AccueilNuméros des NCSNo. 12 - Automne 2014Tunisie : les dilemmes de la démocratie

Tunisie : les dilemmes de la démocratie

Stéphane Chalifour et Judith Trudeau Es, c .s, ,, ,,

Plus de trois ans après la chute du dictateur Ben Ali, la Tunisie, berceau du printemps arabe, semble lentement sortir d’une crise politique dont les dérapages avaient refroidi les ardeurs de ceux qui voyaient dans cette révolution le laboratoire d’une forme spécifiquement arabe de transition à la démocratie.

L’impasse

Le 23 octobre 2011, les premières élections législatives portent au pouvoir le Parti (islamiste) de la renaissance, Ennhada. Simultanément, l’Assemblée constituante issue des urnes est mandatée pour accoucher d’une nouvelle constitution à la fois garante du respect des libertés individuelles et du fonctionnement des grandes institutions qui sous-tendent l’État de droit. Or rapidement, les débats entre les islamistes et la mouvance démocratique et progressiste s’enveniment. Le pays semble vouloir sombrer dans le chaos avec en toile de fond la peur d’une guerre civile et une économie exsangue. Se réclamant officiellement d’un islam politique « modéré », Ennhada est accusé de jouer le jeu des groupuscules extrémistes, dits « salafistes », après les assassinats, en février et juillet 2013, des leaders de la gauche laïque ChokriBelaïd et Mohamed Brahmi.

À Tunis, comme dans les régions, des manifestants et des manifestantes prennent d’assaut les rues réclamant, semaine après semaine, la démission d’un gouvernement jugé incompétent et soumis aux politiques d’austérité imposées par l’Union européenne et les institutions du capitalisme international (notamment le Fonds monétaire international). Parmi eux, nombreux sont les jeunes diplômé pour lesquels l’horizon du chômage dicte à nouveau la mobilisation. Des manifestants sont tués, de même que des policiers. Alors qu’on s’attend au pire et qu’en Égypte les Frères musulmans, cousins d’Ennhada, sont renversés par un coup d’État militaire, les islamistes tunisiens acceptent de dialoguer avec l’opposition. Faisant écho aux manifestations, la puissante centrale syndicale, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), le patronat la Ligue tunisienne des droits de l’homme et l’Ordre des avocats forcent la négociation. Le 5 octobre 2013, le leader d’Ennhada, RachedGhannouchi, accepte de céder le pouvoir à un gouvernement de technocrates, indépendants des partis. Les convulsions n’en continuent pas moins, le risque de capotage étant aussi grand que ne l’est la méfiance entre les parties. Le 9 janvier 2014, le premier ministre Ali Larayedh, issu des rangs islamistes, cède sa place à l’ingénieur Mehdi Jomâa. Deux semaines plus tard, à la surprise générale, la onstitution est adoptée et un gouvernement « apolitique » s’engage à préparer des élections. Symbole d’un « compromis », le parachèvement de la loi fondamentale contribue à éviter la dislocation. Toutefois, les tensions sont toujours aussi vives. Les prochaines joutes électorales seront chaudement contestées.

Islam ou islamisme

La Tunisie est structurellement traversée par plusieurs lignes de fractures sociales. D’où la difficulté de tracer les contours d’un cadre normatif qui puisse fonder, à plus long terme, la vie démocratique. Surdimensionnée par les islamistes, la question religieuse, en se posant comme référent essentialiste, travestit la logique du débat public amenant, d’un côté, les modernistes laïques à adopter une posture intransigeante, de moins en moins ouverte au dialogue, et, de l’autre, les interprètes rigoristes d’un islam va-t-en-guerre à se faire les thuriféraires d’un retour à la charia. Au cœur de la méfiance des premiers se trouve l’ambiguïté d’un discours religieux axé principalement sur le renforcement des piliers de l’islam, à la fois en concordance avec la charia et en tout respect du pluralisme et des règles démocratiques. Le projet de constitution élaboré en avril 2013 avait stipulé que « l’islam est la religion de l’État». Pour l’opposition, ce glissement sémantique immanent au texte soumis ne serait pas simplement descriptif, mais « prescriptif » En posant le principe d’un État « protecteur de la religion » (et non des religions), fondé sur « la volonté du peuple et la supériorité des lois » (article 2), les islamistes ont brouillé la frontière entre l’État de droit et un État des lois. L’islam (et non la constitution), en tant que religion d’État, devenait pour ainsi dire le référent inaliénable « des lois » auxquelles l’État aurait à arrimer sa conduite : l’inadéquation entre l’identité religieuse de l’État et la transcendance du droit étant ici pour le moins patente. À ces manœuvres s’ajoutaient les tentatives avortées de revoir les articles relatifs au statut de la femme, Ennhada ayant préféré (avant de reculer) inscrire dans la constitution la « complémentarité » des sexes plutôt que l’égalité.

La force du populisme

Première force politique du pays, Ennhada a su tabler sur son « réseau de résistance passive » dont les mosquées constituent le ressort. Bien qu’ils n’aient pas vu venir la révolution et qu’ils aient été fort discrets au moment décisif, les islamistes à travers ce maillage ont habilement distribué des aides tout en propageant un discours conservateur aux accents populistes, focalisé sur la tradition et la mise en exergue de l’islam comme matrice identitaire. Au sein des couches les plus défavorisées, la soif de croyance et le désir de s’en remettre à Dieu après des décennies de « répression laïque » expriment également l’idée selon laquelle la voie religieuse constitue l’unique réponse tant aux souffrances endurées qu’à l’échec d’un modèle de « gouvernance » inspiré de l’Occident. Néanmoins, la popularité d’Ennhada (41,47 % des suffrages exprimés lors des premières élections) ne doit pas masquer le fait que seulement 50 % des Tunisienne et des Tunisiens se sont inscrits sur les listes électorales lors des élections. Qui plus est, la légitimité du projet islamiste est aujourd’hui d’autant plus critiquée que la question sociale paraît tout aussi insoluble pour les religieux qu’elle ne l’était pour Ben Ali. À l’instar des autres pays arabes, la Tunisie est en effet en pleine transition démographique alors qu’une génération de jeunes, plus instruits que leurs parents, arrive sur le marché du travail sans perspective d’emploi au sein d’une économie déstructurée. De fait, le virage libéral amorcé dans les années 1990 a exacerbé des inégalités régionales, rendant très visibles les écarts de développement. Pendant que le littoral voyait se concentrer les investissements autour des plateformes portuaires d’exportation (Tunis notamment) et des zones touristiques, les régions désindustrialisées du centre (telles que Sidi-Bouzid, cœur de la révolution), étaient délaissées. Au final, Ennhada n’a pas su tirer profit des ramifications sur lesquelles il s’appuyait, se conformant, sans originalité en matière économique, au modèle hérité de gestion libérale. Entre autres effets délétères de l’impuissante gestion islamiste: des taux de chômage variant, d’une région et d’une catégorie à l’autre, de 16 à 37 %.

Amèrement déçuesdes franges croissantes des classes défavorisées, refoulées hors des marges du processus de transition, se sont donc radicalisées. Fait nouveau, le sentiment d’exclusion est aujourd’hui beaucoup plus marqué qu’il ne l’était au lendemain de l’indépendance, du fait que la pauvreté n’est plus, comme à l’époque de Bourguiba, une « cause nationale » appelant, de manière transcendante, le peuple à se mobiliser face à un défi « collectif ». Vécue au contraire sur le mode libéral de l’isolement et de l’enfermement elle se traduit, dans ses épisodes récurrents de chômage et de précarité, par un niveau élevé de frustration et, chez les plus jeunes (avec ou sans diplôme), d’une quête identitaire source des pires dérives.

L’islam des uns et des autres

Y voyant un terreau propice, les groupes islamistes radicaux dits « salafistes » sont parvenus à recruter de nouveaux adeptes, divisant la mouvance islamiste et polarisant les forces constitutives d’Ennhada sur la stratégie à adopter dans ce contexte de crise. Doctrine puritaine issue du wahhabisme, le salafisme (« salaf » signifiant ancêtre ou prédécesseur) se déploie d’abord à travers une mouvance quiétiste qui investit le champ politique : l’intégrisme s’exprimant ainsi dans une pratique rigide de la prière et du jeûne puis l’élaboration d’un système codifié d’injonctions allant de la criminalisation du blasphème à une stricte séparation des sexes dans l’espace public. Prosélytes, les salafistes sont très attachés au caractère normatif de la religion et, corollairement, à l’imposition drastique de la charia. Plaçant la dévotion au centre de leur vie, les piétistes ne sont pas tous forcément engagés dans la lutte armée, bien qu’ils partagent avec les djihadistes un même objectif, soit de voir triompher le califat par-delà les frontières nationales. Selon certaines sources, Ansar Al-Charia (Les « partisans de la Charia »), le groupe djihadiste le plus puissant, serait en mesure de mobiliser 50 000 personnes. Disposant d’un réseau de 500 mosquées et de camps d’entraînement, l’organisation entretient des liens avec Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Depuis 2011, de 3000 à 5000Tunisiens auraient d’ailleurs fait la navette entre leur pays d’origine et la Libye (considérée désormais comme une base arrière) pour combattre ensuite dans les rangs de la résistance syrienne. Présents dans les universités où ils parviennent à convertir certains étudiants, les « barbus » recrutent dans les zones périphériques des centres urbains chez des jeunes que les faits d’armes des djihadistes fascinent; la guerre représente un exutoire et la violence, une manière de se positionner politiquement. Investis dans une espèce d’entreprise de colonisation du paysage, les salafistes n’ont jamais été aussi visibles et menaçants, ce qui suscite la peur tant au sein de l’opposition, que dans les rangs d’Ennhada. Aux assassinats des chefs de l’opposition (Belaïd et Brahmi) s’ajoute la multiplication d’attaques de commandos contre les forces de l’ordre apparemment désorganisées. Menaces de mort répétées contre des journalistes et des intellectuels, assassinats de gendarmes, découverte d’explosifs et de caches d’armes : tout cela nourrit les craintes d’une guerre civile voire d’un « scénario à l’algérienne », expression sans équivoque d’un sentiment d’insécurité croissant.

Nébuleuse aux contours imprécis, le salafisme lui-même n’est pas exempt des tensions qui naîtront du chaos. En effet, si la violence a contribué à mobiliser les forces démocratiques, elle risquepar effet d’engrenagede jouer dans la régulation du jeu politique, tirant les islamistes « pragmatiques » vers le centre et précarisant à long terme les assises populaires des apologistes du jihad. Animé par un sentiment d’urgence face au risque d’anarchie et de régression, le courant « islamo-démocrate » se montre ouvert au dialogue avec les formations non religieuses en dépit de l’hostilité affichée par l’aile dure du parti qui fustige tous les « mécréants » laïques, allant jusqu’à manifester aux côtés des salafistes.

Un compromis « historique »

Critiqué de part et d’autre, le terme de « compromis » atteste néanmoins de la réalité des progrès accomplis depuis l’adoption de la loi constitutive du 16 décembre 2011. À l’image des contradictions propres à la modernité tunisienne, les premières pages de la nouvelle Constitution décrivent la Tunisie comme « un État libre et souverain » dont l’islam est la religion. Le texte ne manque pas d’allusions à l’« identité arabo-musulmane » et à la miséricorde d’un « Dieu clément ». Pourtant, en vertu des deux premiers articles, la Tunisie y est cependant décrite formellement comme une République guidée par la « primauté du droit ». Disposition exceptionnelle dans le monde arabe, si l’Étatà la demande d’Ennhadaest le « gardien de la religion » et le « protecteur du sacré », il garantit, en revanche, « la liberté de conscience et de croyance et le libre exercice du culte ». En proclamant que la Tunisie est un « État civil » (c’est le peuple qui est source de la souveraineté) et en apportant des garanties en matière de droits et libertés, ce texte met un terme au débat sur la charia en rejetant l’islam comme source du droit.

L’affirmation des principes de liberté de conscience, de croyance et de culte corollairement à l’obligation pour l’État d’en assurer l’exercice constitue sans nul doute un précédent révolutionnaire dans cette région du monde : l’apostasie et l’athéisme ne sont plus reconnus comme des crimes. Par ailleurs, bien que l’égalité des sexes ne soit pas clairement énoncée (le texte n’englobant pas la sphère privée), l’article 21 stipule que « tous les citoyens et les citoyennes ont les mêmes droits et les mêmes devoirs » et « sont égaux devant la loi sans discrimination aucune ». Enfin, l’introduction (article 46) d’un objectif de parité homme-femme dans les assemblées élues, est révélatrice du recul des islamistes et de l’originalité certaine de la Tunisie dans le monde musulman.

L’alternative du Front populaire

Expression tangible d’une élévation du seuil de tolérance entre les parties, la Constitution reste avant tout le produit d’un rapport de force. Les partis d’opposition (voire quelques « partenaires » du régime) n’ont été que les « relayeurs » de la mobilisation citoyenne. Garante d’une culture démocratique émergente, la société civile tunisienne s’est en effet montrée prompte, pendant ces trois années, à manifester en dépit des menaces. Source d’espoir en ces temps d’incertitude et plus branchés sur le monde que ne l’étaient les membres des générations précédentes, de larges pans de la jeunesse opposent la même détermination et une témérité d’autant plus forte qu’ils ont déjà fait tomber une dictature. Or en formalisant (articles 35 et 36) le droit de grève et le droit de manifester, la Constitution se trouve à reconnaître des forces sociales dont l’action est investie, par extension, d’une légitimité porteuse, à plus long terme, d’une résonnance certaine des revendications populaires à l’échelle des grandes institutions. C’est dans ce contexte qu’il faut situer la bataille du Front populaire. Issu d’une douzaine de petits partis nationalistes et écologistes, celui-ci est parvenu, depuis sa fondation à l’automne 2012, à forger une coalition de progressistes et de modernistes attachés à l’idée de laïcité et unis par une même hostilité envers l’islamisme (deux de ses leaders, ChokriBelaïd et Mohamed Brahmi, ont d’ailleurs froidement été exécutés en 2013, vraisemblablement par des salafistes).

Volet politique et parlementaire d’une gauche plurielle et « réseautée », le Front populaire tente aujourd’hui de se défaire de l’image réductrice et folklorisée par ses adversaires d’un groupe de pression inapte à gouverner. Doté d’un programme ambitieux de lutte contre les inégalités, il fait campagne en faveur d’une taxe sur les profits et d’une réforme en profondeur de la fiscalité. Il promet également de suspendre le paiement du service de la dette extérieure (troisième poste budgétaire) et de rediscuter les termes avec les créanciers. L’échec des politiques néolibérales reconduites servilement par les islamistes et décriées par les organisations de la société civile a permis de réintroduire, au cœur du débat électoral, l’enjeu d’un modèle économique « autocentré » en rupture avec l’idée selon laquelle l’insertion du pays dans la division internationale du travail serait garante du développement . Désireux de faire barrage aux islamistes, le Front populaire pourrait, dès lors, jouer la carte d’une alliance « conjoncturelle » avec la droite modérée se traduisant selon ses vœux par quelques postes clés dans le prochain gouvernement.

L’enjeu électoral

Entretemps, en s’engageant sur la voie du dialogue après son évidente faillite, le parti de RachedGhannouchi vise manifestement à refonder sa légitimité électorale. Disposant d’une meilleure connaissance des rouages de l’État et gagné par les vertus du pragmatisme, Ennhada semble en effet avoir saisi les bénéfices qu’il pourrait tirer à son tour de son adhésion à une large alliance offrant à un éventuel partenaire l’appui du noyau dur de ses fidèles (estimé entre 25 et 30 % de l’électorat). Le fait de courtiser NidaaTounes (parti centriste composé de technocrates proches de l’ancien régime) montre bien la volonté des islamistes de reconquérir le pouvoir politique. Revêtu des habits neufs d’un parti rompu aux vertus de la conciliation, Ennhada croit pouvoir se maintenir dans la course en misant sur la dimension fondamentalement identitaire de son programme et sans doute un peu sur les effets érosifs du temps sur la mémoire de l’électorat. Le laisser pour mort serait donc pour le moins présomptueux.

Les prochains rendez-vous électoraux seront encore une fois importants. Quel que soit le parti qui l’emportera, la tâche sera colossale au sens où il ne peut être question d’une « stabilisation » de la situation politique sans que l’État se consacre enfin à la lutte contre les inégalités sociales et géographiques. Si la question religieuse, dans son intelligibilité, échappe au seul déterminisme économique, le vivier salafiste ne saurait se reproduire sans s’alimenter des horizons bouchés de ceux qui s’y réfugient. En somme, aucun gouvernement ne pourra donc répondre à la violence sans à la fois s’appuyer sur de larges coalitions et une politique de développement propre à court-circuiter les mécanismes de sa reproduction. Trois ans après la chute du tyran, la Tunisie reste ainsi le pays phare d’un printemps dont elle paraît seule aujourd’hui à incarner les rêves. Échappant à la dérive autoritaire malgré les velléités salafistes comme à toute forme de confiscation, les Tunisiennes et les Tunisiens semblent toujours déterminésau-delà des contingences propres à ses contradictionsà poursuivre sur la voie amorcée d’une révolution à l’odeur persistante du jasmin.

Es, c .s, ,, ,, Membres de la délégation de la Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec (FNEEQ-CSN), les auteurs ont participé, en mars 2013, au Forum social mondial qui se tenait à Tunis. Ils ont réalisé avec leurs collègues Michel Milot et Isabelle Pontbriand, La démocratie du jasmin, <www.youtube.com/watch?v=xgj62sahNr0>.

Serge Halimi, « Quel cap pour la Tunisie ? », Le Monde diplomatique, avril 2014.

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