Les dominants qui ne trouvent rien à redire au monde tel qu’il est, ont partie liée avec « le bon sens » qui dit que ce qui est doit être et ne saurait être autrement. Le bon sens des dominants accrédite, par exemple, la confusion banale entre nature et culture, entre ordre social et ordre naturel. Ainsi l’idéologie du don prétend-elle rendre compte des inégalités scolaires par des inégalités « naturelles » (de « talent » ou de patrimoine génétique). C’est le même genre de croyance qui soutient les mobilisations à la faveur de la famille traditionnelle supposée, elle aussi, « naturelle ». Et c’est encore le même bon sens qui s’efforce de faire passer les axiomes du capitalisme néolibéral – la recherche du profit maximum, les bienfaits de la concurrence libre et non faussée, l’incapacité économique de l’État, etc. – pour un horizon « rationnel » indépassable. Exercer le pouvoir symbolique, c’est amener les dominés à croire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles et convaincre ceux qui en douteraient qu’il n’y a pas d’alternative. Déclinée sous diverses formes, la doxa néolibérale est aujourd’hui hégémonique dans l’arène politique et dans l’univers médiatique. Dans le champ intellectuel, comme dans les programmes scolaires, elle gagne du terrain et c’est une des raisons pour lesquelles l’ordre règne…
A contrario, c’est aussi une raison pour appeler les sciences sociales critiques à tenter de se faire entendre. Tolérables dans la mesure où elles étudient des objets sans grande importance encensées quand elles ménagent et aménagent l’ordre établi, les sciences sociales, dès lors qu’elles dévoilent des choses cachées ou refoulées à propos de l’ordre social (« il n’y a de science que de ce qui est caché ») se voient récuser leur prétention, à être des sciences comme les autres. C’est ainsi que tout énoncé qui contredit les idées reçues est exposé au soupçon de parti pris idéologique. C’est aussi pourquoi les sciences sociales sont de plus en plus exposées à l’hétéronomie par les pressions externes (matérielles et institutionnelles) et par la concurrence interne entre chercheurs (les plus hétéronomes ayant, par définition, plus de chances de s’imposer contre les plus autonomes en s’ajustant à « la demande étatique » et en se soumettant à la logique de l’applaudimètre ou de l’Audimat).
Mais si l’autonomie est une condition nécessaire de la scientificité des sciences sociales, le confinement entre pairs neutralise leur portée virtuelle. Le dévoilement des mécanismes et des stratégies de domination peut, en effet, contribuer à les contrecarrer, en libérant les forces potentielles de résistance et de refus neutralisées par la méconnaissance. C’est ainsi que contre « la vertu scientifique mal comprise qui interdit à l’homo academicus de se mêler aux débats plébéiens du monde journalistique et politique » et sans céder pour autant aux illusions de la logothérapie, Bourdieu en était venu à appeler à « une politique d’intervention dans le monde social qui obéisse, autant que possible, aux règles en vigueur dans le champ scientifique ». Ce genre d’engagement implique un double devoir de « réflexivité » et de « scientificité ». La réflexivité passe par la critique de l’autorité intellectuelle comme arme politique, par le contrôle du biais scolastique et par la vigilance à l’égard de la propension au « radicalisme de campus ». Quant au devoir de scientificité, en un temps où la loi fixe comme objectif à la science de se mettre au service de la compétitivité de l’économie (i.e. de l’accroissement des dividendes), il impose d’abord la défense de l’autonomie et du professionnalisme, mais il implique aussi le renoncement à l’essayisme et au prophétisme de l’intellectuel à l’ancienne, présent sur tous les fronts et supposé omniscient. D’où la nécessité, pour pallier la division du travail scientifique et conjurer les facilités de l’essayisme, de la construction d’un intellectuel collectif dont les fonctions sont à la fois négatives (critiques) et positives (constructives). Côté critique, il s’agit de travailler à disséminer des instruments de défense contre les mécanismes du pouvoir et de la domination qui s’arment le plus souvent de l’autorité de la science (celle à prétention scientifique des « experts »). Côté constructif, il s’agit de créer, contre le volontarisme irresponsable et le fatalisme scientiste, les conditions sociales d’une production collective d’utopies réalistes s’appuyant sur la connaissance du probable pour faire advenir le possible.
Mais il s’agit aussi et peut-être surtout de surmonter les multiples obstacles à la diffusion des sciences sociales critiques : les difficultés et les lenteurs de leur élaboration qui font qu’elles arrivent presque toujours après la bataille, leur complexité inévitable qui dissuade les plus démunis de s’y risquer, les résistances qu’opposent les idées reçues et les convictions premières, mais aussi les obstacles matériels de toutes sortes (à commencer par ceux auxquels sont aujourd’hui confrontées les maisons d’édition et les librairies indépendantes) ou les obstacles institutionnels (comme certaines réformes des programmes de lycée), etc. En appelant à des États généraux des sciences sociales critiques, il s’agit à la fois de confronter des expériences et des travaux issus de disciplines distinctes, de traditions théoriques et méthodologiques diverses, d’identifier des lacunes et des priorités, de partager ce qui peut l’être pour tenter de sortir ensemble de la quasi-clandestinité où les sciences sociales critiques sont aujourd’hui confinées et d’interpeller ainsi ce que « le bon sens » (« la chose du monde la mieux partagée ») tient pour des évidences.
Nous ne pourrons le faire qu’ensemble, enseignants, chercheurs, syndicalistes, éditeurs, libraires, journalistes, et toux ceux qui se sentent concernés. Nous voulons le faire ensemble. Nous allons le faire ensemble.
TEXTE D’APPEL SIGNE PAR 380 CHERCHEURS