et la pousse à transgresser toutes les limites, y compris celles qui garantissent dans son existence la nature humaine telle que l’envisage une psychologie individuelle ou collective dont, en fin de compte, la phénoménologie, c’est là son apport, effectue la critique radicale. La philosophie étant la forme de pensée qui donne accès au processus selon lequel la substance « devient sujet », comme le dit Hegel en propres termes, ce sujet n’a plus rien à voir avec le sujet humain, que celui-ci tire son identité de l’existence de l’ego personnel ou de celle de la collectivité humaine envisagée dans le déploiement global de son devenir : en tous cas, il n’est plus « un » sujet, mais il est Sujet pur, c’est-à-dire aussi, en un sens, non-Sujet, ou Sujet sans sujet. La mise à mort des folles ambitions de l’esprit-conscience, incapable de surmonter la scission du sujet et de l’objet et de réconcilier certitude et vérité, mise à mort en laquelle consiste l’intrigue criminelle de la phénoménologie, est donc aussi, selon Jean-Clet Martin, la promesse d’un recommencement, « … la naissance d’une nouvelle vie inédite jamais soumise à une forme d’anthropologie mais à une aventure, à une intrigue relevant du Concept. » (p. 220) Cette intrigue, dont Hegel entreprendra de serrer les noeuds en composant à Nüremberg la Wissenschaft der Logik, n’aura plus rien à voir avec celle racontée dans la Phénoménologie de l’Esprit, précisément parce que, ne faisant plus place aux aléas de l’évènement, elle se développera sur le plan de la pensée rationnelle pure, qui n’a plus pour sujet l’humain comme tel, et est devenue procès sans sujet. Le Concept est en ce sens « inhumain », mais au sens d’un dépassement ; il n’est pas moins vivant, mais plus vivant, dans la mesure où il est seul à pouvoir incarner la vraie vie, celle de l’Esprit, qui ne se déroule pas sur le terrain de l’expérience et de ses figures « On dirait que l’intrigue hégélienne se dresse vers un dispositif logique, vers l’appréhension d’une pensée dont les notions ne dépendent plus de l’homme, mais qui réclame la création d’un mode de narration impersonnel, une narration inhumaine redevable au Concept capable de s’exposer selon ses propres voies, de s’innerver dans une vie au-delà de la vie, non-cérébrale, non organique, « machinique » … » (p. 221) Il est remarquable, et il faut le dire étonnant, que Jean-Clet Martin fasse usage de concepts deleuziens pour rendre compte de ce nouveau passage qui, dans l’esprit même de Hegel, correspond à l’entrée dans le système et à la décision d’en assumer les contraintes. Cette décision, l’entreprise menée par l’intermédiaire de la phénoménologie l’a d’une certaine manière préparée : car il fallait se lancer dans cette entreprise avec la totale ingénuité qu’elle requiert pour finalement découvrir qu’elle ne mène nulle part, sinon à la nécessité de tout reprendre au départ, en faisant une croix sur les bouleversantes révélations apportées par la science des expériences de la conscience. Elle l’a préparée, mais elle ne l’a en aucun cas préfigurée, sinon au titre d’un pressentiment assez vague, dans lequel on peut voir une esquisse des articulations de la philosophie de l’Esprit, à travers la dynamique qui conduit de l’Esprit subjectif à l’Esprit objectif et de celui-ci à l’Esprit absolu, la question restant soulevée de savoir si celui-ci est réellement en mesure de faire dire son dernier mot à la vie de l’Esprit qui, comme vie, et comme vraie vie, ne peut aboutir à un terme définitif, qui serait en réalité sa mort.
En conclusion, on avancera donc que l’entrée de Jean-Clet Martin dans l’univers de pensée hégélien, entrée effectuée par le biais de la Phénoménologie de l’Esprit et du récit qui y est fait des expériences vécues par la conscience, dans une ambiance mêlant jubilation et terreur, appelle qu’un prolongement lui soit apporté, car, sans cela, elle ne serait qu’une entrée n’ouvrant sur rien, qui du même coup risquerait d’être diagnostiquée comme une fermeture. Une intrigue criminelle de la philosophie, ouvrage dont la lecture est à la fois plaisante et instructive, ne parviendra à la plénitude de sa signification que lorsque Jean-Clet Martin se sera employé à retracer le chemin suivi par Hegel dans sa Science de la logique, dans sa Philosophie de la Nature et dans sa Philosophie de l’Esprit : mais il est clair qu’il lui faudra pour cela renoncer, si retorse soit-elle, à l’ingénuité consubstantielle aux expériences de la conscience et aux figures auxquelles celle-ci adhère grâce à cette ingénuité, et qu’il lui faudra emprunter d’autres voies que celles de la narration, de ses tours et de ses détours compliqués. Attendons cette suite !