Frigga Haug, publié dans Transform!, le 16 novembre 2020.
Face aux crises profondes du capitalisme et à toutes les soupapes de sécurité qui ont tant et si bien sauté que chaque crise n’est plus rien d’autre qu’une aggravation de celle qui la précède ; face aux crises qui affectent sans cesse davantage le quotidien et les conditions de vie, et qui entravent toute possibilité d’anticipation pour un nombre croissant de femmes abandonnées à elles-mêmes avec un double fardeau à porter, j’en ai appelé aux marxistes parmi les féministes que j’avais connues dans le mouvement des années 1970, lors de réunions, de voyages, de visites professorales, pour délibérer ensemble de la situation. Dans notre esprit, il était grand temps que les forces marxistes-féministes elles aussi se rassemblent à l’échelle mondiale puisque le capitalisme et les crises qu’il provoque sont désormais planétaires ; en bref, le temps était venu d’une Internationale marxiste-féministe.
En l’espace d’une semaine à peine, quarante femmes issues de toutes les régions du monde ont répondu à ma première lettre circulaire, et trente-quatre offraient leurs contributions en vue du congrès à venir. Ce premier congrès s’est déroulé à Berlin du 22 au 25 mars 2015, avec la participation de plus de 500 femmes de vingt pays.[2] Pour que cette Internationale ne reste pas un événement singulier mais soit en même temps ancrée dans l’avenir, j’ai rédigé douze thèses pour la plénière de clôture, quintessence du consensus apparu au fil des trente-quatre interventions. Dans cet exercice, j’avais bénéficié de ma position d’organisatrice, laquelle m’avait permis de prendre connaissance par avance des interventions. Pendant une discussion de plénière à Berlin, au cours de laquelle les voix de nombreuses femmes ont été entendues, il y a eu des demandes de modifications, d’améliorations et d’ajouts, dont j’ai consigné le résumé dans une nouvelle version des thèses initiales. Aucun désaccord ne s’est exprimé quant à la question de savoir si ce congrès devait connaître une suite. Le congrès suivant s’est tenu à Vienne en 2016, rassemblant derechef plus de 500 participantes de trente pays différents. À cette occasion, les thèses ont pu être à nouveau développées et affinées dans la discussion.
Il faut voir les thèses comme les pierres déjà posées d’un édifice en cours, des fondations, des voix porteuses de notre « manifeste » de marxistes-féministes. Elles sont un sac de voyage, remises sans cesse en débat dans les grands forums, chaque fois en différente compagnie, utiles, et là pour qu’on s’en serve. De nombreuses suggestions faites à la conférence de Vienne (sur les technologies de la reproduction, sur l’inclusion des cultures autochtones, sur le capacitisme) attendent encore d’être intégrées. Les thèses sont à la fois un outil de travail et une police d’assurance concernant ce que nous sommes et où nous voulons aller, tandis que la route que nous empruntons et l’horizon qui nous porte restent ouverts à la discussion collective et donc à la transformation.
Frigga Haug
13 thèses pour le marxisme-féminisme
I.
Le marxisme et le féminisme sont le recto et le verso d’une même pièce, mais il faut ici ajouter que cette pièce exige des transformations. Le marxisme-féminisme adhère étroitement à l’héritage de Marx, et donc valide l’importance de l’analyse du travail sous sa forme salariale et en tant que force motrice du mouvement ouvrier. Cependant, dans sa tentative de centrer l’analyse sur les activités qui demeurent à la charge des femmes, le marxisme-féminisme extirpe les activités domestiques et non domestiques des tentatives paralysantes de vouloir les penser soit comme totalement unies, soit, à l’inverse, comme complètement distinctes (débat sur l’économie duale ou débat sur le travail domestique), pour parvenir au défi fondamental d’« occuper » le concept des rapports de production et de l’adapter aux questions féministes.
II.
Nous postulons ainsi l’existence de deux productions, celle de la vie et celle des moyens de vie. Les deux sont liées l’une à l’autre, de sorte qu’il est possible d’examiner les pratiques individuellement et dans leur interaction. Cela ouvre un vaste champ de recherche, dans lequel il est possible d’étudier des modes de domination spécifiques et d’explorer des pistes de transformation par diverses voies historiquement et culturellement spécifiques.
III.
Il est clair que les rapports de genre sont des rapports de production, non un ajoutage à ces derniers. Toutes les pratiques, normes, valeurs, autorités, institutions, langues, cultures, etc., se retrouvent codées en rapports de genre. Ce postulat rend la recherche marxiste-féministe aussi prolifique que nécessaire. La contemporanéité et la connectivité dans les rapports mondiaux, et, simultanément, l’hétérogénéité des formes historiques concrètes d’oppression des femmes, rendent indispensable une mise en commun par les militantes internationales de leurs savoirs et de leurs expériences.
IV.
Le marxisme n’est pas utile à la société capitaliste ni aux champs de recherche qui légitiment la domination. Puisque le marxisme-féminisme postule que les humain·e·s forgent leur propre histoire (soi-même) – ou sinon, là où ils et elles en sont empêché·e·s, qu’ils et elles luttent jusqu’à leur émancipation –, il ne convient pas à des structures hiérarchiques. De ce fait, les recherches existantes telles que le travail de mémoire ou le traitement historico-critique de soi dans le collectif, donc aussi la pensée autocritique, sont des forces productives.
V.
L’injonction faite à tou·te·s les membres de la société qui veulent agir de participer aux rapports de domination invite à une étude concrète de ces nœuds de domination qui paralysent ou entravent tout désir de transformation du patriarcat capitaliste. Les féministes ont ici l’avantage d’avoir moins de privilèges associés à la participation au pouvoir, elles ont donc moins à perdre, ainsi qu’une plus grande expérience en termes de vision du monde par en bas.
VI.
Tou·te·s les membres de la société capitaliste subissent les dommages de ces rapports de domination/sujétion ; et, de ce fait, nul·le n’est près de vivre dans une société libérée. Dans notre présent existent des formes historiquement sédimentées de domination et de violence, qu’il est impossible de réduire à une trajectoire continue de progrès ni à une contradiction principale. Les formes sauvages de violence (contre les femmes), de brutalisation, la prédisposition à la guerre, etc., doivent être appréhendées comme des horreurs historiquement fragmentées dérivant d’anciens rapports. Pour les marxistes-féministes, ces rapports violents doivent constituer une partie théorique et pratique fondamentale de leur lutte de libération, et de la lutte pour l’obtention d’un statut de sujets, à la fois par-delà le sous-développement masculin-humain et contre lui.
Toutefois, la violence n’est pas seulement l’expression de rapports traditionnels et obsolètes, mais aussi l’expression de rapports produits dans le présent. C’est pourquoi une approche spécifique de la critique et de l’analyse est nécessaire afin d’éviter les essentialismes. – Les formes de violence les plus brutales ont fait leur retour horrible, à la fois issues de rapports que nous pensions vaincus et produites par des rapports présents.
VII.
Le marxisme-féminisme prend position sur la primauté du mouvement ouvrier en tant que sujet historique et agent de transformation. Faire entrer le féminisme dans le marxisme, et, ce faisant, transformer le second avec le premier, rend indispensable une vision critique du marxisme traditionnel, lequel fait uniquement référence au mouvement ouvrier. Le marxisme est la critique par Marx de l’économie politique + du mouvement ouvrier – ce qui lui donne sa force incomparable. C’est ici aussi qu’apparaissent ses limites. Le sort de la classe ouvrière témoigne entre autres de son incapacité à identifier et développer plus avant des questions qui transcendent l’horizon historique des luttes de classes. Ce marxisme traditionnel n’est réceptif ni aux nouvelles questions féministes ni à celles de l’écologie, c’est pourquoi il nous faut poursuivre notre travail. La richesse des différents mouvements tout comme les richesses restées encore inexploitées à l’intérieur de l’héritage culturel de Marx invitent à poursuivre le travail jusque dans le présent. C’est un défi pour toutes les féministes marxistes, comme l’ont consensuellement pointé presque toutes les contributions.
VIII.
La controverse sur race, classe et sexe/genre (intersectionnalité) doit être approfondie. Il convient d’étudier en détail le lien entre classe et sexe dans toutes les sociétés dont le capitalisme s’est emparé ; ce qui apparaît comme la « question des races » doit obtenir une réponse concrète pour chaque société et culture séparément et être articulée aux deux autres types d’oppression. Une réflexion non linéaire est nécessaire.
IX.
Dans les bouleversements auxquels nous assistons depuis la crise du fordisme, qui sont évidents dans la série de crises qu’a traversées l’économie au fil de sa mondialisation rapide, conduisant les individus à vivre dans des conditions toujours plus précaires, les femmes font partie des plus grandes perdantes, à l’instar d’autres pratiques et groupes marginalisés.
X.
À la suite du démantèlement de l’État-providence occidental dans l’économie mondialisée, les soins de vie ont été abandonnés aux femmes via le travail domestique non rémunéré et des emplois pauvrement payés, ce dont témoignent y compris les « chaînes de care » mondiales. On peut concevoir cela comme une « crise du care », comme la conséquence nécessaire d’une société capitaliste qui, alors que son centre économique se déplace vers les services, entame une compression des profits tandis qu’elle embrasse des formes toujours plus barbares de gestion des crises par la création inégalitaire de niveaux de valeur.
XI.
Nous avons toutes en commun de placer la vie au centre de nos luttes et donc d’accorder aux luttes un temps collectivement autodéterminé. Nous pouvons suivre aussi la suggestion d’analyser les crises touchant la vie comme étant la conséquence de logiques temporelles inégalitaires sévissant à l’intérieur de domaines structurellement hiérarchisés. Haug suggère d’adopter pour politique une perspective quatre-en-un, qui revient à soumettre les mécanismes décisionnels politiques à la quantité de temps disponible, non à partir d’une réorganisation des domaines les uns par rapport aux autres, mais en libérant ceux-ci de toute hiérarchie par leur généralisation. Ce n’est que lorsque tous les individus seront actifs dans tous les domaines qu’une société vraiment libérée sera possible.
XII.
Dirigées contre la domination, nos luttes sont de nature radicalement démocratique — ce qui exige de la politique par le bas. Notre résistance est située diversement d’un point de vue culturel et temporel. Mais nous sommes en union avec Marx « pour renverser toutes les conditions sociales où l’homme ou la femme est un être abaissé, asservi, abandonné, méprisable ». Organiser un congrès marxiste-féministe, et réfléchir à nos modes de coopération et de conflit dans ce cadre, sont autant de moyens visant à inscrire notre résistance dans le développement d’un mouvement marxiste-féministe pérenne.
XIII.
Les féministes marxistes ne se cantonnent plus à la position que le mouvement ouvrier leur attribuait, en vertu de la division du travail, à savoir des femmes incarnant la paix et responsables de la préservation de celle-ci tandis que les hommes continuent de faire la guerre. Refusant d’être réduites à cette politique, nous voulons prendre la responsabilité de l’ensemble. Dans la situation mondiale actuelle, caractérisée par les crises et les guerres, nous considérons que le pouvoir féministe est indispensable. Porteuses de responsabilités, nous disposons aussi de puissantes possibilités.
NOTES
- Ce rapport a été publié dans Argument 323, Krise des Politischen I, Numéro 3, 2017
- Cf. le livre Wege des Marxismus-Feminismus (Argument 314), qui documente la plupart des discours.