Les 5 universités canadiennes à plus fort « volume » de recherche (« The big five ») appellent à la création de deux classes d’universités qui leur assureraient la part du lion du financement de la recherche. L’éditorial de Marie-Andrée Chouinard critique à juste titre ce modèle d’universités à deux vitesses, où l’innovation technico-économique serait privilégiée au détriment de la démocratisation du savoir, et la recherche à l’enseignement. Il omet cependant de s’opposer à la logique compétitive de l’économie du savoir comme telle, alors que c’est elle qui est à la source du projet inégalitaire des grandes universités canadiennes.
Les universités d’élite, véritables oligopoles de la recherche, se comportent vis-à-vis de leurs consoeurs plus petites de la même façon qu’une entreprise transnationale se comporterait avec une concurrente à écraser. Cela montre déjà combien ces institutions se sont détachées de leur communauté politique pour se lancer dans l’arène d’une course sans frontière à la compétitivité.
L’économie du savoir apparaît ainsi sous son vrai visage: un savoir qui n’est plus au service de la formation des esprits, de la critique et de la transmission de culture aux membres d’une collectivité, mais plutôt un instrument productif au service de l’économie informationnelle. Si les élèves canadiens ne performent plus assez, il suffira d’importer des cerveaux d’ailleurs, l’important étant que la machine continue de tourner, sans trop d’égard à la direction qu’elle prend, puisque l’important est de produire beaucoup de “volume” de recherche pour déclasser les autres.
C’est ainsi que l’idée selon laquelle les universités sont d’abord au service du développement de l’économie s’est subrepticement substituée à celle qui voulait qu’elle soit d’abord au service d’un peuple et de la connaissance. Si Mme Chouinard critique le développement universitaire inégal proposé par les “Big Five”, elle n’en reprend pas moins à son compte le discours de l’économie du savoir et de la compétitivité.
L’éditorial affirme qu’au plan du développement du savoir, le Canada fait “un inquiétant sur-place, qui pourrait le refouler en queue de peloton”, en appelant à un refinancement des universités. Dans cette perspective, les sociétés sont engagées dans une course au développement économique, laquelle passe par l’innovation technoscientifique. Leur performance est mesurable d’après le volume de recherche que produisent les universités, et cela exige qu’on engage de grandes sommes de capitaux dans la recherche-développement pour rattraper le retard du Canada vis-à-vis d’adversaires dans le grand jeu du capitalisme académique.
Le texte de Mme Chouinard ne conteste donc pas la logique de la compétitivité elle-même, mais sa manifestation la plus grossière, à savoir l’appétit des “grandes universités”. On critique la pointe de l’iceberg, mais pas la masse immergée de la compétitivité interuniversitaire, avec laquelle il faudrait rompre. Le projet du Groupe des 5 en est pourtant la conséquence logique directe. Plutôt que d’investir des sommes d’argent fantastiques en recherche pour damer le pion aux autres pays pour l’invention de technologies souvent liée à des applications militaires ou destructrices du vivant, le Canada devraient remettre ses universités au service de la formation intellectuelle de sa population, un besoin pour le moins criant considérant les crises économiques et écologiques auxquelles les citoyens et citoyennes devront faire face avec intelligence et humanité, deux choses que toute la technoscience du monde ne remplacera jamais.
En 1971, le sociologue Fernand Dumont avait fait cette mise en garde contre l’américanisation et la commercialisation des universités du Québec: «Quand le chômage gagne des industries vieillies, faut-il continuer de courir après les secteurs de pointe de l’économie américaine? Quand il n’y a encore aucun centre de recherche un peu important dans le Québec (…) faut-il envier la NASA? Devant le petit nombre de professeurs dans la plupart de nos départements, faut-il lorgner rageusement du côté d’Harvard?».
En voulant singer les universités américaines, celles du Québec risquaient d’en devenir une parodie ridicule: «Ou bien nous ferons de nos universités de piètres répétitions ou de ridicules modèles réduits des institutions les plus prestigieuses (ou les plus riches) d’alentour; ou bien nous déciderons que c’est en revenant aux intentions fondamentales de l’apprentissage et pour un pays comme celui-ci que les objectifs doivent être formulés».
La mise en garde de Fernand Dumont est toujours d’une –navrante- actualité. Il faut non seulement refuser la logique inégalitaire des oligopoles universitaires, mais aussi la logique profonde qui l’anime. Cela permettrait peut-être de remettre les universités au service du peuple, de la connaissance et de la culture, plutôt que d’en faire des maillons de valorisation économique, elle-même au bénéfice d’un petit nombre. Cela ne veut pas nécessairement dire qu’il faille investir plus dans les universités: cela veut dire investir mieux, et sortir d’une logique productiviste de gaspillage. Au modèle du “Think Big”, modèle de cancre s’il en est, pourrait ainsi s’opposer un modèle du “penser local”, où l’apprentissage serait moins tourné vers le dépassement technologique accéléré des limites du monde qu’à la préservation de sa fragilité, celle de la nature comme celles des cultures.